Nina Nastasia, 2022
Nina Nastasia | Photo © Theo Stanley

Nina Nastasia, en concert vendredi à Paris : “Je me suis souvenue à quel point j’aimais jouer de la musique”

L’Américaine Nina Nastasia a fait paraître en 2022 son septième album, "Riderless Horse", après douze années de silence discographique. Elle le joue ce vendredi à Paris (L'Archipel, 20h00). Cinq places sont à gagner. Écrire à jeuconcours@magicrpm.com pour participer.

Cet extrait est issu de notre entretien avec Nina Nastasia paru dans notre hors-série consacré aux 100 meilleurs albums de l’année 2022. Riderless Horse en occupait la 14e position.

Riderless Horse, septième album de Nina Nastasia paru fin juillet 2022, rompt douze années de silence discographique. L’Américaine, découverte à l’aube du XXIe siècle par le DJ anglais John Peel, accompagnée depuis ses tout débuts par l’ingénieur du son chicagoan Steve Albini, revient sans équipage. Sa voix et sa guitare, solitaires, soutiennent des compositions une fois encore renversantes. Toutes sont inspirées et hantées par la disparition de son compagnon – ainsi qu’éditeur et manager – Kennan Gudjonsson, qui se donna la mort après qu’elle l’avait quitté, mettant un terme à une relation infernale. Parler de Riderless Horse, disque de deuil et de renaissance, est donc parler de fantômes, de culpabilité et de liberté. C’est tenter de trouver les mots, de les expulser d’une gorge qui se noue, de les faire se frayer un passage parmi les sanglots mais c’est aussi, assurément, étreindre un immense espoir – celui suscité par la musique retrouvée.

Le choix de la solitude, d’une guitare et d’une voix seules, tranche avec le reste de ta discographie où les cordes ou encore les percussions sont très présentes : comment s’est opéré ce choix ?

C’est un choix qui découle directement de la mort de Kennan. Notre relation nous faisait vivre dans une bulle. Aussi, quand il a disparu, je me suis sentie très seule, même si j’étais entourée de nombreux amis. Il m’a fallu me souvenir de qui j’étais. J’avais perdu beaucoup de moi-même dans notre relation ; toute confiance en moi m’avait quittée, je suis donc devenue de plus en plus soumise : voilà pourquoi je me suis vraiment perdue. J’avais besoin de comprendre et me prouver que je pouvais à nouveau faire des choses par moi-même : conduire une voiture ou écrire une chanson et, peut-être même, la jouer à quelqu’un d’autre que Kennan. Il était un filtre pour tout. C’était un remarquable éditeur. Il comprenait tout de suite ce qui fonctionnait ou non, et pourquoi. C’était une personne formidable à avoir auprès de soi et il m’a énormément appris. À sa mort, j’ai été traversée par une sorte de sensation douce-amère. Cela revêtait beaucoup de sens pour moi de faire le disque toute seule. Et j’espère qu’il en ressort de la joie – la joie que j’ai ressentie quand j’ai compris que j’étais capable de faire les choses par moi-même, que je pouvais choisir de vivre ma vie. J’espère qu’il y a de l’espoir dans ce disque et pas seulement une part d’ombre… Je dois avouer que je n’écoute pas ces chansons très souvent, mais je dois commencer à le faire maintenant pour me préparer à les jouer en concert. Et je vais devoir affronter cette part d’ombre, qui existe, immanquablement…

Parlons de ta voix, qui est l’élément central de cet album. J’imagine que tu as abordé le chant de manière différente que pour tes disques précédents ?

Oui, très… J’espère que ce que je vais te dire ne te semblera pas trop affecté, voire idiot ! Auparavant, je pouvais prendre du recul avec mes chansons, et elles auraient pu voyager d’un disque à l’autre. Évidemment, je me suis toujours sentie très liée, connectée à elles mais, en même temps, je pouvais m’en extraire pour réfléchir à la façon d’aborder le chant techniquement. Cette fois, la gageure pour moi était de pouvoir les chanter sans être trop bouleversée, envahie par l’émotion. Elles sont toutes une description brute, immédiate de ce que je ressentais, de ce qui était en train de se passer en moi et dans ma vie. La connexion était totale, aucun recul n’était possible. Il y a une autre grande différence entre ce disque et les autres : c’était la première fois que je travaillais avec Steve Albini en tant que réalisateur artistique et non simple preneur de son – et Dieu sait quel son magnifique il sait obtenir… Et ça a pris tout son sens car plus j’enregistrais de disques avec lui, plus il s’impliquait, plus il avait une opinion sur la façon dont les chansons devaient sonner. Parce que d’habitude, Steve laisse les artistes décider de la direction artistique qu’ils souhaitent prendre, de quelle prise est la bonne. Là, il a été très présent quant aux choix concernant le chant. Je mesure la chance que ça a été de l’avoir à mes côtés. 

Comment s’est passé l’enregistrement avec Steve Albini ? Il y avait un deuxième homme avec vous, Greg Norman. Ces chansons, écrites dans la solitude, tu les as partagées avec eux.

