Dombrance, De Gaulle (2022)
Dombrance, De Gaulle (2022)

Un homme-machine, des guitares et dix pépites : le Top 2022 de Maxime Jammet

Réinventions en pagaille, fusions magiques, nouveaux sous-sous-sous genres, renaissances légendaires et un paquet de pépites sont au sommaire du Top 10 totalement débridé de Maxime Jammet en 2022.

10. JULIEN GASC, Re Eff

On commence avec Julien Gasc qui a décidé de voir les choses… en petit. Un piano, une batterie, une pointe de chœurs féminins fantasmatiques et ça suffit. Le Sudiste qui avait l’habitude d’arrangements foisonnants se métamorphose en crooner-loveur de l’intime, récitant dans un décor beau et minimaliste des paroles ultra romantiques doublées de saillies surréaliste issues d’un énorme cut-up qui nous collent la tête au ciel.

Dans contexte de nudité extrême, la mélodie vocale irradie l’espace, portée par les cordes béatement sensuelles de Gasc qui nous berce langoureusement, entre crooning jazz habité, voix de tête en haute altitude et spoken-word à la Gainsbourg mais sans les gitanes, avec en background une pulsation aux airs de bossa-nova éclatée.

Julien Gasc - Re Eff
Julien Gasc – Re Eff

Défoncés par les notes en clair-obscur du Steinway et ces caresses de sirènes enchanteresses, le chanteur et l’auditeur respirent à plein poumon le même air pur, celui d’une nuit d’hiver où les âmes solitaires et les bouteilles dansent, extatiques, emportées par les profondeurs de la voûte cosmique qui finira par les engloutir aujourd’hui, ou peut-être demain: «la délivrance et la mort, dans la file nous attendons notre tour ».

Tout paraît si fluide, et si facile au cœur de ce monde languide et sentimental crée par Julien G., une simplicité et une évidence qui caractérisent évidemment les meilleurs song-writers, et les meilleurs disques. Proche de la perfection, ce Re Eff en fait assurément partie.

9. STUFFED FOXES, Songs / Revolving

Changement d’ambiance avec les jeunes renards empaillés – et surexcités – originaires du centre mou de la France ayant décidé de transporter leur rock défoncé au LSD en studio et pour une première, ça fait plutôt mal. On pensait les Black Angels violents, on est ici dans un niveau d’agressivité perchée plus impressionnant encore, de quoi faire passer le vieil oncle Anton Newcombe et tous les grands-pères sixties pour de vrais bisounours.

Un taux de testostérone animale anormalement élevé a été détecté dans ces morceaux recouverts par une  épaisse couche de poussière radioactive qui, fusionnant avec les énergies célestes, a donné naissance à une mutation du gêne «psychédélique» ultra puissante. Le quintette frenchie a donc inventé le hard-psych, dernier né des sous-sous genres apparus ces cinquante dernières années dans la continuité du sous-genre principal qui avait révolutionné notre planète entre le UFO club de Londres et le Avalon Ballroom de San Francisco dans les années 1960.

Stuffed Foxes - Songs/Motion Return
Stuffed Foxes – Songs/Motion Return

Au delà de cet apport non négligeable à la pop moderne, on est ici dans les hautes sphères de l’excellence avec un niveau moyen extrêmement élevé, aucun morceau ne serait-ce que légèrement inférieur, chaque pépite apportant quelque chose d’unique à ce disque si spécial, nanti d’une accroche sévèrement burnée qui pourrait retourner le Stade de France et d’un final de dix minutes en forme de cerise sur le space-cake où la fusion magique créé par les tourangeaux accouche d’une ultime explosion violente d’atomes cosmiques qui monte, qui monte, qui monte, de quoi vous filer un sacré vertige et accessoirement un orgasme du lobe interne gauche. Ne me demandez pas pourquoi le disque est seulement neuvième, je ne pourrais pas vous répondre.

8. HOORSEES, A Superior Athlete

Reine des nineties, la pop à guitares que l’on pourrait aussi qualifier de pop’n’roll ou de rock’n’pop selon les cas, est une tendance forte de ce cru 2022, avec ce mélange de douceur mélodique et de saturation guitaristique qui fait souvent des merveilles. Utilisant cet alliage de blanc et de noir, Hoorsees en propose une version d’une efficacité rafraîchissante, quelque part entre les Strokes et Foster the People, avec un côté cool et débraillé originaire de Californie.

