The Shins : James Mercer fidèle à lui-même

De plus en plus à son aise entre les deux chaises de l’indie-pop et du mainstream, James Mercer signe avec Heartworms l’un des jalons les plus marquants de la riche discographie de The Shins. Tirant le meilleur parti de la science du studio acquise au contact de Brian Burton, alias Dangermouse, au sein du projet parallèle Broken Bells, il n’a pour autant rien perdu de la grâce mélodique des origines. Bonnet sur le chef et guitare à portée de main — pour le grand plaisir de l’intervieweur, l’entretien tourne à plusieurs reprises au concert privé — il partage quelques uns de ses secrets de fabrications.

Entretien : Matthieu Grunfeld – Photographies : Julien Bourgeois

Dans quel contexte as-tu commencé à concevoir ce nouvel album ?

Ça fait un moment que je travaille dessus, depuis que la dernière tournée de Broken Bells s’est achevée, fin 2014. C’est à ce moment là que j’ai commencé à bricoler un peu dans mon coin et à enregistrer quelques idées de base pour les morceaux du futur album. Les choses sérieuses ont démarré six mois plus tard environ. C’était un contexte un peu particulier puisque ma fille venait de naître. Ma femme s’occupait donc du bébé pendant une bonne partie de la nuit et je prenais le relais le matin : je me levais assez tôt pour préparer le petit déjeuner de nos deux aînés avant de les emmener à l’école. A mon retour, je m’asseyais à la table de la cuisine avec ma guitare, un bol de café et mon téléphone sur lequel j’enregistre toutes les idées qui me passent par la tête dans la journée. C’est là que j’ai essayé de construire progressivement les premières ébauches des chansons. Je passais ensuite quelques heures dans le studio que j’ai aménagé dans une espèce de grange, juste à l’arrière de la maison. J’ai dû potasser pas mal de manuels pour apprendre à me servir du matériel que j’y ai installé parce que je n’ai pas l’habitude de produire moi-même un album. Ensuite, je retournais faire la sieste ! (Rire.) Je me suis installé dans cette routine quotidienne jusqu’à ce que les morceaux prennent forme, peu à peu.

Combien de temps te faut-il pour composer une chanson ?

Parfois cela prend plus plusieurs années. (Il attrape une guitare qu’il ne lâchera plus ensuite.) Par exemple, j’avais ce petit bout de mélodie qui me trottait dans la tête depuis presque dix ans. (Il commence à jouer.) Tu vois ? Ça sonne un peu country, un peu comme du Johnny Cash. Et puis, bien plus tard, c’est devenu la trame de base de Mildenhall, l’une des chansons du nouvel album.

Tu décris un travail plutôt solitaire. A quel moment les autres membres du groupe sont-ils intervenus ?

Un peu plus tard. Je les ai conviés à m’aider dès que je suis parvenu à un résultat suffisamment abouti pour que je sache plus précisément quelle contribution je pouvais leur demander.

Est-ce que ce nouveau rythme de travail a également modifié le contenu des chansons ?

Je suis sûr que oui, mais je ne saurais pas te dire exactement en quoi. Le fait d’être père a profondément transformé mon point de vue sur l’existence et cela a forcément des conséquences sur ce que je peux écrire. Mais je suis incapable de savoir plus précisément lesquelles. J’ai toujours été très mauvais pour ce qui est de l’auto-analyse. C’est comme pour la nourriture : je suis persuadé que ce que je mange a des effets très profonds sur mon corps, mais je ne sais jamais très bien lesquels. Je suis toujours très admiratif de ces gens qui sont capables d’expliquer comment ils se sentent quand ils mangent un hamburger, mais je n’ai pas cette compétence. (Rire.)

Je trouve en tous cas que ton écriture est devenue un peu plus intime, comme si tu consentais à te dévoiler davantage dans les textes des chansons.

J’essaie de m’exprimer aujourd’hui de manière plus directe, c’est vrai. Je m’inspire souvent d’expériences personnelles que je transpose ensuite dans des personnages à la fois imaginaires et proches de moi. C’est comme cela que j’ai procédé pour écrire Fantasy Island par exemple. L’idée m’est venue à un moment où j’avais l’impression d’avoir raté le coche du succès, un peu comme si le monde du rock m’avait laissé de côté. Et puis j’ai imaginé ce que pourrait ressentir de similaire ce personnage de cascadeur quarantenaire, seul dans sa chambre d’hôtel, probablement divorcé et alcoolique, coupé du reste de sa famille parce qu’il s’est conduit comme un salaud alors qu’il est en train de grignoter ce qu’il a pu trouver dans le minibar. Ce n’est donc pas vraiment de l’autofiction ni une confession intime mais j’ai cherché à exprimer par sa bouche ce que j’avais pu ressentir plus jeune, quand il m’est arrivé de mal me comporter avec mes proches ou de faire les mauvais choix. C’est une chanson très triste en fait ! (Rire.)

