«On se donne des airs sérieux, mais on continue de classer nos disques comme à l’époque où l’on attendait fébrilement le numéro un du Top 50» Le Top 10 2025 de Franck Narquin

On pourrait croire que faire un Top 10 est une lubie de critique en manque d’autorité. Mais Aristote expliquait déjà que l’esprit humain comprend mieux le monde en le rangeant dans des catégories tandis que Bergson voyait dans nos découpages mentaux un moyen de saisir un réel trop fluide.

Les neurosciences le confirment, notre cerveau adore numéroter ce qui le dépasse. Faire un classement, ce serait donc simplement tenter d’imposer un peu de géométrie à nos émotions. Et pourtant, ce que je retiens vraiment, ce ne sont pas les Grecs anciens, mais Marc Toesca qui murmure « Salut les p’tits clous », les listes obsessionnelles de Nick Hornby dans Haute Fidélité et même le Hit Machine de Charli et Lulu, où l’on croyait fermement que le monde se divisait en montées et descentes. On grandit, on se donne des airs sérieux, mais on continue de classer nos disques comme à l’époque où l’on attendait fébrilement le numéro un du Top 50.

Plus qu’un classement, un Top 10 est une carte au trésor où chaque disque est un fil qu’on tire. On croit mettre de l’ordre, et soudain défilent des dizaines d’autres albums, des collaborations oubliées et des ramifications inattendues. C’est le film de notre année musicale qui se rembobine. caroline 2, disque absolument inclassable, est le point de départ idéal pour un cadavre exquis. Un collectif à huit têtes, aucune hiérarchie interne et une prise de décision horizontale, comme chez Black Country, New Road, NYX ou The New Eves. Des groupes sans leader où les idées circulent plus vite que les égos, capables d’inventer des formes nouvelles. Mêlant folk, post-rock sinueux, rythmiques électroniques et autotune, caroline abolit les genres et invite Caroline Polachek, trait d’union entre plusieurs de mes coups de cœur de l’année. Caroline chez caroline, certes, mais Polachek partout. Chez Blood Orange, d’abord, qui dans son superbe Essex Honey ne cesse de nous confier qu’il est « still a young boy from Essex », pour paraphraser Charli XCX, laquelle conviait déjà l’Américaine à remixer Everything Is Romantic. Et comme tout ce petit monde est irrémédiablement romantique, c’est Polachek encore qui, quelques années plus tôt, avait embarqué en tournée une jeune musicienne française nommée Oklou.

Dans choke enough, Oklou poursuit ce mélange étrange entre naïveté chantée, électronique veloutée et mélodies presque liquides. C’est un disque très pur, très simple en apparence, mais tissé comme un organisme vivant. La filiation avec FKA twigs, Saya Gray ou Smerz saute aux oreilles. Pour cette génération, la pop n’est plus un format mais un matériau qu’on étire, qu’on découpe et qu’on remonte comme dans un atelier de couture expérimentale. Et qui dit couture dit déguisement, dit masque dit COSPLAY. Sur ce terrain, Sorry théorise littéralement l’idée de changer de peau pour mieux saisir son époque. Leur pop décomplexée s’autorise le sample et la citation, reprenant pêle-mêle Guided by Voices, Jay-Z et Kanye West. Mais le maître du travestissement reste Vegyn, véritable héros de mon année musicale, avec sa relecture passionnante de Air dans Blue Moon Safari, mais aussi son projet Headache, en collaboration avec un mystérieux parolier dont on doute de l’existence réelle et une voix générée par IA.

De Vegyn à John Glacier, il n’y a qu’un pas (il a produit sa première mixtape). Avec Like A Ribbon, l’Anglaise s’impose comme une des voix les plus singulières du moment. Hip-hop glacial, R&B futuriste, pop moderne, électro mutante : tout se fond dans cet OVNI impeccable venu de South London, cette zone grise où gravitent Dean Blunt, auteur de Lucre, sept titres, quinze minutes et autant de fulgurances, Tirzah, qu’on entend sur Essex Honey, et bien sûr nos têtes à claques préférées, bar italia. Avec Some Like It Hot, le trio passe à la vitesse supérieure et quitte son cocon arty et branché pour de nouveaux horizons. Si vous pensez, comme certains, que « bar italia, c’était mieux avant », rassurez-vous car la mafia bar italienne n’est pas près de tomber grâce à ses innombrables ramifications, de Double Virgo à Eterna, de mark william lewis à Rita P.

Si Londres invente des formes, la rage a grondé bien plus au nord. Dans le Teesside avec Constant Noise, le brûlot de Benefits, ou à Manchester, avec Maruja et leur incandescent Pain To Power, qu’on pourrait résumer comme la rencontre entre John Coltrane et Rage Against The Machine. Mais si Maruja nous secoue autant, c’est peut-être parce que leurs racines plongent aussi du côté de l’Irlande, qui depuis quelques années ressemble à un laboratoire sonique sous stéroïdes. Une île entière transformée en couveuse à bruit. Cette année, on a encore pris des claques à répétition : Chalk, YARD, The Null Club, Sprints ou les sulfureux KNEECAP, ennemis jurés de Bruno Retailleau et, par conséquent, nos meilleurs amis. Une scène urgente, abrasive et électrique. Dublin (et Belfast) is burning ! Et c’est là que surgit Maria Somerville, comme une apparition dans la brume irlandaise. Avec Luster, elle signe l’un des disques les plus doux et les plus envoûtants de l’année, un album qui flotte dans l’air comme un fantôme bienveillant, réveillant de doux souvenirs des années 90 sans jamais flirter avec la nostalgie.

C’est justement la voie d’une icône des années 90 que suit Rosalía. Si Björk ne prononce que quelques mots sur Berghain, son esprit infuse tout LUX. Vision globale et exigence artistique, inspiration avant-gardiste pour une œuvre grand public. Rosalía chante en treize langues, mêle musique classique, pulsations électroniques, incantations flamenco et chœurs qui semblent traverser les siècles. Ce disque ample, démesuré même, aurait pu étouffer sous sa propre ambition, mais il se révèle d’une légèreté presque improbable. Le lien avec les autres disques du classement semble ténu et pourtant une évidence s’impose : LUX réussit à réunir tout ce qui a traversé cette année — la vitalité des collectifs, la joie de brouiller les pistes, la tentation du masque, le besoin de se réinventer, la douceur comme contrepoids à la fureur et la capacité à faire dialoguer les marges et le grand public sans jamais trahir ni l’un ni l’autre. Elle attrape les gestes de 2025 dans un album-monde pour fermer ce cadavre exquis — ou peut-être, déjà, en ouvrir un autre.

Le Top 10 de Franck Narquin
CAROLINEcaroline 2
MARUJAPain to Power
ROSALIALUX
JOHN GLACIERLike A Ribbon
MARIA SOMERVILLELuster
OKLOUchoke enough
BLOOD ORANGE Essex Honey
SORRYCOSPLAY
BAR ITALIASome Like It Hot
HEADACHEThank You For Almost Everything

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