Et si ils pointent l’influence du «disque bleu des Weezer où chaque instrument est mélodique» dans leur bio recopiée partout, ceci n’est pas totalement exact : magnifiées par la guitare solo, un peu la basse et beaucoup les chœurs qui évoquent les refrains de stade de Pumped Up Kicks, les suites de notes diaboliques – ou mélodies – forment une vallée pop assez large ou coule une rivière électrique et gentiment saturée.

Hoorsees, 2022
Hoorsees, 2022 © Lucas Martin

Libéré par ce clair-obscur, l’ancien dépressif Alexin paraît au top de sa forme avec un punch nonchalant qui claque en concert. Et si les millenials ne se rappellent pas de la grande époque du «pop-rock» de qualité, un terme cité par le groupe de façon auto-dérisoire et pas par notre cerveau, ils rigoleront à gorge déployée devant ce disque drôlatique qui parodie l’ennui intense du confinement. Ultra bien produit, il est placé en huitième position car s’il a un niveau moyen élevé, un quadruplé de tubes en puissance éclipse un peu le reste – l’inconvénient, parfois, de son avantage – avec une accroche démente et une pépite intemporelle en guise de chute: irradiée par un mini-mur de guitare au parfum nostalgique addictif, TV in The Morning sonne comme si Noël Gallagher avait piqué la guitare du Adam Granduciel de «Lost in the Dream», un passage d’une telle beauté et d’une telle pureté mélodique qui fait perdre toute sa lucidité à Alex qui ose un ultime «Jalalala» au ringard assumé pour conclure ce presque chef-d’œuvre de la plus géniale des manières.

7. LNDFK, Kuni

On monte gentiment en pression avec une jeune Italo-Arabe qui réinvente la pop de brillante manière, la première – et pas la dernière – femme de caractère de ce top bisexuel. Hormis la mauvaise habitude d’empiler les singles avant de sortir un vrai disque qui mériterait une vraie enquête sur les nouvelles méthodes abusives de la «promo», Linda Féki aka «LNDFK» – une autre habitude un peu ridicule d’enlever les voyelles – nous régale avec ce «Kuni» aussi original qu’inaugural.

A l’image des Franco-Marocains tiraillés entre leurs deux cultures lors de la Coupe du monde, Linda jouit d’une ascendance italienne et arabe qu’elle n’utilise pas directement dans son esthétique mais dans sa façon de concevoir le son sans aucune frontières. Auteure, compositrice, beat-makeuse, instrumentiste et interprète, elle impressionne avec de multiples talents, aussi larges que les horizons de ses titres qui naviguent entre bruitages électroniques, enroulés jazzy en pleine lucarne et coupé-décalé proche du hip-hop, avec une vibe chillée et subaquatique au magnétisme hypnotisant pour unir le tout.

Propriétaire d’un territoire qu’elle vient de défricher, celle qui invente la «free-pop» se love dans une crème instrumentale multi-sourcée avec l’élégance d’une diva, envoyant les mélodies sensualisées et autres scats enchanteurs comme on cuisinerait un coulis de framboise, tout en finesse et en précision. En maîtrise de son art solitaire, elle invite quelques rappeurs chanceux aussitôt absorbés par les profondeurs obsédantes de l’océan, Kuni, qui fait danser les neurones et rêver le corps, et si elle hésite entre l’extase rythmée et la rêverie freakée, sa déclaration d’intention au combien personnelle s’enfonce dans les limbes du somnambulisme à mesure qu’elle avance, tout en s’élevant vers les hauteurs de la pop moderne.

Comme le soldat Hoorsees, Féki a choisi le format dix titres, de quoi s’interroger sur sa puissance en cette année triple-double, et si le sommeil paradoxal et son repos profonds ne sont désormais plus très loin, la piste aux étoiles se rapproche de nos oreilles asphyxiées par un « niveau moyen » qui n’en finit plus de monter.

