Souvenirs ‘magic’ : rencontre avec Labradford en 1999

On s’en doutait déjà. On le sait désormais avec certitude. Labradford est un groupe rare. Loin des modes. Loin des mouvements. Loin de toutes les catégories déjà envisagées. Forts d’une discographie qui frôlait déjà l’excellence, Mark Nelson, Carter Brown et Robert Donne viennent de réaliser E Luxo So, cinquième étape vers une perfection que le trio nie pourtant pouvoir atteindre un jour. Un disque envoûtant, incroyable de fragilité, insolent de minimalisme. Une invitation au rêve. Au voyage. Il suffit de fermer les yeux. Et de se laisser guider.

ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°31Silence. Pénombre. Recueillement. Quelques notes de piano s’élèvent. Une, puis deux, puis trois silhouettes se détachent sur le mur immense et immaculé. Le public est assis. Certains baissent la tête. D’autres ferment les yeux. Labradford est à Vienne. Pour donner un unique concert – mais ce terme est-il vraiment approprié pour qualifier une prestation de l’étrange trio nord-américain ? Toute la jeunesse branchée s’est donné rendez-vous dans cette église moderne à l’architecture indescriptible et perdue sur les hauteurs de la banlieue de la capitale autrichienne. Pendant quarante-cinq minutes, personne n’osera ni même risquer d’éternuer, pour mieux apprécier les compositions de E Luxo So. Seule la fin du set est accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Presque inutile. Labradford ne reviendra pas. “Il est évident que ce lieu nous convenait parfaitement”, explique le lendemain matin un Mark Nelson à peine réveillé. “Il sied mieux à notre musique que les clubs de rock où nous nous produisons d’habitude. Même le public, qui était assis, a pu ainsi avoir une autre vision de notre musique : il n’en a pas eu la même perception que s’il avait été debout, comme c’est le cas en général.

Maintenant, c’est vrai que j’aime bien le challenge que l’on doit relever parfois dans des salles plus ‘classiques’, pas toujours adéquates aux ambiances que l’on essaye de créer”. “On n’a effectivement pas la chance de pouvoir se produire dans ce genre d’endroit tous les jours”, reprend Robert Donne. “Il nous est arrivé de ces trucs… Je crois que la pire expérience que l’on ait connue, c’était dans une ville de l’Ohio.  On jouait dans une sorte de… pizzeria, en première partie de hippies. Il n’y avait personne pour notre concert… Pendant ce temps, l’autre groupe faisait la fête dans le bar d’en face et, de temps à autre, quelqu’un de son entourage venait voir si nous avions terminé ou pas… On a quand même respecté notre set-list, puis on a rangé notre matériel et l’on est parti. Sans même réclamer nos cinquante dollars. Mais le pire, c’est que l’ingénieur du son s’était plaint de notre volume sonore ! Tu te rends compte ! Et encore, à l’époque, on n’utilisait même pas de séquenceur”.

Perception

Se plaindre d’un volume sonore à un concert de ce groupe pas comme les autres – au discours parfois aussi économe que sa musique – pourrait équivaloir à affirmer que, pourquoi pas, le Velvet Underground est originaire de Paris. Depuis ses débuts, Labradford, d’abord duo le temps d’un premier album, Prazision, avant de devenir trio, semble au contraire obnubilé par le fait de transformer le silence en musique. Ou, peut-être, la musique en silence. Avec E Luxo So, cinquième volet d’un parcours mené dans la plus grande discrétion, sans vague, en refusant les associations un rien trop faciles (la nébuleuse Tortoise & Co), Labradford a atteint une forme de plénitude. Ce disque, déjà intemporel, saisissant d’austérité mélodique, d’hypnotisme mélancolique, dévoile une formation au summum de son art. E Luxo So ressemble au disque parfait, où – il faut y revenir – le silence devient nécessaire à la grandeur d’une musique d’une beauté extatique. “C’est vrai que la part accordée au silence est plus importante dans cet album que dans nos disques précédents… On n’y a pas pensé de façon”, explique Robert. “Personnellement, c’est quelque chose que j’avais en tête, mais on n’en a pas parlé ensemble pendant l’enregistrement… Pourtant, la communication joue un rôle primordial dans notre façon de travailler. Elle est peut-être plus importante qu’une répétition normale”. “La grande différence tient aussi du fait que nous avons varié les combinaisons cette fois, les approches musicales… Nous ne nous sommes pas imposé d’utiliser une basse, une guitare, un clavier sur chaque morceau. Sur un titre, il n’y a que du piano, sur un autre, que de la guitare”, tient alors à préciser Mark.Sur Mi Media Naranja, les titres étaient juste des lettres de l’alphabet. Cette fois, il n’y en a aucun… C’est pour vous une sorte de déclaration d’intention, une façon de montrer que la musique n’existe que par elle-même ?

Mark : Oui, si tu veux. Mais il ne faut pas y accorder autant d’importance. C’est avant tout un jeu. On voulait le moins de texte possible, on a donc utilisé l’espace accordé en général aux titres pour les crédits du disque.

