Pur produit de la pop culture geek des années 2000, Full Body 2 mélange shoegaze et digi-core pour un shot de nostalgie en intraveineuse. On a rencontré le trio philadelphien avant leur concert au Badaboum, dans le cadre du Pitchfork Avant-Garde, pour parler de l’influence des jeux vidéo sur leur musique, du renouveau du shoegaze sur la East Coast, des merveilles d’Internet… et du décès de leurs Tamagotchis.
C’est votre première tournée en dehors des États-Unis ?
Cassidy Rose Hammond (basse / chant) : Pas en dehors des États-Unis, mais c’est notre première fois en France.
Ah, trop bien ! Où aviez-vous tourné avant ?
Jack Chaffer (batterie) : En Suède et à Londres. L’année dernière.
Et qu’est-ce que ça vous fait de jouer pour le Pitchfork Avant-Garde ?
Jack : C’est génial. Je lis Pitchfork depuis toujours, donc c’est vraiment chouette d’en faire partie.
C’est un peu comme avoir le tampon de validation Pitchfork, non ? Et après, quand vous aurez un 6.9 et des critiques mitigées, tout le monde dira « mais ils méritaient au moins un 9 ! »
Jack : Quoi qu’il arrive, on se souviendra toujours de ce jour. Peu importe la note de la critique (rires)
Et que signifie pour vous le terme avant-garde ? Vous vous considéreriez comme avant-gardistes ?
Dylan Vaisey (guitare / chant) : Oui, je pense. Historiquement, ça a toujours désigné quelque chose d’un peu en dehors des codes, de l’art marginal, disons. Et par rapport à beaucoup d’autres musiques, ce qu’on fait s’inscrit un peu dans ce cadre-là. Mais bon, après, il y a d’autres mots pour ça… enfin bref, vous voyez ce que je veux dire.
Oui, je vois. En fait, plus un groupe mélange les influences, plus il devient difficile de lui coller une étiquette. Je pourrais dire que vous faites du shoegaze, mais en même temps, ça ne rend pas justice à votre son, parce que vous ne copiez pas Slowdive ou ce genre de choses. Pour moi, vous êtes avant-gardistes, justement. Et d’ailleurs, j’allais vous demander : on sent une vraie influence de la musique de jeux vidéo chez vous.
Dylan : Oui, totalement.
Alors, qu’est-ce qui est venu en premier ? La musique ou les jeux vidéo ?
Dylan : Les jeux vidéo, très tôt. J’y joue depuis que j’ai quatre ans. Et je pense qu’il y a une vraie fusion entre ces univers. Comme on parlait du shoegaze japonais en off… Je crois que les premières musiques dont je me souviens vraiment, c’est celles des jeux japonais localisés aux États-Unis. Ces sonorités et harmonies m’ont marqué enfant, et elles ont clairement influencé notre musique aujourd’hui.
Cassidy : Oui, même nos sensibilités de compositeurs viennent beaucoup de là. Il y a une nostalgie très forte dans les musiques de jeux comme Zelda. Pour ma part, j’ai toujours été une grande joueuse PC, donc des jeux de stratégie, de construction, avec parfois des éléments électroniques, drum & bass… Et côté composition, Nobuo Uematsu, par exemple, c’est une de nos plus grandes inspirations.
Jack : Ouais, ou Final Fantasy.
Cassidy : Oui, Final Fantasy, exactement.
Et aussi pas mal de Sonic, non ?
Jack : Oui, clairement.
Dylan : Ah oui, énorme influence.
Oui, d’ailleurs, certains de vos interludes me font penser à ces musiques de menu dans les jeux vidéo – celles qui jouent quand on attend de cliquer sur “Start”. Et puis, quand on appuie, bam, la vraie chanson démarre.
Dylan : Oui, exactement.