6. CRACK CLOUD, Tough Baby

Une fille, et maintenant un collectif qui réinvente avec talent la pop moderne, et comme on est en 2022, il ne s’agit plus de la première incarnation mais de la dixième – et dernière évolution – d’un des sous-sous genres les plus excitants de la création. Habités par la mort du père de Zack qu’ils souhaitent “hommager”, Crack Cloud; qui propose (encore) une sacré réinvention de lui-même, a mis les bouchées doubles pour ce troisième disque: le dernier visage du post-punk est là, sous nos yeux ébahis et dans nos oreilles extatiques. Exit donc les boîtes à rythme cradingues, les larsens chelous, l’expérimentation instinctive géniale et les lignes électriques improvisées par ailleurs splendides, place à la grosse fiesta instrumentale.

A la manière de Phil spector qui engageait des tonnes de musicien(ne)s en session d’enregistrement pour donner de la puissance à ses girl-bands, Zack et son septette originel laissent les potards, le volume, le feedback à la cave et se concentre sur l’essence même de la création en invitant une armée de guitaristes, de percussionnistes, de flûtistes, de chanteurs, de chanteuses, de pianistes et de trompettistes pour transporter sa nervosité pathologique, ses guitares distordues, son chant anxiogène – on change l’attaque, mais pas la défense – dans un studio qui prend soudainement des airs de Philharmonie de Paris, avec un malade mental en guise de chef-d’orchestre.

Crack Cloud (Tough Baby) 2
Crack Cloud © Jennilee Marigomen

Rajoutez à cela les six ou sept instruments déjà joués par le septet, un ensemble de choristes en chaleur et une colonie de cuivres additionnels tout aussi brûlants et vous obtenez une recette finale à la singularité explosive, ou comment faire rentrer l’esthétique certifiée d’origine punk contrôlée dans une toute nouvelle dimension, celle, épique, de la musique orchestrale. Avec dix morceaux qui sonnent comme autant de claques d’un post-punk d’église majestueux, et dont l’ampleur instrumentale mixée à la violence cathartique nous fait décoller la tête en direction d’un plafond infini, autant vous dire qu’on est – déjà, oui – extrêmement proche du chef-d’œuvre.

Alors qu’il soit premier ou deuxième ou même sixième, qu’importe, puisque ce «Tough Baby» pensé, créé et enregistré en 2022 rentre instantanément dans la catégorie des grands disques qui firent évoluer la pop moderne.

5. PRINCESS CHELSEA, Everything’s going to be alright

La deuxième femme de ce top complexe mais juste s’avance fièrement face à vous, et pour cause : si elle ne réinvente absolument pas la pop moderne, elle nous apporte une (grosse) dose de réconfort enfantin dans ce monde finalement assez atroce et se réinvente brillamment elle-même et ça, c’est déjà énorme.

Qui a dit qu’il fallait faire des feats ou changer sa méthode de composition pour faire évoluer sa musique ? Pas Chelsea Nickel aka «Princess Chelsea». Lassée d’inventer sa bubble-gum pop délicieusement nappée enfermée toute seule dans sa chambre avec son laptop, la néo-zélandaise a décidé d’embaucher un groupe pour écrire et chanter ses pop-songs délicates avec elle. Ce qui peut paraître assez simple et en fait une idée de géni(s)e : portée par la fusion à l’évidence naturelle entre ses mélodies vanillées et la puissance organique du studio d’enregistrement, Chelsea et sa voix à la candeur éternelle deviennent presque punk, alors que le backing-band à l’énergie rock’n’roll se laisse totalement happer par la précision clinique de ses refrains-couplets en faisant eux-aussi l’amour au micro – une expression que j’utilise pour la dernière fois pour ne pas être viré par mon rédacteur en chef – de quoi rajouter une ligne de plus à la liste longue comme la guerre en Ukraine de disques parus cette année où la petite fille ingénue et pop s’accouple merveilleusement bien avec son cousin branché sur des amplificateurs «Fender» – ou rock -.

