Midlake, Micah P Hinson, Sorry…: le cahier critique du 7 novembre 2025

MICAH P HINSON
The Tomorrow Man
(PONDEROSA) – 07/11/2025

Micah P. Hinson, à la parution de son précédent album I Lie to You en 2022, nous confia qu’il en avait assez de ressasser ses défaites passées et vieilles amours. Ce qu’il espérait pour ses nouvelles chansons est qu’elles se tournent vers demain. «Pour ce disque, j’ai essayé de ne pas trop écrire au passé. Je ne suis pas sûr d’y être parvenu, mais c’est ce qui m’a guidé.» S’il n’avait pas totalement concrétisé son espoir, I Lie to You avait néanmoins repoussé sa tentation de tout plaquer et remis Hinson en selle – métaphore appelant paradoxalement ses origines amérindiennes Chickasaw. Et avait initié un nouveau cycle : la rencontre avec un réalisateur artistique italien, Alessandro “Asso” Stefana, signature sur le label milanais Ponderosa et franche éclaircie de cordes dans sa country malade, contribuant à dégager ses ciels plombés.

The Tomorrow Man porte dès son titre ce désir d’une musique au regard porté droit devant. Les fantômes du passé restent enfin au placard – mais que les amoureux de l’art hinsonien se rassurent : d’autres prennent le relais dans ces chansons peuplées d’âmes ferventes et tourmentées. De son prédécesseur, il prolonge le geste et aboutit l’espoir – les cordes y font loi, offrant au disque une cohérence esthétique forte. Une reprise country s’invite à nouveau : sous les doigts et dans la gorge du Texan, The Last Train to Texas reprend vie. Bonne nouvelle : cette reprise est le point faible du disque. Pas qu’elle soit mauvaise, loin de là. Mais les compositions d’Hinson sont simplement meilleures. On retrouve avec bonheur ses chansons tendues, jouées les dents serrées et toutes guitares dehors (Hallow) comme ses ballades à tomber à la renverse, le corps secoué de larmes (Was Just Standing There) et ces morceaux mid-tempo qui donnent irrésistiblement envie de prendre la route (Walls). Ce disque témoigne d’au moins deux miracles. En premier lieu, un talent intact après vingt ans d’activité et bien des vicissitudes. Ensuite, la rencontre avec l’alter ego Asso, qui bouscule Hinson dans ses habitudes – et l’envoie dans les cordes.

L’album s’ouvre et se clôt avec Oh Sleepyhead, qu’Hinson interprétait sur la tournée de I Lie to You et dont les paroles font figure d’ambassadrices de beaux lendemains, où ciel bleu et bleus à l’âme sont étreints en une même inflexion de voix. Une poignée de couplets délivre ce qui fondera le disque : l’émancipation de la foi et des vieux démons, le renouveau. “Wake up, sleepyhead / It’s early morning / All our lives are new / I’m disappointed in Jesus too / We don’t need to be so sad.” La version augurale mêle à l’orchestre un arrangement rock joué pied au plancher ; la finale offre, comme contre-chant, les cordes seules, en équilibre, tenues par des fils invisibles depuis les nuages. La voix fêlée et goudronnée du chanteur s’offre dans toute sa fragilité et sa grandeur tandis que patinent les violons, ondoient les altos, virent les violoncelles et glisse la contrebasse. C’est un bout de chemin qui ouvre sur des paysages somptueux, et qui guérissent de tout.

Pierre Lemarchand •••••°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

MIDLAKE
A Bridge to Far
(BELLA UNION) – 07/11/2025

Dans le format originel du groupe, Midlake ne donnera jamais de suite à The Courage of Others sorti en 2010. L’album a alors un nom (Seven Long Suns) mais il ne verra jamais le jour. Après un an et demi de tentatives, le leader, Tim Smith, de plus en plus exigeant et insatisfait, n’arrive pas à obtenir suffisamment de morceaux acceptables. Il quitte le groupe. Et il lui faudra plus de dix ans pour resurgir, sous l’alias Harp, avec un magnifique album, Albion, sorte de rencontre entre le folk anglais et la new wave (la découverte tardive du Faith de The Cure a été un choc). Mais Midlake a continué son chemin, cahin-caha, avec un nouveau chanteur, Eric Pulido. C’est le troisième album dans cette configuration.

