Lana Del Rey | Depeche Mode 24_03_2023
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Chroniques : Depeche Mode et Lana Del Rey

Sorties majeures de ce 24 mars, les albums de Lana Del Rey et Depeche Mode n’étaient pas disponibles dans des délais et des conditions d’écoute compatibles avec les impératifs de bouclage de l'hebdo #49. Voici nos retours d'écoute sur les deux disques.

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Lana Del Rey - Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd

LANA DEL REY
Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd
(INTERSCOPE RECORDS / POLYDOR) – 24/03/2023

Un titre à rallonge pour un album, son neuvième, qui l’est tout autant. Seize titres, dont deux interludes fleuves, dont la première écoute s’est déroulée dans l’enceinte de son label. «Il y en a pour une heure et demie», nous prévient son attachée de presse. Si l’album est aussi bon que le single A&W, qui présentait l’artiste sous un jour inédit, électro et expérimental, il est possible qu’on demande à le réécouter. Problème, les titres qui précèdent la piste en question, trois au total, dessinent avec moins de surprise une tout autre intention : un déluge de chœurs gospel, une logorrhée intarissable superposée aux arrangements classiques d’un grand orchestre, et elle, diva à la voix spectrale, qui donne l’impression de faire cavalier seul. Vient ensuite le magistral A&W, son break électro, son atmosphère de film noir, sans nul doute son meilleur profil, et son texte classé X (A&W est l’acronyme pour “american and whore”, traduisible par «pute américaine»). Lana Del Rey fait référence au regard que les hommes portent sur elle. Elle n’est qu’un objet de désir qui n’a pas droit à l’amour. Sauf que ce qui pouvait s’exprimer à regret par le passé, ne l’est plus. Elle est désormais à l’aise avec son désir le plus sexuel. La suite, moins chorale, est plus contemplative mais peine à rejouer l’effet de surprise. Il faut attendre pour cela la piste 14, Fishtail, et son parti pris hyperproduit. Une boîte à rythmes, de l’Auto-Tune, servent à briser la routine. Le morceau suivant, Peppers, en duo avec la rappeuse badass Tommy Genesis, a aussi le mérite de l’emmener en territoire inconnu. Mais ça s’arrête là. Dommage que l’un des disques les plus attendus de l’année se referme sur un mashup incluant le (déjà) superbe Venice Bitch (paru sur Norman Fucking Rockwell! en 2019).

Alexandra Dumont •••°°°

SORTIE CD, DOUBLE VINYLE ET NUMÉRIQUE

Depeche Mode - Memento Mori

DEPECHE MODE
Memento Mori
(COLUMBIA RECORDS / SONY MUSIC) – 24/03/2023

Et si Memento Mori était tout simplement le meilleur album de Depeche Mode depuis Ultra (1997) ? Et si Memento Mori était tout simplement un très grand album ? Quand on découvre en 1981 les gamins de Basildon avec leur premier album Speak & Spell, Dave Gahan et Martin Gore ne sont alors âgés que de 19 ans. Quarante-deux ans plus tard, la soixante atteinte, ils assument leurs rides et leurs visages marqués dans l’étonnant clip sépulcral de Ghosts Again signé Anton Corbijn, le réalisateur et photographe néerlandais qui les suit depuis 1986 et qui, à ce titre, est partie intégrante de l’histoire du groupe. En s’inspirant explicitement de l’ouverture du Septième Sceau d’Ingmar Bergman, cette scène où, sur une plage déserte, la Mort joue aux échecs avec le chevalier qui, lui, veut continuer à vivre, Depeche Mode plante le décor. Le film de 1957 se déroulait dans la Suède du XIVe siècle touchée par la peste noire. L’écriture de Memento Mori va commencer dans l’Europe de 2020 frappée par la pandémie de Covid. Ici, à commencer par le titre de l’album, la mort rôde partout.

Car c’est au cours du processus de création de l’album que le trio est devenu duo. Après la démission dès fin 1981 de Vince Clarke parti former Yazoo, après la rupture avec Alan Wilder en 1995, c’est la Mort qui a causé le départ d’Andrew Fletcher en mai 2022. Mais, et la précision n’est pas inutile, toutes les chansons de l’album avaient été écrites avant la disparition de “Fletch” même si, évidemment, le sens des paroles jusqu’au titre de l’album – «souviens-toi que tu vas mourir» – ont depuis pris une nouvelle dimension. Dans Ghosts Again, Dave et Martin évoquent ainsi un endroit où se cacher pour pleurer – “a place to hide the tears that you cried”.