Princess Chelsea - Everything Is Going to Be Alright
Princess Chelsea – Everything Is Going to Be Alright

Là-encore, la stratégie du dix à la suite fonctionne terriblement, avec un «niveau moyen» haut comme la tour Eiffel, des montagnes russes émotionnelles et des pépites à la pelleteuse. Et si l’on hésite en se mordant les doigts jusqu’au sang entre le 5,5 et le 6/6 à chaque écoute et que le nombre de titres likés sur spotify – et donc exceptionnels – varie lui-aussi entre 5 et 10 en fonction du nombre de calories restantes dans notre sang, on restera toujours bouche bée à l’écoute de la voix à l’innocence presque surréaliste de Princess Chelsea sur le mirifique I Don’t Know You ou l’incroyable Dream Warrior, qui nous font pleurer à chaudes larmes en nous faisant replonger dans nos premiers amours adolescents, et ça n’est pas la métamorphose organique et électrique par ailleurs extrêmement vivifiante de l’adulescente perdue au fin fond du Pacifique qui viendra sécher notre nostalgie orgasmique.

4. TESS PARKS, And Those Who Were Seen Dancing

Bien plus qu’une simple liste de morceaux disponibles sur la plupart des applications de streaming musical, sous la forme d’un compact-disc ou même d’un antique objet forgé en acétate, ce disque raconte une renaissance légendaire, celle de l’adorable Tess Parks que le monde de la pop avait quelque peu oublié ces dernières années, et pour cause. Après un premier disque prometteur en 2013 gravement marqué par le sceau du Brian Jonestown Massacre où l’on découvrait sa voix racée au timbre pur et rock’n’roll, elle s’était laissée prendre par le charisme de Anton Newcombe qui l’entraîna dans son trip folk-rock psychédélique que ma génération a écouté une petite dizaine de fois en prenant de la drogue – à ne surtout pas reproduire – avant de tout laisser tomber, la drogue et le BJM.

Un (gros) silence radio a suivi, la bio mentionnant une blessure doublée d’une lassitude qui l’a conduite à tout arrêter, enfin presque. Était-ce en réalité l’effet néfaste de ce son drogué mais terriblement plombant à la longue du héros de Dig ! qui l’avait faite plonger, avec une sorte de burn-out de la lenteur extrême ? On ne le saura jamais, toujours est-il qu’elle fut sauvée des eaux de la dépression par un trio de mecs en or nommés Ruari, Francesco, Josh et par une mystérieuse plaque d’immatriculation affichant les initiales d’une chanson qu’ils travaillaient.

Tess Parks - And Those Who Were Seen Dancing
Tess Parks, 2022

Le set-up «une chanteuse + un backing-band» est le même que pour Princess Chelsea, sauf qu’en plus d’avoir sorti Tess de la mort cérébrale, ils l’ont forcé à (enfin) faire évoluer son esthétique triste et morose vers une direction dont le mélange parfait de rythm’n’blues énergique-classieux et de mélodies pop lui a définitivement tiré la tête hors de l’aquarium et fait entrevoir une vision nouvelle où les synthétiseurs remplacent les vieilles guitares moisies. Elle garde évidemment la même tessiture, mais fait virevolter ses cordes pures et enfumées entre spoken-word sexuel, refrains excités et «lalala» extatique.

Motivée à ranger les angoisses, elle conclue par une interprétation shootée mais par une fusion de piano-reverbéré et de boîte-à-rythme à la Moby, récitant des vers à la teneur christique écrits en phasant sur le Mont Saint-Michel pour appuyer son retour parmi les vivants. Et si elle ne tue pas vraiment le game avec ce disque (encore) traversé par une certaine dose d’ennui, le fait de la voir renaître si brillamment, de l’avoir vu se libérer de façon merveilleuse sur la plage de Saint-Malo et de nous avoir confié presque la larme à l’œil sa joie d’être redevenue heureuse nous a donné envie de booster ce disque imparfait dans les hauteurs du classement final de cette fantasmatique année pop.

3. NINA HAGEN, Unity

La dernière femme de ce classement ultra sélectif est peut-être une légende vivante, mais comme Tess Parks en différent, elle veut avant tout montrer à tous qu’elle n’est pas encore morte, tout en disant Adieu à ce même monde. Vous allez vite comprendre.