Quand j’ai chroniqué votre compilation sortie cette année chez Year0001, j’ai eu un vrai flashback : le jour où mon père m’a offert une PlayStation. C’était à l’époque où la PS2 venait de sortir, donc j’étais persuadé que c’était celle-là… mais non, c’était une PS1 ! Je jouais à ces jeux en 3D tout polygonaux, j’avais peut-être sept ans. Et en vous écoutant, je me suis revu à ce moment-là. C’est fou quand une musique réussit à réveiller un souvenir aussi précis.
Cassidy : Oui, je suis tout à fait d’accord.
Jack : C’est super cool à entendre.
Cassidy : Vraiment, ça me fait hyper plaisir. Beaucoup de gens nous disent ça, d’ailleurs. Quand on discute avec le public à la table de merch, souvent ça part pas seulement sur la musique, mais sur des souvenirs communs : « T’as déjà joué à ça ? », ou « Mon dieu, ça m’a rappelé ce jeu ! » Une fois, on a fait une sorte de remix d’un morceau issu d’un menu d’un vieux jeu vidéo – c’était Karma, de la série .hack. On avait modifié la tonalité, ajouté un peu de delay… Et des gens venaient nous voir genre « attendez, c’est pas tiré de .hack ? J’adorais ces jeux, c’était tellement niche ! » Donc ouais, c’est souvent un point de connexion entre nous et le public. On a chacun nos références, nos jeux de cœur, mais on partage tous ce lien-là.
Moi, le jeu auquel j’ai le plus joué, c’est World of Warcraft. J’en garde d’excellents souvenirs, mais côté musique, on est quand même loin de Full Body 2. Je me dis qu’on devrait créer un MMORPG futuriste où vous feriez la bande-son. Ce serait incroyable.
Dylan : C’est un peu ce qu’est .hack, en fait. Une sorte de MMORPG sombre, version Y2K. Les jeux donnent l’impression qu’on joue en ligne, mais tous les personnages sont en fait des PNJ. C’est le principe : t’es dans le jeu, tu peux plus te déconnecter, et tu dois trouver comment t’en échapper. C’est un peu l’ancêtre de Sword Art Online. C’est très psychologique, presque angoissant : « Où est mon corps ? Suis-je encore dans le monde réel ? » Et oui, là, l’ambiance est beaucoup plus Full Body 2 que World of Warcraft.
Cassidy : Et il y a aussi tout le côté transhumaniste : qui tu es vraiment quand tu es en ligne ? Où va ton esprit si tu restes coincé dans une boucle numérique ? Que devient ton âme quand tes données se corrompent ? Et .hack, c’était un vrai univers multimédia : il y avait des jeux, un film, des visual novels, un site web…
Dylan : Oui, je ne connais même pas toute l’ampleur du truc. Mais c’était fascinant.
Et si vous deviez choisir entre un monde sans musique ou un monde sans jeux vidéo, lequel serait le plus cauchemardesque ?
Dylan : Oh mon dieu… difficile. Ce qui est génial avec les jeux vidéo, c’est qu’ils rassemblent toutes les formes d’art : le graphisme, la musique, le code, le jeu d’acteur parfois… Donc sans musique, les jeux n’existeraient pas vraiment comme on les connaît. Si les jeux avaient encore de la musique, je choisirais les jeux. Mais s’ils étaient sans musique, je choisirais la musique.
Jack : Ouais, pareil.
Dylan : C’est un peu comme demander trois vœux de plus, tu vois. Mais ouais, au final, je choisirais sans doute la musique.
Je n’avais jamais envisagé les jeux vidéo comme ça. Pour moi, la forme d’art la plus complète, c’était le cinéma – parce qu’il y a du théâtre, de la photo, de la musique… Mais en fait, les jeux vidéo vont effectivement encore plus loin : il y a la programmation, la narration interactive… C’est de l’art total.
Dylan : Oui, ça dépend, mais je vois ce que tu veux dire. Et puis il y a ce niveau d’interactivité : dans un film, tu regardes et tu ressens ; dans un jeu, tu agis, tu participes, tu contrôles. C’est une immersion différente, mais tout aussi puissante.