Il s’agit donc d’exprimer une vérité personnelle par le truchement des personnages ?

Exactement. C’est en tous cas ce que j’essaie de plus en plus de faire. J’ai besoin de m’inspirer, au départ, d’une part de vérité directement ressentie ou d’une expérience que j’ai pu observer. C’est également le cas pour Rubber Ballz qui pourrait pourtant sembler totalement improbable. J’ai songé à un ami qui était amoureux d’une personne qui, manifestement, n’était pas du tout faite pour lui. Et puis j’ai grossi le trait de façon démesurée, jusqu’à dépeindre cette situation extrême où les deux protagonistes finissent par s’assassiner l’un l’autre.

Pour ce qui est de l’atmosphère musicale, la première partie de l’album semble à la fois plus légère et plus directe, alors que la seconde est plus apaisée.

Je voulais vraiment que la batterie soit très présente sur les premiers morceaux. Et que les rythmiques soient également plus variées. Il y a même des éléments de ska sur certains titres.

Peut-être bien que je suis devenu accro aux rythmes et à leur puissance en travaillant sur les albums de Broken Bells. J’avais envie de retrouver enfin un peu de cette énergie sur un album des Shins.

Le traitement des voix est également devenu plus complexe et plus maîtrisé sur Heartworms : il y a davantage d’harmonies, de pistes superposées.

Oui, c’est vrai qu’avec le temps, je suis devenu plus confiant dans mes capacités de chanteur. Je suis moins complexé par ma voix qu’à mes débuts. J’ai songé à utiliser l’autotune pour peaufiner certaines harmonies mais je n’ai pas dû bien comprendre comment fonctionnait ce gadget parce que le résultat n’était vraiment pas terrible. Mais je suis assez fier de moi, parce que, du coup, j’ai découvert une astuce dans mon logiciel qui m’a permis, en modifiant la vitesse de défilement du son, de monter d’une ou deux octaves. Ça m’a permis d’avoir cette voix de chipmunk ! (Rire.)

En écoutant Heartworms pour la première fois, et en dépit de ces évolutions, j’ai eu l’impression de retrouver la véritable identité des Shins, un peu comme si tu assumais finalement ce qui définit ton propre style.

C’est vrai. Dès le départ, j’ai eu l’impression de composer un album très fidèle au style des premiers albums. Du Shins classique en quelque sorte.

Et comment en définirais-tu les éléments constitutifs ?

(Il attrape sa guitare et commence à jouer.) Il y a ce rythme un peu bancal et puis ses accords bizarres qui démarrent en si. Je crois que ça m’est venu dans les années 1990, quand j’ai commencé à vouloir imiter ce que je croyais être le style mod des années 1960. J’écoutais aussi beaucoup les Beatles qui utilisaient beaucoup ces accords de septième mineure assez étranges. (Il plaque quelques accords en fredonnant.) Je pense que j’essayais aussi de m’inspirer des mélodies du R’n’B ou de la Motown. C’est assez classique finalement : un petit blanc qui essaie d’imiter les chanteurs noirs ! (Rire.)

Tu possèdes un statut un peu particulier dans le monde de la musique : ni totalement culte, ni totalement célèbre. Comment apprécies-tu cette position un peu particulière ?

C’est drôle : j’étais à Londres il y a quelques semaines pour des interviews. Et cette journaliste allemande, une jeune femme absolument magnifique, m’a raconté que, quand elle était lycéenne, ses amies et elle avaient inventé un nouvel adjectif, shinsy. Elles utilisaient ce terme pour désigner un certain genre de fille, pas super populaire ou totalement cool. Mais pas non plus trop marginale ou coincée. Tu te rends compte : les Shins sont devenus un nouvel élément du vocabulaire allemand ! (Rire.) Voilà, ça résume assez bien notre place : nous sommes pile au milieu. Nous ne deviendrons jamais aussi connus que The Jesus And Mary Chain. Mais nous ne sommes pas non plus totalement radicaux. A vrai dire, je n’ai jamais été cool. Non ! Ce n’est pas exact. Il y a eu un bref moment où j’aurais pu devenir cool, mais j’ai tout gâché ! (Rire.) Juste après la sortie de notre premier album, Blonde Redhead nous a demandé de faire leur première partie, et ça, ça nous aurait rendus super cool. Et puis ils nous ont rencontré, ils ont vu notre look de ploucs du Nouveau Mexique … Et là, ils ont dit : beurk et ils ont tout annulé ! (Rire.) Mais je m’en suis remis.