«Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la musique est un refuge en même temps qu’une terre d’aventure ?» – Le Top 2025 de Pierre Lemarchand

Je n’ai pas hésité : à mes yeux, le plus bel album de l’année 2025 est "Reservoir of Love", le onzième album de Shannon Wright en 25 ans, paru en février. Je l’ai inscrit tout en haut d’une page vierge de mon carnet, de l’écriture la plus soignée possible, comme on dit merci.

Je n’ai pas hésité : à mes yeux, le plus bel album de l’année 2025 est Reservoir of Love, le onzième album de Shannon Wright en 25 ans, paru en février. Je l’ai inscrit tout en haut d’une page vierge de mon carnet, de l’écriture la plus soignée possible, comme on dit merci. J’y ai accolé le numéro 1.

J’ai vu deux fois Shannon défendre les chansons de son disque en concert. Tout d’abord, le jour du printemps dans l’enceinte du cirque nomade Zingaro à Aubervilliers – la piste circulaire du théâtre de Bartabas, habituellement foulée par les sabots des chevaux, était parfaite pour elle – ses mots « We run like horses on electric light » (Shadows) se sont détachés dans l’air vibrant et saturé de fumée. Puis le jour de l’automne, dans une petite salle près de Rouen – j’étais à un mètre, Shannon jouait de plain-pied, elle dansait sa danse étrange, perdue en elle-même mais infiniment reliée à chacun des spectateurs ; la musique était partout, elle est entrée en chaque cellule de mon corps, je l’ai sentie circuler jusqu’au bout de mes doigts.

Les deux fois, elle était accompagnée de ses vieux amis, Todd Cook et Kyle Crabtree, la section rythmique du groupe chicagoan Shipping News. Jamais puissance n’est si tendre qu’en leur compagnie. Shannon était vêtue, comme souvent, tout de jean bleu, Converses blanches, chevelure rousse venant se mêler, tandis qu’elle se penchait, aux boiseries moirées de sa Jazzmaster, rouge aux lèvres écarlates – tout comme le cœur, rouge sang, que l’on devine en-dedans.

En une année calamiteuse – rarement cru fut plus amer et désespéré que 2025, rarement l’humanité plus niée, le cynisme roi –, la musique a été source de réconfort. En tête, donc, l’album Reservoir of Love, concentré d’amour et de rage, main tendue et poing levé. L’autrice, compositrice, interprète et multi-instrumentiste américaine n’a rien perdu de son intensité. Pour elle, la musique est une histoire de vie ou de mort – si la maladie et le deuil ont été les moteurs de son album, il déborde de vitalité.

Fabriquer les chansons les plus sincères possibles, c’est la seule chose que Shannon Wright puisse faire pour offrir de l’Amérique un autre visage que celui du fuckin’ monster qui la représente aujourd’hui. Qu’elle jette, dans une bataille d’une telle inégalité, toutes ses forces, cependant minées par la maladie et le doute, est bouleversant. Ceux que Leonard Cohen nomma en son temps les beautiful losers – les perdants magnifiques –, les outsiders, ne cesseront jamais de m’inspirer. En musique comme ailleurs, c’est parmi eux que je veux être. En ses marges, le monde peut être vivable.

Je m’en rends compte en écrivant ce texte : ce top 10 (enfin 11, car j’ai triché) est saturé d’Amérique. Le Français Lila Sober (Clément Caillierez, un temps échappé des Psychotic Monks), l’Irlandaise Hilary Woods et l’Australien Peter Milton Walsh (The Apartments à lui tout seul) font exceptions.

Je m’aperçois d’autres choses : la présence manifeste de musique expérimentale (chez Tiny Vipers, Lila Sober, Hilary Woods) et la part importante de disques enregistrés « à la maison », avec les moyens du bord, dictés par un besoin irrépressible, la nécessité de fabriquer des chansons comme on assemble des radeaux, comme on compose des albums photos, comme on écrit les pages d’un journal, comme on sculpte.

Reservoir of Love a ainsi été échafaudé en autarcie, tout comme Different Drums, Aloha Means Goodbye ou encore Tormentor. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la musique est un refuge en même temps qu’une terre d’aventure ? Qu’en une époque où tout se vend, tout s’achète, je m’accroche à des disques d’artisans ?

Je distingue aussi de nombreux albums consécutifs à un long silence : 5 ans pour The Apartments, 6 pour Shannon et Jesy Fortino (Tiny Vipers), 20 pour Edith Frost. Alors, la musique ne nous abandonnerait jamais ? On peut assurément toujours compter sur sa présence – elle est un point cardinal, quand tout déboussole et dévisse.

Ces disques-là, je ne les ai pas lâchés, je les ai gardés tout près – et j’ai passé l’année.
À l’élégance et à la classe de The Apartments, Micah P. Hinson et Eve Adams, je me suis arrimé. De la folie douce de Horsegirl, Edith Frost et Michael Hurley, je me suis nourri. Dans les paysages de Hilary Woods et Tiny Vipers, je me suis perdu. Dans les larmes de Lila Sober et sur l’épaule de Troy Von Balthazar, je me suis consolé. Dans le réservoir d’amour de Shannon Wright, j’ai plongé.

Et j’ai passé l’année.

Le top 10 2025 de Pierre Lemarchand

SHANNON WRIGHTReservoir of Love

HORSEGIRLPhonetics On and On
EDITH FROST In Space
MICHAEL HURLEYBroken Homes and Gardens
THE APARTMENTS That’s What the Music Is For
HILARY WOODS Night Criu
MICAH P. HINSONThe Tomorrow Man
TROY VON BALTHAZARAloha Means Goodbye
LILA SOBER Different Drums
TINY VIPERSTormentor
Ex-aequo
EVE ADAMSAmerican Dust