On connaît tous ce moment où tu lances une partie à 17h, et tout à coup il est 5h du matin et tu te dis : « Mais qu’est-ce qui vient de se passer ?! » Il y a quelques semaines, j’étais vraiment blasé, j’ai repensé à Warhammer Online auquel je jouais gamin. Et là je découvre qu’il existe encore, sur un serveur privé. J’ai relancé le truc, j’y ai passé huit heures d’affilée. C’est fou, ce pouvoir d’absorption.
Jack : Mais c’était quel jeu, du coup ?
Warhammer Online ! Aujourd’hui, il s’appelle Return of Reckoning, je crois. À l’époque, il avait été arrêté, mais des fans ont réussi à le relancer en accord avec les éditeurs. C’est trop cool, en vrai. Et le jeu est resté tel quel, comme en 2008 – avec ces graphismes un peu datés mais tellement nostalgiques.
Jack : Trop bien, j’adore.
Et en parlant de nostalgie, j’ai remarqué qu’il y a un Tamagotchi accroché à ton micro sur ta platine ! C’est quoi l’histoire derrière ça ?
Cassidy : Alors, en fait, on partait en tournée avec They Are Gutting a Body of Water – j’adore ton tee-shirt, les vrais reconnaissent les vrais – et on a un chat à la maison qu’on adore. On se disait qu’il nous fallait un petit truc à bichonner pendant qu’on est sur la route. C’était notre première longue tournée, trois semaines à travers tout le pays. Du coup, on a acheté un Tamagotchi. Au début, on galérait : les deux premiers sont morts parce qu’on les nourrissait mal… on les gavait, en fait. On a fini par chercher des tutos, parce qu’on voulait pas que le troisième meure à son tour.
J’adore. J’en avais un quand j’étais petit ! J’ai 28 ans, toi t’as quel âge ?
Cassidy : 30.
Ah ouais, donc on est de la même génération ! À l’école, tout le monde avait un Tamagotchi. On les cachait pendant les cours et à la récré on faisait se rencontrer nos bébés virtuels, genre « regarde, il a fait un œuf ! » C’était un peu notre première éducation sexuelle, finalement…
Cassidy : Exactement ! Et du coup, le troisième Tamagotchi a tenu deux semaines, ce qui était un record pour nous. Il a survécu à la moitié de la tournée… et il est mort à Pittsburgh.
Dylan : Pittsburgh, ouais.
Oh non ! Vous avez un mémorial là-bas ?
Cassidy : (Rires) On l’avait appelé d’après le chanteur de Coaltar of the Deepers, un groupe japonais de shoegaze qu’on adore.
Ah oui, je vois, avec les visuels un peu manga, non ?
Cassidy : Oui, c’est ça. Ils font un mélange entre metal, shoegaze et électronique. Et ils avaient un projet parallèle qui s’appelait Pittsburgh Record, super influent pour nous. Du coup, on a appelé notre Tamagotchi « Pittsburgh’s Angel », parce que le chanteur est décédé.
Vous devriez faire une chanson là-dessus, ce serait parfait.
Cassidy : Peut-être un jour ! Mais ouais, c’était tragique : je l’avais laissé dans la voiture pendant qu’on déchargeait le matos pour un concert, et quand je suis revenu, il était mort. J’étais dévasté.
C’est comme une relation amoureuse quand t’as 15 ans – genre, tu réponds pas pendant 5 minutes et bam, je meurs.
Cassidy : Exactement. (Rires) C’est tout un univers, avec ses drames et son lore.
Dylan : Oui, c’est la mythologie Tamagotchi.
Cassidy : La batterie est morte depuis, mais je dois la remplacer.
Donc toutes les données sont perdues ? C’est comme quand ta cartouche Pokémon n’a plus de pile et que ça efface tout.
Cassidy : Ouais, un peu. Quand il meurt, t’as juste un petit ange à l’écran, et si tu appuies sur un bouton, ça te montre combien de jours il a vécu. Le nôtre avait tenu 19 jours. Je l’ai gardé sur mon porte-clés un bon moment. J’espère que les données sont encore là si je change la pile.
