Sprints (Letter to Self) 2
© Conor O’Beirne

Sprints : “Il y aura toujours une bonne raison d’être en colère”

Entre radicalité queer et post-punk nourri aux larsens et à la culture dublinoise, rencontre avec Karla Chubb, leader de la première sensation de 2024, Sprints.

Certaines choses mettent du temps à venir. Pour le meilleur. Trois ans après ses débuts dans le richissime circuit underground irlandais, Sprints dévoile ce vendredi 5 janvier chez City Slang Letter to Self, premier album à l’écriture autobiographique révélant un dur chemin vers l’acceptation de soi.

As-tu besoin d’être dans un état d’esprit particulier pour écrire des textes de façon aussi viscérale ?

Karla Chubb : Pour être honnête, pas vraiment. Je ne sais pas trop comment ça se passe pour les autres artistes, mais je me sens chanceuse de ne pas avoir besoin de ça. J’aime bien dire que mon songwriting est une sorte de «vomi de mots» qui peut sortir à n’importe quel moment, que je sois en train de lire, de regarder une vidéo, de suivre les actualités, etc. C’est valable tant que j’ai quelque chose de potentiellement inspirant devant mes yeux – et beaucoup de choses peuvent m’inspirer.

J’ai toujours près de moi mon téléphone, sur lequel je note énormément de bribes, j’enregistre des mélodies qui me passent par la tête, et quand j’ai ma guitare à proximité, j’improvise un peu. Mais je ne suis pas du genre à me dire immédiatement : «Je dois terminer la chanson». J’aime prendre mon temps. Si je sens que je tiens quelque chose, je vais en parler aux autres et on travaille dessus ensemble, mais ce n’est pas fait dans l’urgence.

Par chance, je n’ai pas encore atteint le moment où j’aurais un syndrome de la page blanche. Après, je me dis parfois que mon approche autobiographique finira par s’assécher un peu. Mon écriture a quelque chose de très cathartique et thérapeutique, parce que je me penche beaucoup sur mon passé et mes traumas, mais arrivera peut-être le jour où je n’aurai plus besoin ou envie d’en parler. Il faut toujours se réinventer un peu pour garder l’audience attentive et la création amusante. Mais en même temps, je me dis qu’il y aura toujours une bonne raison d’être en colère !

Y-a-t-il une raison à ce que le dernier morceau de l’album, Letter to Self, lui donne son nom ?

Karla Chubb : Je pense que le titre de l’album est venu avant cette chanson. C’était à mes yeux une très belle façon de résumer le contenu autobiographique du disque, son message – écrire pour toi, documenter ton passé en espérant que ça résonne chez d’autres. Je me demande si je n’ai pas encore la démo de ce morceau, d’ailleurs. Je me souviens que c’était au départ une idée qu’on avait mise de côté, la quarante-deuxième sans doute, avant que notre bassiste ne trouve cette outro qui fonctionnait parfaitement pour un morceau de clôture. Les paroles ont été écrites à la dernière minute, comment si on était en présence du générique de fin d’un film. L’album étant très intense, le terminer par un moment de calme, pour refléter le chemin que tu viens d’emprunter, ça donne envie de le réécouter.

Les paroles de Letter to Self ont été écrites à la dernière minute, comment si on était en présence du générique de fin d’un film

Karla Chubb

Dans Ticking, premier morceau du disque, tu te demandes si tu es en vie ou non (“Am I alive ?). Dans Letter to Self, la chanson, tu réalises que tu es en vie (“I am alive”). Ça amplifie vraiment la sensation de chemin vers la rédemption, en quelque sorte. Dirais-tu que tu avais besoin d’exprimer toute cette rage pour te sentir vivante ?

Karla Chubb : Je suis ravie que quelqu’un ait remarqué ça ! Le début du disque se fait dans l’angoisse, la dépression, le questionnement. Il se termine par l’acceptation que ressentir ces choses me fait me sentir vivante. Je suis une personne, avec ces choses qui font partie de mon histoire et qui m’ont fait grandir. Je ne peux pas les changer, mais je peux encore influer sur mon futur. La musique m’a permis d’y arriver. Toutes les émotions sont aussi des facettes d’une même pièce. La joie et la tristesse, la souffrance et le plaisir, l’angoisse et la tranquillité. Si tout était linéaire, ce serait juste chiant de vivre. Le côté «artiste torturé» est un peu cliché, et en même temps il reste vrai. Si tu as connu les ténèbres, tu apprécies la lumière d’autant plus. Écrire des choses aussi personnelles peut sembler effrayant, mais c’est nécessaire. Et si je peux survivre aux critiques qui viendront au moment de la sortie, alors c’est parfait !

Tu mentionnes plusieurs fois les termes «père» et «mère» dans les paroles de Letter to Self. Est-ce la figure d’autorité parentale, la figure religieuse ou tes propres parents ? Tu le fais d’ailleurs en allemand, sur Ticking.

Karla Chubb : Un peu des trois, pour être honnête. L’Irlande est évidemment un pays marqué par la culture chrétienne catholique et où le rapport à la religion est très fort. Pour ce qui est de l’usage de l’allemand, je suis née en Irlande mais j’ai passé une partie de mon enfance en Allemagne. Il faut voir ce passage comme une crise d’identité, comme ce que j’ai pu ressentir toute ma vie. Dans Cathedral, où je refais référence aux termes «mère» et «père», il y a une volonté de ma part de parler de cette idée de queerness qui m’est chère et qui reste une cible privilégiée pour beaucoup de gens sur cette planète qui, motivés par des raisons religieuses par exemple, cherchent à te réduire au silence en pensant avoir la vérité absolue sur ce qui est sain ou non de montrer aux enfants. Alors qu’en réalité, ils ne font que blesser davantage de gens.