Photo Tim Saccenti
Photo Tim Saccenti

Bandes-sons à retardement : Le Top 2020 de Jérémy Pellet

Jusqu'à la fin du mois, nos rédacteurs résument leur année pop dans un Top 10 de leurs albums préférés. Aujourd'hui, celui de Jérémy Pellet. Le Top de la rédaction est à retrouver dans notre hors-série de fin d'année.

  1. RUN THE JEWELS – RTJ4 [Jewel Runners LLC / BMG]
  2. BOB DYLAN – Rough and Rowdy Ways [Columbia]
  3. KACEY JOHANSING – No Better Time [Night Bloom Records]
  4. ONEOHTRIX POINT NEVER – Magic Oneohtrix Point Never [Warp]
  5. JARV IS… – Beyond the Pale [Beggars]
  6. BILL CALLAHAN – Gold Record [Drag City]
  7. BRUCE SPRINGSTEEN – Letter to You [Columbia]
  8. AMINÉ – Limbo [Republic Records]
  9. R.A.P. FERREIRA – Purple Moonlight Pages [Ruby Yacht]
  10. ANGEL OLSEN – Whole New Mess [Jagjaguwar]

Parler de musique périssable serait défaitiste et un peu exagéré ; les disques réunis dans ce top manifestent tous les atouts qui présagent d’ordinaire d’un compagnonnage longue durée. Il n’empêche qu’au moment de recueillir mes enthousiasmes des douze derniers mois, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils partent avec un handicap. Celui d’avoir manqué de décors, de vie et de mouvement sur lesquels l’attachement aux grandes œuvres est aussi indexé.

Sans cette dimension extra-sillons, ces albums risquent, tout coups de cœur qu’ils sont, de ne renvoyer à rien d’autre qu’une année rabougrie. Je leur souhaite de faire mentir ce pronostic. De ne plus avoir à se contenter de brefs laps de respiration, et d’éclater telles des bandes-sons à retardement dès qu’ils en auront l’occasion.

2020 a déjà suffisamment pris aux artistes pour que leurs plus belles réalisations restent otages de souvenirs fades ou flippants. Cette zone d’ombre a beau être, parfois, la condition d’une magnitude exceptionnelle – Run the Jewels et son jerrican de hip-hop insurgé, distribué torches en main une semaine après la mort de George Floyd –, artistes comme auditeurs rêvaient forcément d’un meilleur rencard. Le retour en verve de Jarvis Cocker, la copie exemplaire rendue par l’intello R.A.P. Ferreira et celle télégraphiée à la rentrée par un Bill Callahan “guilleret” pourront, espérons-le, accorder leur poésie avec des temps plus sereins.

Et que dire de ceux qui ont soufflé le chaud alors que les saisons ont si peu existé ? Kacey Johansing, avec ses chansons qui embrassent toute la lumière huileuse des crépuscules de Los Angeles. Aminé, qui place Portland sur la carte d’une Amérique rap à fort indice UV. Ou même Angel Olsen qui présente sur Whole New Mess les chansons d’All Mirrors (2019) dans leur déshabillé, sans production maximaliste ni distances inutiles.

Signe que l’époque chamboule jusqu’aux derniers concernés, Bob Dylan est sorti de sa caverne pour adresser – à un monde qui n’est plus tout à fait le sien – deux monolithes insondables. Une fresque de dix-sept minutes sur un demi-siècle d’histoire américaine et souterraine d’abord, puis Rough and Rowdy Ways, vaisseau fantôme qu’il habite de la cale au beaupré. Springsteen, qui a ressorti trois inédits composés au début des années 70 (sous haute influence dylanienne en passant), a fait de sa revoyure avec le E Street Band un banquet rock galvanisant. Ces disques d’aïeuls célèbrent la musique comme médium folk ; comprendre “à destination du peuple”. Fonction sociale que réactive lui aussi Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never) en calquant sa fantasmagorie électro sur le modèle pop ultime des ondes radio. Tout ça tandis qu’au dehors, l’art a perdu son permis de rassembler.