Est-ce que tu dirais que tu es nostalgique de cette époque, des années 2000 ? Je voyais récemment un TikTok avec un appareil photo numérique, un iPod, plein d’objets du quotidien qu’on utilisait à l’époque. Aujourd’hui, tout est concentré dans un seul appareil. Tu penses que ta musique essaie un peu de retrouver cette époque ?
Dylan : Oui, totalement. Il y avait une sorte d’émerveillement et de diversité qu’on a perdus. Rien n’était centralisé. Maintenant, tout passe par trois grandes entreprises : Google, Apple, Microsoft. À l’époque, Internet était plus décentralisé, les forums pullulaient, chaque site avait son identité, la tech était pleine d’essais, de ratés, mais aussi de trouvailles. Et dans le hardware, il y avait tellement d’objets différents, de téléphones, de baladeurs… C’était une ère d’expérimentation.
Ouais, des trucs parfois ratés mais tellement inventifs. Genre le Nokia N-Gage – ce téléphone portable qui faisait aussi console de jeu – , ça a complètement foiré, mais quand tu le revois aujourd’hui, ça provoque direct un truc de nostalgie.
Dylan : Oui, c’est comme tout : tu essaies de ne pas trop regarder en arrière. Je pense que c’est important de rester dans le présent et de se tourner vers l’avenir plutôt que de se perdre dans le passé. Mais il y a quand même un lien émotionnel fort avec ce passé, et plein de choses que tu peux moderniser ou réinterpréter. C’est pareil avec les jeux vidéo : je peux être inspiré par des jeux auxquels je jouais enfant, mais l’idée, c’est de filtrer tout ça à travers le regard d’aujourd’hui, de le mélanger à tout le reste, pour créer quelque chose d’unique — qui fait écho à ce passé, tout en restant neuf.
Cassidy : Ouais, complètement. Et je pense que ce qu’il y a d’encore plus fort que la simple nostalgie – du genre « j’aimerais trop revoir mon Tamagotchi » ou « les vieux ordinateurs transparents étaient trop cool » – c’est de comprendre ce que ce sentiment veut dire. Ce n’est pas juste les objets : c’est l’idée d’espoir et de possibilité qu’ils représentaient. À l’époque, la technologie faisait rêver – c’était ce côté décentralisé, futuriste, plein d’idées. Et pour moi, en parallèle des jeux vidéo, je retrouve cette inspiration dans les débuts d’internet – les sites indépendants codés à la main, les gens qui apprenaient seuls. C’est génial de revoir cet esprit aujourd’hui, pas juste comme un truc nostalgique, mais comme un geste presque politique. Reprendre le contrôle du web, créer des espaces à nous, qui servent à quelque chose – ou juste pour le plaisir – et pas seulement comme un produit de consommation.
Oui. Il y avait vraiment une sorte d’utopie autour d’internet dans les années 2000, et c’est devenu une dystopie, quelque part. Genre, Trump élu en partie grâce aux mèmes de Pepe the Frog. Il y a vingt ans, les gens disaient « Internet va rendre tout le monde plus intelligent ». Et finalement, ça a souvent fait l’inverse. Mais c’est un sujet sur lequel je pourrais parler pendant des heures. Bref, j’ai encore plein de questions à vous poser, alors revenons à la musique. Parce que dans les années 90, la scène shoegaze était très britannique. Même les groupes américains, comme Drop Nineteens, sonnaient très anglais. Mais aujourd’hui, dans les années 2020, tous les groupes ont une énergie clairement américaine. D’où ça vient ? Vous avez voulu vous débarrasser du passé, « tuer vos idoles », et créer votre propre son ?