On y est loin de l’ambiance brumeuse et médiévale qui baigne l’album de Harp. Midlake a gardé avec constance le cap d’un soft rock de facture plus classique, mâtiné d’un folk élégant, sans renouer avec la splendeur indépassable de The Trials of Van Occupanther (2006). L’auditeur est accueilli dès le premier titre, Days Gone, par des trilles de flûte traversière qui le replongent dans l’univers familier du groupe, confortable et suranné. Se dégage très vite du disque une forme de sérénité apaisante qui tranche avec le chaos de l’époque. A Bridge to Far est un disque, moelleux sans être émollient, traversé par l’idée d’espoir, non pas envisagé comme une abstraction, mais comme un besoin vital, nous dit le groupe texan. «L’espoir est une nécessité, affirme Eric Pulido. Il permet de voir plus loin, au-dessus de ce qui est. Nous pouvons tous nous y reconnaître, chacun à notre manière. (…) Cet album ne s’appuie pas sur l’écho d’autrui, il porte davantage notre propre voix. La référence et l’inspiration, c’est Midlake», ajoute-t-il.

Cette nouvelle assurance a conduit à enregistrer l’album assez vite et on sent une fraîcheur nouvelle dans ce son à la fois aérien et terrien, plus bucolique que jamais, quoique souvent très travaillé (il faut écouter les textures riches de Make Haste, entre cuivres et guitares dissonantes en arrière-plan). Les voix féminines d’Hannah Cohen, Meg Lui et Madison Cunningham ajoutent de la densité et de la variété aux harmonies vocales déjà très riches de l’album (on n’est pas très loin des Fleet Foxes). Des tempos lents installent une langueur, perturbée par deux titres plus enlevés à l’énergie plus brute (The Calling et ses cuivres) et surtout The Ghouls, single et meilleur titre de l’album, forme de concentré de l’identité du groupe. Avec son folk pastoral d’un autre temps, sa pedal steel et ses flûtes, ses légères embardées de guitares, A Bridge To Far est un disque désuet, que d’aucuns pourraient juger un peu fade et convenu mais dans lequel, le froid venu, on se love, porté par la spiritualité un peu étrange et rassérénante qui l’irrigue. 

Rémi Lefebvre ••••°°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

THE SAXOPHONES
No Time for Poetry
(FULL TIME HOBBY) – 07/11/2025

Certains artistes tutoient les sommets sans jamais pleinement les gravir. Ils restent à l’orée du chef-d’œuvre, signant des disques diablement attachants mais sans jamais tout emporter. Pourtant, on sent en eux ce je ne sais quoi qui annonce les immenses albums. Avec le duo américain The Saxophones, c’est un simple titre, If You’re in the Water qui annonçait dès 2017 ce qu’Alexi Erenkov et Alison Alderdice cachaient de merveilles. On y découvrait ce mélange subtil entre lounge, exotica music et un sens du minimalisme. Quatre albums plus tard, No Time for Poetry poursuit cette exploration sans la moindre intention de rebattre les cartes. Chez The Saxophones, la révolution se fait en subtilité. N’attendez pas d’Erenkov et d’Alderdice de grands bouleversements. Le diable se planque toujours dans le détail et ce n’est pas ce nouveau disque qui viendra contredire ces impressions. On vient chercher dans un album de The Saxophones ce que l’on sait qu’on y trouvera. Des chansons arrache-cœur, plutôt midtempo. Des chansons aux arrangements soyeux, des chansons qui assument totalement un certain sens de l’épure, quitte à montrer leurs faiblesses, quitte à paraître plus humaines dans leurs «défauts».

Il manque quelque chose d’impalpable, de presque imperceptible pour faire de ces collections de chansons ce qui constituerait un chef-d’œuvre, on le sent toujours présent dans l’ombre, comme si le duo avait peur de la grande réussite. Pourtant, des titres comme America’s the Victim ou Cypress Hill contiennent cette force intrinsèque, cette fulgurance des paroles qui illustrent en quelques lignes notre monde et ses effrois, cette mélodie à la fois claire et énigmatique qui n’est pas qu’un faire-valoir ou un simple ingrédient mais bien plus la traduction d’une émotion. Pour No Time for Poetry, Alexi Erenkov et Alison Alderdice reconnaissent l’influence prépondérante du Leonard Cohen de I’m Your Man (1988) ou de The Future (1992). C’est vrai que l’on peut tisser un lien de filiation entre les nouvelles compositions de The Saxophones et l’œuvre du regretté Canadien. Mais c’est plus l’esprit de Leonard Cohen qui habite ces chansons que sa seule influence. On retrouve sur Winter Moon ce même sens de l’impressionnisme, cette même recherche de symbolisme, ce même minimalisme dans l’écriture. Et puis il a chez The Saxophones cette élégance de la légèreté, cette pudeur de l’à peine dit. La délicatesse dans leur musique n’est qu’un trompe-l’œil, une modestie ou un raffinement pour mieux cacher toute la profondeur qui habite ces instants de grâce. Il ne manque presque rien pour faire de ces chansons des joyaux uniques.