Auteure d’une carrière à la richesse surréaliste, celle qui s’est tour à tour muée en déesse du (post)punk, reine du bal funky-boule à facettes, diva pop, ensorceleuse hindouiste et crooneuse jazz sexuelle, sans oublier une collaboration avec Moroder et une reprise de Claude François en mode hard-rock vient de mettre fin à dix ans d’un silence interminable pour ses fans dont je fais évidemment partie. Le temps de mettre à jour son cerveau avec sa neuvième et dixième personnalité, la désormais archange du protestantisme et lobbyiste politique qui accoucha de deux bébés en 2010/2011 marqués par sa dynamique intérieure déboule aujourd’hui avec un disque adulte et champagne qui fusionne dans l’allégresse sa passion pour Jésus et Angela Davis dans un tonnerre de jouissance créative.

Proche de la soixante-dizaine, Nina, qui déteste toujours autant l’ennui, envoie tout valser comme si c’était le (jugement) dernier avec un départ biblique et vocodé qui n’annonce absolument pas la suite. Plus suave et sauvage que jamais, sa tessiture iconique macérée en fût de chêne durant un demi-siècle s’amuse comme au premier jour avec des copines féministes et le pape du funk George Clinton sur du reggae shooté au THC avant d’éclairer une première fois la nuit par un crooning fumé à la vieillesse magnifique qui en fait l’équivalente féminine de Waits et Cohen qu’on attendait tous.

A cheval entre son expérience de grand-mère et l’enfance de l’art futuriste, elle sample sa voix sur un blues-touareg peace and love avant de la noyer dans une boucle instrumentale électro-phasante aussi cool que Moby et de lâcher un rock-blues sans saveur que le final mythique aux allures d’épitaphe nous fait vite oublier. Portée par un texte puissant sur le Christ rédempteur et un piano forte dont la vibrante pénétration dans l’air nous rappelle le romantisme d’Arcade Fire, elle livre une interprétation sans âge et sans maquillage aussi foudroyante que celle du Johnny Cash de Hurt et détruit l’argent roi avec des synthétiseurs méditatifs avant d’illuminer la planète bleue d’une lumière divine éblouissante en passant une mélodie intemporelle de Bob Dylan dans le shaker démoniaque de la musique d’église, une rencontre cosmique entre l’ancien roi de la folk et son copain Jésus uniquement réalisable par la tornade allemande qui n’a comme elle le dit si bien «jamais été aussi punk».

Dotée de super-pouvoirs, la catho-punky ridiculise un certain Bob Geldof autour d’un feu de camp acoustique et nous coupe brutalement le souffle avec la performance la plus pure de toute sa carrière qui remise au placard en une minute et trente secondes les Janis Joplin et autres Nina Simone. Adieu, on vous a dit.

2. Kiwi J.R., Chopper

On adore les filles, mais leur ascension fantastique s’arrête là pour cette année. Ultimes bébés de la nouvelle nouvelle vague apparue ces dernières années dans le sillage lointain de Television, les canadiens de Kiwi J.R réinventent comme Parquet Courts une certaine idée de la perfection élégante post-punk, entre tradition et modernité, avec comme les New-Yorkais une dose de punch en plus mais quelque chose de moins angoissé porté par un chanteur à la nonchalance joyeuse.

Auteurs d’un premier disque solide conclu par une version surexcitée de Felt et (déjà) une pincée de mélodies magnétiques, ils enfoncent le clou un an plus tard avec une copie à première vue très similaire mais qui révéle ses secrets après plusieurs écoutes avec (encore) plus de punch et un song-writing peaufiné jusque dans ses plus fins détails à la manière d’un sculpteur qui retravaillerait son buste en permanence. Légèrement plus tubesque, (encore) un poil’ plus mélodique, cette seconde copie qui monte dans le même temps en gamme se termine par un titre annonçant la suite avec pour compléter cette version très personnelle du punk électrique complexe et intelligent des refrains à l’efficacité furieuse et l’arrivée d’un nouveau soldat plutôt habitué à faire danser les fans de new-wave futuriste. Mais pourquoi je vous ennuie avec cette intro interminable ? Parce que le labeur perfectionniste de leur sculpture parfaite n’est pas encore terminé. Un peu comme cet article.