Dylan : Honnêtement, c’est peut-être tout simplement parce que c’est fait par des Américains. On a une autre manière de grandir, une autre vision du monde, de nos environnements — et tout ça finit forcément par se ressentir dans la musique.Et c’est aussi moins « imitatif » aujourd’hui. Ce n’est plus juste « on reprend la recette de Slowdive ou My Bloody Valentine » – même si My Bloody Valentine est sans doute notre groupe préféré à tous. Aux États-Unis, il y a aussi toute une culture de la pop bizarre, de l’indie rock un peu tordu, très américaine, dans laquelle on peut puiser.
Cassidy : Exactement. Avant de faire ce projet, on faisait tous de la musique plus proche du noise rock. On était très influencés par des groupes comme The Jesus Lizard, True Widow… Et un de mes groupes shoegaze préférés, à part My Bloody Valentine, c’est Swirlies.
Oui ! Ils ont joué à Paris samedi dernier. Le concert tapait à genre 110 décibels, et j’avais oublié mes bouchons d’oreilles… J’ai passé la moitié du concert comme ça (mime les mains sur les oreilles). Mais j’avais mon appareil photo avec moi, parce que je prends aussi des photos, alors j’essayais de shooter en souffrant.
Jack : (Rires) Ils sont incroyables. C’est un de mes groupes préférés aussi.
Ils étaient super, et hyper peu bavards entre les morceaux ! Ils n’ont même pas dit « c’est notre dernière chanson » , du coup j’ai cru que le concert n’allait jamais finir.
Jack : Ouais, nous on fait ça aussi parfois.
(Rires) J’adore ça. Et il y a quelque chose dans votre musique que je voulais vous demander – ces énormes moments de rupture. On dirait que chaque morceau en a un : un passage massif où la basse, les guitares et la batterie s’alignent d’un coup. Comme sur Sprite Ocarina – ça commence hyper ambient, planant, et puis soudain, tout s’enflamme. D’où ça vient ?
Dylan : Tu parles des breakbeats au sens strict, ou plutôt des drops ?
Des deux, en fait : les breakbeats et les drops.
Cassidy : Ok, ouais. Je pense que c’est surtout lié à ce qu’on écoutait à l’époque. C’était en 2020. On avait rencontré pas mal d’amis à ce moment-là. D’ailleurs, on va voir l’un d’eux pour la première fois depuis cinq ans.
Ah, trop bien.
Cassidy : Il s’appelle Sigmodus — un producteur incroyable.
Super cool.
Cassidy : Ouais, et en regardant un de ses sets en ligne, on a été un peu radicalisés, tu vois ? On s’est plongés dans la musique électronique expérimentale, la hardcore dance music, le breakcore, tout ça. Et je crois que nos morceaux sont nés de ce mélange entre nos influences shoegaze et ces sons-là.
Et à propos de Philadelphie – qu’est-ce qui se passe là-bas ? J’ai l’impression qu’il y a une scène incroyable : TAGABOW, par exemple, et même des groupes de Pittsburgh qu’on rattache un peu à Philly, comme Feeble Little Horse ou Sword II, même s’ils viennent d’Atlanta. On dirait qu’il y a une espèce d’écosystème immense.
Cassidy : Ouais, c’est un peu comme Manchester dans les années 80.
C’est exactement ce que je me disais.
Cassidy : Mais je pense que c’est aussi grâce à Internet : tout le monde se connaît. C’est ça, le vrai facteur, je crois.
Et surtout sous l’impulsion de Doug Dulgarian. Je l’ai interviewé il y a quelques semaines et je lui ai dit à quel point il faisait un boulot fou – il aide tous ces groupes à exister, chacun avec son identité propre, mais avec un son d’ensemble hyper cohérent. Vous diriez que c’est un peu le chef de file de cette nouvelle scène shoegaze ?
Dylan : Il fait énormément pour soutenir les autres groupes, ouais. C’est vraiment quelqu’un qui a cette mentalité du “rising tide raises all ships” – une marée montante qui fait flotter tous les bateaux. Il s’assure que s’il reçoit un peu de lumière ou de succès, tout le monde en profite aussi. Et il a une vision hyper claire de la manière dont les gens perçoivent la scène, comment tout ça s’assemble. Il contribue énormément à faire de tout ça un mouvement collectif. Mais il détesterait qu’on dise que c’est « le chef de file ».