Grégory Bodenes •••••°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

SORRY
COSPLAY
(DOMINO) – 07/11/2025

En deux albums, 925 (2020), Anywhere But Here (2022), et autant d’interviews, Sorry s’est imposé comme une valeur sûre de ma playlist. Le duo Asha Lorenz / Louis O’Brien cultive cette «vallée dérangeante» de la pop : ce territoire flou où se mêlent des albums avalés en vrac – on imagine pas mal de grunge, de trip-hop, de rap et de shoegaze, stockés dans un vieil iPod à l’écran fissuré – et l’observation de leurs vies de vingtenaires coincés à Londres. Mais COSPLAY fait passer tout ça à un autre niveau. Le duo fait, désormais, du “brit bop funky stinky baddy jazz” – c’est peut-être ironique, mais je suis trop fatigué pour en être sûr. Today Might Be the Hit annonce la sixième chanson du LP. Si par «hit», on entend «une chanson ou un morceau de musique ayant obtenu un grand succès», alors COSPLAY en contient une grosse poignée (potentiellement ?). Echoes, mais aussi Waxwing – et son refrain entre Hey, Mickey de Toni Basil (pour le texte) et Lucifer d’A.G. Cook (pour la mélodie) – ou Jetplane. Ainsi qu’une publicité à peine déguisée pour votre magazine préféré en la présence de Magic – selon ma théorie, la chanson parle de la Une de notre hebdo n°30. Hâte de pouvoir updater cette chronique en ajoutant une troisième interview de Sorry à ma liste.

Jules Vandale ••••°°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

STEVE GUNN
Daylight Daylight
(NO QUARTER) – 07/11/2025

C’est comme si, en dix années et autant de disques environ, Steve Gunn avait, à force d’incisions opérées de la lame de son folk affilé, enfin percé la pellicule qui le séparait du monde. Certes, nous avons toujours aimé les disques du chanteur et guitariste américain et sommes attachés à cette distance, cette raideur un peu abstraite qu’on avait déjà aimée chez Richard Thompson ou Bert Jansch. Daylight Daylight, son septième album qui paraît sous son seul nom (l’homme est, sinon, coutumier des collaborations), fait effectivement filtrer la lumière. La musique, moins foisonnante que par le passé, mais où chaque note cogne l’esprit comme un reflet, ouvre grand la voie au chant de Gunn. Celui-ci, mixé en avant, saisi au plus près, se dévoile en ses détours intimes, se saisissant de cet espace inédit, évoluant, tout à sa surprise et son émotion, dans des ciels bleu pur. En ce dépouillement, Daylight Daylight prolonge le geste de The Unseen in Between (2019), déjà réalisé par son complice James Elkington (Joan Shelley, Jake Xerxes Fussell). A Walk, le morceau de clôture (et le plus beau de l’album), en son épure liminaire de guitare et de piano, offre à cette œuvre diaphane son mantra : “Push the door open wide” («Ouvrez grand la porte»). 

Pierre Lemarchand ••••°°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

TINY VIPERS
Tormentor
(AUTOPROD.) – 07/11/2025

Ce n’est pas une voix, mais l’écho d’une voix. Ce ne sont pas des chansons, mais les fantômes de chansons. Ce n’est pas une chronique, mais l’aveu d’une impuissance à poser des mots justes sur cette beauté-là – la confidence, aussi, d’un soulagement immense de retrouver Tiny Vipers. Deux albums avaient paru en 2007 et 2009 sur le label Sub Pop, deux merveilles percluses de silences, aux arpèges à tâtons, au chant de fièvre. Une collaboration avec Liz Harris (Grouper) sous le nom de Mirroring en 2012 et la voix de Jesy Fortino, ainsi que sa guitare, s’évanouirent. Un troisième album a paru en 2017 (Laughter), mais à l’électronique purement instrumentale. Sa trace semblait se perdre dans les morceaux mêmes ; on l’écoutait nous dire adieu. Tormentor renoue avec la manière folk expérimentale des débuts et mêle les six chansons de l’album à trois plages ambient, embrassant ainsi les directions prises, vingt années durant, par une musique délivrée avec indépendance, parcimonie et mystère. Chaque note de cet album compte tant qu’on pourrait la saisir et l’enserrer – et dans notre poing battrait le cœur lointain de Jesy Fortino, sourdrait son chant, vibreraient les cordes de sa guitare. On gardera la main fermée ; sinon tout, assurément, disparaîtrait.

Pierre Lemarchand •••••°

SORTIE CD, VINYLE, CASSETTE ET NUMÉRIQUE