Kiwi Jr., extrait de la vidéo "Unspeakable Things"
Kiwi Jr, extrait de la vidéo “Unspeakable Things”

Maître de l’évolution fine, grise et de la progression infinie à la Mbappé en forme de réponse cinglante au changement brutal par ailleurs extrêmement brillant de Crack Cloud sur un segment voisin, le quatuor nous régale avec «Chopper» qui s’éloigne de la complexité instinctive et agressive de ses débuts pour se rapprocher des canons de la pop à guitares qui fait fureur en 2022, mais pas n’importe laquelle. Presque trop inspirés par les Strokes sur Parasite II, ils en tirent le meilleur pour mieux (re)créer l’instant sur l’excellente Night Vision avec un ersatz de Albert Hammond J.R conduisant une locomotive électrique pure, parfaite et dont la mélancolie canadienne magnifique en duo avec une mélodie froide et magnétique au clavier numérique provoque un lâcher prise irrémédiable du chanteur qui réalise sur Extra sees the film ce dont il a toujours rêvé : faire l’amour au micro comme Thomas Mars – Oups, c’est la dernière fois, promis – à cause de la douceur languide du piano électronique qui a contaminé tous ses copains organiques et défoncé Jérémy Gaudet qui atteint son Nirvana personnel sur Sound of Music avec un alliage de désabusion et de tendresse tout simplement Ma-Gic déclenché par une version en clair-obscur de pop à guitares (et claviers) simple et brillante.

Apparue à la fin de cette dernière, et après un suspense insoutenable sur Contract Killers et sa mélodie électrique, la fusion entrevue sur Clerical sleep avec quelques «lalala» saupoudrés sur de la nervosité électrique explose sur la seconde partie de Downtown Area Blues : adieu le post-punk et la pop à guitares, bonjour le pop-post-punk avec un refrain surexcité qui tue et des synthés dépassés par les événements rythmiques et la création du sous-sous-sous genre, un cocktail magique et novateur qui prend tout son sens sur Kennedy Curse avec une ligne de notes strokesienne récitée par la Fender en réponse à un clavier à la présence obsédante, une précision mélodique extrême passée dans un mixeur nerveux et instinctif à tendance chillée, de quoi obtenir (encore) le meilleur de Jérémy qui innove par sa nonchalance amoureuse.

Et comme ça ne suffisait pas, Kiwi J.R achève sa peinture discale perfectionniste par The Masked singer où l’on entend le groupe libéré de tous ses démons : le rythme ralenti, la guitare qui coule, et c’est l’ensemble du quartet qui se prélasse dans cette coolitude électrique mâtinée de sensibilité pop, avec une ultime montée de vibration guitaristique délayée couplée à une nappe synthétique extatique, un dernier mélange de couleurs pour rendre ce tableau explorant toutes les possibilités entrevues par la fusion de l’amour et de la violence (presque) parfait. On attend le chef-d’œuvre avec grand impatience.

1. DOMBRANCE, République Électronique

Oui, vous avez bien compté, nous sommes arrivés à dix, la pop à guitares qui domine ce top et réussit même à hisser un de ses représentants à la deuxième place n’a malheureusement pas réussi à gagner le match. La faute à Dombrance, un homme politique-machine déguisé en membre de l’UMP qui fait le clown depuis quatre ans en faisant danser – et rêver – la France avec des hommages christiques ou pétées à des personnalités cultes de l’échiquier du pouvoir humain tels que Barack Obama, Jean-Pierre Raffarin ou Madame Christiane Taubira dont les portraits numériques et humoristiques fascinent.

Pas rassasié, l’ancien de DBFC souhaite changer la France en remplaçant le Baccalauréat par un concours de déhanché en club de nuit et ainsi viser la présidence – à minima – du ministère de la pop moderne en 2027, et entame un tour de Gaule avec le cours d’histoire le plus cool de la planète. Disque concept incroyablement créatif, République Électronique évite l’écueil du programme sémantisé ultra chiant et se concentre sur le son en réussissant le pari insensé de raconter l’étrange épopée de la cinquième république française avec uniquement des boîte-à-rythme et des synthétiseurs : avec Dombrance, tout devient possible.