Jack : (Rires) Oui, c’est clair.
Cassidy : C’est juste qu’il a un talent fou pour mettre en avant les autres, pour repérer ce qu’ils ont d’unique, et les pousser en avant. Il fait ça depuis si longtemps…
Et toujours avec beaucoup d’humilité, j’imagine.
Dylan : Oui, c’est ce que je voulais dire aussi. Et il faut noter que tous ces groupes dont tu parles – y compris ceux de Pittsburgh, ou ceux de Caroline du Nord comme Wednesday – font partie d’un vrai réseau DIY, surtout sur la côte Est. On est tous à peu près de la même génération, et on a passé des années à tourner ensemble, à jouer dans des maisons, des caves, des petits lieux. Doug, par exemple, on le connaît depuis plus de huit ans. On vient tous de Rochester, dans l’État de New York – à six heures de New York City et de Philadelphie, où on vit maintenant. Doug vient du sud de l’État. On a tous commencé avec les mêmes potes, sur les mêmes tournées DIY. C’est de là que tout ça vient, cette énergie collective.
Et le plus cool, c’est que cette énergie, on la ressent même en Europe : cette année, j’ai vu Feeble Little Horse à Paris, je vous vois ce soir, j’ai vu TAGABOW en juin, et je les revois en février. Tout ce que vous avez construit depuis dix ans, les publics européens le découvrent seulement depuis 2021, quand la scène a commencé à être médiatisée, genre via Bandcamp ou Pitchfork. Et aujourd’hui, vous partez en tournée internationale. Est-ce que vous pensez que cette scène va parler aux esprits un peu « bizarres » d’Europe ? Parce que, bon, on est tous un peu bizarres ici, on écoute de la musique bizarre.
Dylan : Oui, complètement. Oui, c’est aussi notre cas ici.
Est-ce que tu dirais que certains groupes sont parfois trop américains dans leur son ? Par exemple, j’adore Hotline TNT, et quand il m’a dit qu’il faisait sa musique pour pouvoir l’écouter dans son pickup, je lui ai répondu « on ne conduit pas de pickups en Europe ! »
Jack : (Rires) Ouais, c’est vrai. Vos voitures sont minuscules !
Cassidy : Je crois que beaucoup de gens imaginent comment leur musique sera reçue, mais elle ne l’est jamais comme prévu. Et c’est très bien comme ça. Peu importe ce qui t’a poussé à écrire une chanson, il faut juste la sortir. Les gens aimeront ce qu’ils aiment. Si ça touche, ça touche — peu importe où tu es.
Je comprends. Moi, je suis fasciné par l’Amérique, donc écouter cette musique, c’est un peu vivre mon rêve américain.
Cassidy : Ouais, mais c’est peut-être aussi ça, la clé.
C’est ce que je disais à Doug : en France, 75 % de ma culture quand j’étais gosse était américaine. J’ai grandi avec Cartoon Network, Disney Channel, le skate, MTV… Donc je connais même des références ultra spécifiques, des mèmes ou des trucs de niche, parfois mieux que certains Américains que je connais. J’ai une amie américaine qui vit à Paris depuis dix ans, et je lui ai montré les “Costco Guys” – elle ne connaissait pas.
Cassidy : C’est ça, le pouvoir d’Internet, mec. Si t’es branché et que ton cerveau fond doucement, t’es dedans.
Ouais, mon cerveau fond pas mal, ouais.
Cassidy : C’est dur d’y échapper.
Mais peut-être que ce chaos d’Internet, c’est justement ce qui relie tout ça.
Cassidy : Complètement.