Robert : En fait, pour ce qui est de notre musique en tout cas, un titre n’a pas vraiment de signification : on aurait pu intituler tel morceau Ashtray, ça n’en aurait pas changé sa perception. Enfin, je ne pense pas…

On a l’impression que E Luxo So achève une trilogie, débutée avec Labradford

Hum, peut-être. Mais nous pensons toujours à chaque disque comme une entité distincte du précédent. Cela dit, il existe un lien inconscient, et je crois que les trois derniers albums sont la résultante d’une évolution logique.

En général, vous êtes contents de vos enregistrements ?

M. : Il y a toujours des détails que je n’aime pas. Etre satisfait de ton propre travail est quelque chose d’assez difficile, je trouve. De toute façon, ce n’est pas très grave car, pour moi, un morceau représente une époque donnée et sa version est alors forcément la meilleure interprétation que nous pouvions en donner à cette époque bien précise. Ensuite, il est évident que tu nourris certains regrets de n’avoir pas appliqué telle ou telle idée, par crainte ou par oubli. Mais bon, parfois, en studio, il faut parfois prendre une décision rapidement et ce ne sera peut-être pas la meilleure. Voilà, c’est comme ça, il suffit juste d’en être conscient…

Et vous pensez que ces erreurs sont nécessaires à la musique de Labradford ?

Oui bien sûr… mais ce n’est pas différent de la vie de tous les jours : tu éprouves toujours le regret de n’avoir pas fait telle ou telle chose, alors que tu aurais pu. Mais ce sont ces erreurs aussi qui te permettent d’appréhender mieux les situations futures. Je ne crois pas que la musique puisse être parfaite… À partir de là, il faut savoir vivre avec cette idée, sans pour autant qu’elle devienne une obsession.

R. : On pourrait passer des mois et des mois sur un détail sans en être plus satisfait… Et ce serait d’une telle situation que pourrait naître la frustration.

Vous ne pensez jamais atteindre une certaine forme de perfection, alors ?

M. : Non… Impossible.

R.: Et si jamais on atteignait cette perfection, il ne servirait plus à rien de continuer.

M. : Et puis, le simple fait de penser que tu peux un jour atteindre la perfection sous-entend que tu dois avoir un sacré problème avec ton ego… (Sourire.)

Mais il n’y a donc aucun disque que vous considérez ou que vous avez considéré comme parfait ?

(Il réfléchit longuement.) Hum, C’est une question intéressante… Peut-être la BO de The Dutch Harbor, dans les disques récents… Sketches Of Spain de Miles Davis également.

 

Excitation

Comment composez-vous en général ?

R. : En fait, la seule règle que nous suivons, c’est de n’avoir aucune règle. Chez nous, tout peut être le point de départ d’une chanson, juste un son, voire même une note. En général, on travaille chacun dans notre coin puis on apporte cette idée, que les autres vont essayer d’enrichir.

M. : Pour nous, une chanson, c’est surtout une introduction que l’on va tenter de faire évoluer dans une direction qui nous intéresse.

Dans ce cas, vous ne pouvez jamais vraiment savoir quand une chanson est terminée ?

R. : Disons qu’elle est terminée quand nous décidons d’y mettre fin en studio. Ce sera la version la plus définitive possible.

En concert, vous ne pensez pas pouvoir donner une version encore “plus” définitive de certains de vos morceaux ?

M. : Non, certainement pas ! Pour nous, le concert n’est pas un espace créatif, il s’agit juste de recréer quelque chose de déjà existant. En fait, on essaye avant tout ne pas échouer dans la réinterprétation de nos morceaux.

Il vous arrive d’abandonner certaines idées, parce que vous ne pouvez pas les emmener aussi loin que vous le désiriez ?

Bien sûr ! Surtout lorsqu’on utilise le sampler. Parfois, on y revient quelque temps après… Mais, en général, si ça n’a pas marché la première fois, on reste assez méfiant. (Sourire.) On préfère aller de l’avant. Mais, il n’y a aucune frustration. Bien au contraire, il n’y a que de l’excitation… Parce qu’au départ, tu ne sais jamais vraiment jusqu’où tu vas pouvoir aller avec telle ou telle idée.

Mark, tu es aussi l’unique membre de Pan-American. La frontière entre les deux groupes est-elle assez claire pour toi ? Sais-tu toujours quelle idée tu vas destiner à Labradford et quelle autre tu vas garder pour Pan-Am ?

(Sourire.) C’est une question difficile, surtout en présence de Robert ! Disons que lorsque je travaille à partir du séquenceur, je me destine plus à Pan-American, alors que lorsque je travaille à partir d’une guitare, il y a de grandes chances pour que je destine mes trouvailles à Labradford…

En 1996, au moment de la sortie de Labradford, tu déclarais qu’il n’y aurait peut-être qu’un seul album après. Vous en avez déjà sorti deux autres, pourtant…

Ce n’était pas de la frime. Chaque album est une remise en question. Personne ne peut dire ce qu’il va advenir, ni Carter, ni Robert, ni moi. Avec E Luxo So, nous avons enregistré notre disque le plus minimaliste. Je sais pertinemment que l’on peut aller plus loin encore dans cette veine. (Sourire.) Ça peut être intéressant. Aujourd’hui, la seule certitude que nous ayons, c’est que nous ne reviendrons pas à des compositions plus structurées. Nous n’en avons aucune envie.