Dombrance @ Sœurs Jumelles 2
Dombrance © Franck Prével

Fusionnant la parole du poète qui disait que «les mots seront toujours incomplets pour décrire la complexité des émotions humaines» avec un set-up  futuriste, Bertrand Lacombe au civil invente des paysages électroniques magiques qui nous transportent tout autant dans les tréfonds de la personnalité des anciens présidents que dans les époques liés aux diverses mandats de ces derniers.

Oublié le clown qui faisait bouger et rêvasser le peuple, Dombrance est devenu sérieux. Il nous colle notre casque aux oreilles avec une capsule temporelle ultra puissante qui nous déménage au cimetière de Colombey-les-deux-églises en voiture volante avec une fusion orgasmique de techno phasante et d’orgue antique.

En chauffe comme Messi au fait de sa gloire et terriblement inspiré, le mage noir du synthétiseur nous guide sur une terre inconnue ou Monsieur George Pompidou danserait avec Anna Karina en écoutant une bromance de yé-yé et de pop technologique ahurissante où son nom de famille servirait de mélodie de stade. Aidé par une De-Lorean ou peut-être juste par son instinct de tueur, il continue le voyage aux frontières du continuum espace-temps avec une vision de Valéry Giscard D’Estaing s’envolant vers Pluton, soufflé par la puissance cosmique de pianos électroniques dont les vibrations monophoniques shootées à la «wah-wah» évoquent les meilleures heures des pionniers allemands de la musique du futur qui rugissaient eux-aussi pendant que Valéry vantait les mérites du sport pour tous.

Dombrance - République électronique
Dombrance

Excellentissime en musique ancienne mais inculte en musique nouvelle – et pas actuelle, désolé – le grand François Mitterand se retrouve lui propulsé à Versailles au début des nineties pour revivre son second mandat comme il aurait du le vivre, c’est à dire entouré de Giorgio Moroder au clavier-machine et de Guy-Man au micro saturé de vocoder et pas dans un château ringard mais bien dans une péniche de riche réaménagée en temple du culte électro-festif.

Verni lui aussi par le talent de Dj Lacombe qui réinvente sa vieillesse, notre cher Jacques Chirac qui ne connaissait que la fête populaire à tendance beauf-land et détestait – en plus – les teufeurs se voit transporté de force dans une rave-party obscure en Bretagne avec cinq grammes dans les deux bras, de la poudre blanche sous le nez et une comète de «Taz» sous la langue, de là à voir apparaître le fantôme de Jacqouille sautant comme une puce face à un sound-system démoniaque perdu au beau milieu de landes apocalyptiques, il n’y a qu’un pas, que l’on vous conseille de franchir allégrement en écoutant cette version de techno-rave noire et chiraquienne absolument démente.

Un poil moins génial pour dresser le tableau numérique de Nicolas Sarkozy qui ressemble plus à ses hommages-blagues d’antan avec malgré tout la voix d’un enfant pour rappeler la guerre entre l’ancien président et la jeunesse lycéenne, Lacombe se perd un peu dans sa peinture fantasmée de François Hollande qui était de toute façon un monarque républicain assez mou – et donc peu inspirant – avant de clore ce disque concept exceptionnel par un titre juste parfait sur l’actuel locataire de l’Élysée. La fin du voyage électronique se termine dans une salle de sport avec des cyborgs et donc Emmanuel Macron qui tente tant bien que mal de suivre le rythme infernal produit par une boîte-à-rythme ultra affûtée, notre cher président drogué à la vitesse et au travail étant finalement incapable de suivre la cadence démoniaque imprimée par un saxophoniste qui voulait pousser jusque dans l’absurde les écueils de la fameuse «start-up nation» qui a créé de l’emploi mais aussi un certain nombre de burn-outs. Tout le contraire de Bertrand Lacombe qui aura fait bouger nos neurones, voyager notre âme, danser notre cœur et fait planer nos jambes avec une expérience discoïde, conceptuelle, technologique, cosmique et ultra créative hors-norme, aux limites du réel et de la fiction et qui mérite cette fois-ci sans aucun débat la place de numéro un de notre top amoureux.

De quoi le consoler en attendant sa nomination au Ministère de la Pop Moderne.