Parce que, par exemple, des groupes comme They Are Gutting A Body Of Water ou Computerwife font souvent référence à Internet dans leur musique. Vous, vous êtes inspirés par des jeux vidéo que vous avez découverts grâce à Internet. Et c’est aussi ce qui vous a permis d’avoir la reconnaissance que vous méritez. Alors, vous pensez que la scène serait la même sans Internet ?
Dylan : Oh, je peux te répondre à 100 % que non.
Cassidy : Oui, je pense que ce serait beaucoup plus localisé. Tu resterais probablement aux États-Unis, et même là, c’est genre… comment tu ferais pour diffuser les infos à ce moment-là ?
Jack : Oui, tu sais, on se serait peut-être connus les uns des autres, mais Full Body 2 serait complètement différent.
Dylan : Si l’industrie musicale revenait à ce qu’elle était avant Internet, ce serait différent aussi.
En fait, un de mes articles de rêve serait de créer une dystopie où Internet n’aurait jamais été inventé, et d’imaginer la vie musicale en 2025 sans Internet. J’aimerais vraiment écrire un truc comme ça un jour, mais je pense qu’il faudrait un livre pour explorer toutes les hypothèses et tous les aspects.
Dylan : Déjà, j’ai vu des statistiques qui disaient que genre 60 % de tous les liens des articles des 10 ou 20 dernières années ont disparu ou sont cassés.
La théorie du dead internet ?
Dylan : Oui, et maintenant on a plein de bots et tout ça. J’ai l’impression qu’Internet ne sera peut-être plus jamais comme il est maintenant.
C’est drôle que tu parles de liens cassés, parce que je me souviens de tous ces sujets de forum qui sont devenus des sortes de memes de niche en France. L’autre jour, je me rappelais d’un gars qui demandait sur un forum s’il devait s’acheter une PSP en 2008, et il y avait une phrase récurrente qui était « mer il et fou », c’était dingue. Et beaucoup de gens créaient des sortes de « memes avant les memes ». Et chaque fois que tu cliquais sur le lien de l’hébergeur de photo, il était cassé… j’étais dévasté. On doit archiver ce genre de trucs. Même les anciennes musiques qui n’ont pas eu la chance d’être publiées sur les applis de streaming.
Dylan : Je me souviens de quand MySpace a été racheté et tout effacé. Des millions de profils, chansons, données ont disparu. Les gens mettaient juste leur musique sur MySpace, et tout a été effacé. C’est pour ça qu’il faut archiver ce genre de choses, parce qu’on perd les points de référence sinon. J’ai toujours aimé la fiction hypertexte, pouvoir passer d’une histoire à une autre, d’un site à un autre, avec une présentation multimédia. Et si un seul lien est cassé, le sens disparaît. Donc je suis à fond sur l’archivage. Je trouve ça génial.
Que va devenir Full Body 2 ? Verra-t-on un Full Body 3 un jour ?
Cassidy : (Rires) On termine notre prochain projet en ce moment.
Oh super ! Ce sera un album, un EP ?
Cassidy : Oui, quelque chose comme ça. On cherche juste le bon endroit pour le sortir. Mais ça va être cool.
Dylan, d’où vient ton son de guitare ? Il est tellement hors du commun. Au début, j’ai cru que tu utilisais une sorte de pédale synthé.
Dylan : Oui, c’est très inspiré par le groupe Blue Smiley à l’époque.
Ah oui, groupe de Philly.
Dylan : Oui. Ils ont des accords assez ouverts avec beaucoup de chorus. J’ajoute un peu de pitch aussi. En gros, je joue de gros accords avec des effets de pitch, de chorus et de distorsion. C’est un peu comme le shoegaze classique, mais avec une petite touche étincelante. Je dirais que ce n’est pas inspiré par quelque chose de précis, mais plutôt par l’harmonie que je peux créer avec l’énergie d’un gros son saturé.
On dirait que tu as pris l’esthétique Y2K, cyber glitch, et que tu l’as traduite en sons de guitare.
Dylan : Exactement, ça correspond aussi à notre inspiration de l’époque.
