Mayssa Jallad, "Markaz Azraq (December 6)" clip screenshot
Mayssa Jallad, “Markaz Azraq (December 6)” clip screenshot

Les premiers seront les premiers : le Top 2023 de Jean-Marie Pottier

Jean-Marie Pottier ouvre la saison des Tops individuels avec une liste de dix "premiers" albums qui l'ont accompagné en 2023.

En 2023, nous nous sommes pour la première fois retrouvés plus proches dans le temps du XXIIe siècle que de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce constat temporel régulièrement réapparu sur les réseaux sociaux a sa version pop, plus modeste : les débuts de carrière de Blur, de PJ Harvey ou de Björk, trois des stars de 2023 (y compris dans ces pages), sont désormais plus proches dans le temps des premiers albums des Beatles ou des Rolling Stones (autres stars de 2023, l’intelligence artificielle aidant) que de la musique parue durant l’année écoulée. Et nous voilà écartelés entre ces pôles, l’année en cours et le poids croissant de celles accumulées, ballottés comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé. Tour à tour ravis de réaliser que des artistes aimés n’ont peut-être, sûrement, pas tout dit au bout de plusieurs décennies, et exaspérés de la place qu’ils occupent, aménagée à coups d’admiration sincère et de respect corseté, dans le paysage.

D’où ce Top en forme d’autocontrainte, qui ne liste que des «premiers» albums parus en 2023. On emploie des guillemets car, petite tricherie, un changement de nom a parfois fait la blague : merci à Stéphane Milochevitch et Kristin Hayter d’avoir abandonné les alias Thousand et Lingua Ignota pour leur vrai nom. Ou car, comme souvent, tout est affaire de combinatoire qui transforme des musiciens chevronnés en grands débutants : tel est par exemple le cas de Matthew Simms (It Hugs Back, Wire) et Verity Susman (Electrelane), qui ont uni leurs forces au sein de MEMORIALS, auteurs de la surprenante bande-son d’un documentaire consacré au mouvement antinucléaire britannique, ou de ØXN, quatuor irlandais en ballade traditionnelle sur les sentiers dévastés des derniers Scott Walker. Qu’il s’agisse de fausses ou vraies premières fois, reste la joie, au gré de ces dix noms – et de biens d’autres ! –, de découvertes venues du monde entier, de l’Australie (les réjouissants slackers de Spice World) au Liban (la folk atmosphérique de Mayssa Jallad, le free rock de SANAM) en passant par les nouvelles têtes des toujours fécondes scènes américaines (les complaintes poétiques de Kara Jackson, le lyrisme folk de Pearla, la lo-fi dépressionnaire de Parent Teacher). Reste l’essentiel : le plaisir de s’arrêter sur des noms nouveaux ou inconnus parmi des dizaines de possibles, et de se dire qu’un jour on commémorera peut-être en l’année 2023 celle de leurs débuts.

Dans l’ordre alphabétique :

REVEREND KRISTIN MICHAEL HAYTER – SAVED! [Perpetual Flame Ministries]
KARA JACKSON – Why Does the Earth Give Us People to Love? [September Recordings]
MAYSSA JALLAD – Marjaa: The Battle of the Hotels [Ruptured]
MEMORIALS – Music for Film: Women Against the Bomb [The State51 Conspiracy]
STÉPHANE MILOCHEVITCH – La Bonne Aventure [Talitres]
ØXN – CYRM [Claddagh Records]
PARENT TEACHER – Impending Doom [Wilbur & Moore Records]
PEARLA – Oh Glistening Onion, the Nighttime Is Coming [Spacebomb Records]
SANAM – Aykathani Malakon [Mais Um Discos]
SPICE WORLD – There’s No “I” in Spice World [Tenth Court / Meritorio Records]

Une réédition : VARIOUS ARTISTS – Canto A Lo Divino [Mississippi Records]

Cinquantenaire du coup d’État de 1973 oblige, on a entendu reparler cet automne des grandes heures de la nueva canción chilena et de son poète martyr Victor Jara. Ce sont d’autres voix du Chili, moins connues, que nous fait découvrir cette étonnante anthologie assemblée par le décidément précieux label Mississippi Records avec deux documentaristes locaux : celles du canto a lo divino, d’hypnotisants péans entonnés à la guitare lors de cérémonies nocturnes. 

Un livre : Biography of a Phantom: A Robert Johnson Blues Odyssey, de Robert “Mack” McCormick [Smithsonian Books]

Attendue depuis près d’un demi-siècle, cette biographie est sortie huit ans après la mort de son auteur, le folkloriste texan “Mack” McCormick, tombé dans une crise maniaco-dépressive de plusieurs décennies au cours de son travail sur le célèbre bluesman. Derrière une enquête en forme de jeu de pistes sur une existence énigmatique se cache une passionnante interrogation sur la façon dont on immortalise une vie, et une musique.

Un film : Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki

Pour nous avoir offert un des plus réussis moments musicalo-cinéphiles de l’année : dans un bar d’Helsinki où on boit sec et tard, le duo de sœurs Maustetytöt interprète en live son délicieusement plombant Syntynyt suruun ja puettu pettymyksin. Soit, apparemment, «né dans le chagrin et habillé de déception» : tout un programme.