Mais le duo n’est pas resté seul et s’est même entouré de précieux atouts. En crise d’inspiration début 2020, Martin Gore a fait appel à un drôle de revenant : Richard Butler, chanteur des Psychedelic Furs qui coécrit quatre titres de l’album. Quant à James Ford (Simian Mobile Disco, The Last Shadow Puppets), il est omniprésent : de la production à la programmation en passant par des arrangements de cordes somptueux. Sur le troublant Don’t Say You Love Me, où Dave Gahan est plus Scott Walker que jamais, James Ford lorgne vers Massive Attack ou Craig Armstrong.

Si Memento Mori est un grand album, c’est aussi qu’il va droit au but sans se perdre dans les circonvolutions parfois brouillonnes et les arrangements par trop complexes des trois précédents albums. Ici, retour à l’épure. Avec des synthés eighties parfois vintage, des mélodies très années 1990, des textures très modernes, riches, rugueuses et granuleuses, Memento Mori apparaît comme une sorte de best of de Depeche Mode à lui tout seul. Il est surtout d’une grande cohérence et s’écoute volontiers d’une traite permettant de commencer par un monstrueux My Cosmos Is Mine et de conclure par un crépusculaire Speak to Me. On prendra tout de même soin de sauter la plage 6 où la sirupeuse ballade Soul with Me – interprétée par un Martin Gore qui prouve une fois de plus que sans la voix de Gahan Depeche Mode n’aurait jamais été ce groupe de légende – apparaît comme la seule vraie faute de goût de l’album.

À l’inverse, quelques titres impressionnent. My Favourite Stranger d’abord qui, de l’aveu même de Gahan, est directement inspiré du Suicide d’Alan Vega. Il revendique dans le Corriere della Serra “a New York ’70s punk vibe”. Même si on peut penser aussi à Primal Scream ou Death in Vegas quand, au début des années 2000, ces groupes se sont essayés au krautrock. Wagging Tongue – qui trouvera désormais sa place dans tous les futurs best of de DM – débute avec un synthé et une mélodie vocale tout droit sortis des années 1980. Sauf que la richesse de la matière sonore date bien ici de 2023 et que la maturité atteinte par ce titre n’aurait pas été possible il y a trente ans. Sur Don’t Say You Love Me, les arpèges de guitare du début laissent place à une symphonie de cordes ponctuée par la voix d’un Gahan plus crooner que jamais. Même des titres qui paraissent au premier abord plus anecdotiques se révèlent au fil des écoutes : un drôle de morceau comme Caroline’s Monkey devient très vite addictif ; la batterie de l’Autrichien Christian Eigner et la richesse impressionnante des arrangements sur Before We Drown finissent par emporter l’adhésion. Sur les premières mesures de People Are Good, on pourra se mettre à fredonner les paroles de People Are People sans que cela jure. Même tonalité, même rythmique, même ambiance que le titre de 1984. Idem pour Never Let Me Go qui ne jurerait pas sur Black Celebration (1986).

Memento Mori se clôt sur ce joyau qu’est Speak to Me. Un requiem beau à pleurer qui illustre l’osmose entre Gahan et Gore qui n’étaient pas pourtant, avant la disparition de Fletcher, les meilleurs amis du monde. Speak to Me aurait pu constituer, au fond, le morceau idéal pour clore une carrière forte de quinze albums et de quarante-deux ans d’activité. Mais pourquoi se priver dans les vingt prochaines années d’un des rares – le seul ? – groupes des années 1980 à n’avoir jamais déçu, à avoir toujours su se renouveler, à n’avoir jamais cédé à un trop-plein de cholestérol ou à une forme aiguë de paresse artistique ? Seul hic : les textures sonores utilisées et la richesse des arrangements des douze titres de Memento Mori ont convaincu le groupe de ne pas en faire le clou de leur tournée internationale qui vient de démarrer aux USA ce mois-ci. Les setlists des premiers concerts de la tournée américaine laissent en effet une part congrue (cinq morceaux seulement) à un album qui se serait pourtant prêté à de belles envolées lyriques.

Dorian Gray était prêt à tous les sacrifices pour rester jeune avant de sombrer dans la déchéance. Gahan et Gore eux assument leurs rides, leurs années, leurs doutes et se révèlent en 2023 plus beaux que jamais.

Luc Broussy •••••°

SORTIE CD [ÉDITION SIMPLE OU DELUXE], DOUBLE VINYLE ET NUMÉRIQUE