Et ce que j’adore chez vous, c’est aussi votre présence scénique. On dirait que vous portez tout le poids de votre monde et de votre musique sur vos épaules, donc vous bougez peu.
Dylan : Je me rappelle d’un concert à la First Unitarian Church, notre dernier show avec TAGABOW lors de notre première tournée US. Une amie m’a dit que c’était un peu comme une église pour les gens bizarres. Et ça m’a fait rire, parce que notre musique donne cette impression. Sur scène, la musique est intense et on ne veut rien dire à part la laisser parler. On adore ce contraste entre les interludes et les chansons.
Et les paroles, elles parlent de quoi ? Elles sont très cryptiques, avec une économie de mots. Quelles sont vos inspirations pour l’écriture ?
Dylan : Historiquement, beaucoup de relations et de transcendance. Imaginer ce que ça ferait de rencontrer quelqu’un de cosmiquement distant, et ce que tu ressentirais.
Cassidy : Beaucoup de traductions simples aussi.
Dylan : Oui, ça dépend des chansons.
Et votre chanson préférée à jouer ?
Cassidy : Historiquement, je dirais Ador//ation. Mais on va bientôt sortir un autre morceau que j’adore. On sort un single bientôt, il explore des choses qu’on n’avait jamais touchées. Ador//ation reste mon mix préféré d’harmonie romantique, d’énergie et de simplicité.
Vous allez jouer Mirror Spirit et Sprite Ocarina aujourd’hui ?
Cadsidy : Non, désolé mais on pourrait. On va plutôt jouer un set basé sur notre dernier morceau.
J’ai vu un live à Washington D.C., avec Mirror Spirit et Sprite Ocarina, c’était intense. J’aurais adoré que ce soit la même setlist ce soir (rires triste)
Dylan : Ma chanson préférée à jouer en ce moment, c’est 2G Ether, très fun et épique. Mais Sprite Ocarina reste un de mes favoris en live.
Cassidy : La chanson en elle-même, comme tu l’as dit, est très intense et entraînante. Mais quand on la joue en live, on l’a complètement réarrangée parce qu’on ne voulait pas juste envoyer un breakbeat à fond dans le retour. Dylan la joue de façons totalement différente, comme tu as dû le voir dans la vidéo, et c’est l’une de mes choses préférées qu’on ait faites en live, cette réinterprétation. On ne l’a pas dans le set en ce moment, mais ça reste l’une de mes favorites. Jack, tu as une chanson préférée ?
Jack : Ce sont comme mes enfants, je les aime toutes.
Tu peux avoir un enfant préféré…
Cassidy : Non !
Pour terminer, la question piège. Quelle est la question que vous avez toujours rêvé qu’on vous pose ?
Dylan : La question que j’ai toujours rêvé qu’on me pose ? « Tu veux beaucoup d’argent ? »
Jack : J’ai toujours souhaité que quelqu’un me demande quelles sont mes inspirations à la batterie, mais je n’ai pas de réponse.
Dylan : Je sais avec quoi tu as commencé à jouer. Si tu n’as pas d’inspirations actuelles, je sais ce que tu aimais avant. Et toi aussi. C’est ce que je dirais.
Le problème avec les batteurs, c’est que je n’interviewe jamais de batteurs. Généralement, on me donne les chanteurs, qui jouent souvent de la guitare. Et puis, comme je ne sais pas vraiment comment fonctionne la batterie… Bien sûr, je sais que tu frappes sur des trucs, mais je ne connais pas l’instrument, donc je te poserais des questions incompréhensibles.
Jack : Ah oui, ça va, c’est normal de ne jamais être interrogé sur ça.
Je promets que la prochaine fois que je t’interviewe, je demanderai à mes amis batteurs de m’expliquer la batterie.
Cassidy : Tout le monde demande toujours « quelles pédales tu utilises ? », mais jamais « est-ce que ton batteur va bien ? » (rires). Ma réponse, c’est que j’aimerais qu’on me parle plus des oiseaux ou des animaux. De la nature. J’adore la nature.