C’était une très belle session d’enregistrement. Les derniers temps, je ne prenais plus de plaisir à faire de la musique ; c’était devenu trop dur et stressant. Travailler avec Kennan était une expérience incroyablement intense mais je ressentais un manque de liberté et une pression grandissante. Lors de l’enregistrement, c’est comme s’il était là car Steve et Greg le connaissaient très bien, nous sommes des amis proches. Cette session a été comme une sorte de mémorial – apaisée, exempte de sentiments négatifs. On se levait le matin, on prenait un café et on enregistrait. On faisait une pause pour le déjeuner et le dîner : on s’asseyait à une table ensemble et on buvait, on riait et on pleurait en nous souvenant de Ken. Nous étions soudés. C’était un scénario assez parfait.

J’avais vécu auparavant avec Steve et Heather, sa femme, dans leur maison à Chicago pendant environ trois mois, à travailler sur les chansons et à me ressaisir, à mettre ma vie en ordre. Heather est une force de la nature : elle a été une sorte de coach pour moi. Elle m’a remise sur pied. C’est elle qui a suggéré de ne pas enregistrer le disque à l’Electric Audio, le studio de Steve : j’y avais tant de souvenirs d’enregistrements passés, ça me semblait si difficile. J’avais besoin de le faire dans un endroit différent. Elle a eu l’idée de louer une maison, un endroit paisible dans un cadre magnifique près de New York. Nous y avons retrouvé Greg Norman, qui a assisté Steve à la prise de son ; Greg est si drôle, il parvient à tout rendre léger et amusant. Steve était l’ingénieur du son et le réalisateur du disque. Nous nous connaissons si bien qu’il savait quelle prise était la bonne, si j’avais donné le meilleur de moi-même ou si on pouvait essayer d’aller plus loin. Steve a été formidable. Je me suis souvenue à quel point j’aimais jouer de la musique, écrire des chansons et les enregistrer. J’ai retrouvé ce plaisir pur débarrassé de toute angoisse, cette spontanéité si importante car pour moi, enregistrer c’est documenter où on en est à un moment précis. Peu importe ce qu’on en pensera deux ans plus tard, peu importe qu’on trouve le disque horrible ou génial, l’important est d’être le plus juste au moment présent. Avec Kennan, l’enjeu était de créer quelque chose de parfait. Et au fond de moi, je ne crois pas en la perfection. Riderless Horse est un disque très brut : peut-être aurais-je pu faire mieux, et peut-être m’en rendrai-je compte un jour prochain, mais cela n’a pas vraiment d’importance.

Je n’y avais pas pensé, mais les douze chansons de Riderless Horse, je les vois comme autant de confessions

Nina Nastasia

Ce qui caractérise aussi ce disque, c’est le long silence qui le précède, douze ans – si l’on excepte ton chant sur The Poisoner de Daniel Knox et une chanson, Handmade Card, tous deux magnifiques, tous deux en 2018. La musique ne t’a pas manqué ?

Eh bien, tu sais, je n’ai jamais vraiment arrêté de composer – je n’aurais pas supporté longtemps de vivre sans ça. J’ai pris plusieurs boulots et, en même temps, j’ai écrit et pu ainsi me sentir créative. Notre vie ne me laissait de toute façon que peu de temps pour me languir de la musique : c’était une lutte continuelle et si intense que nous menions pour simplement rester en vie. Nous nous tirions vers le bas ; nous tentions tout pour que notre couple marche mais nous coulions ensemble. Nous épanouir ensemble était devenu impossible.

Ce disque semble être une confession. Le son d’ouverture (une bouteille qu’on débouche, un verre que l’on emplit) installe l’auditeur dans une position intime d’écoute. Tu sembles lui dire : «Installe-toi confortablement, je vais te raconter mon histoire». Il témoigne aussi d’un chemin parcouru : le son de fermeture (le vent dans les carillons, un ruisseau) dessine un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, esquisse un sentiment de liberté trouvée.

Je suis très heureuse d’avoir, au début et à la fin, inclus ces sons. Mais je n’ai pas réfléchi à leur signification quand j’ai décidé de les mettre dans le disque. Ce sont comme des enregistrements de terrain. J’avais juste envie de «documenter» ces moments : nous avons débouché beaucoup de bouteilles durant cet enregistrement et nous aimions tant écouter l’eau qui cascadait et le son des carillons. Alors on a essayé de les incorporer dans les chansons mais ça ne fonctionnait pas. C’est ainsi que l’idée m’est venue d’ouvrir et fermer le disque avec. Et j’ai eu tellement de belles interprétations sur ce que cela signifie. J’adore ça ! Ton interprétation, j’ai envie de te la voler, de dire que c’est ainsi que j’ai réfléchi les choses… car je pense que tu as tout à fait raison. Et ce mot «confession» – on ne me l’avait jamais dit avant – je pense que tu as absolument raison là-dessus aussi. Je n’y avais pas pensé, mais les douze chansons de Riderless Horse, je les vois comme autant de confessions.

Tu évoquais, au début de notre conversation, l’interprétation de ces chansons en public. Comment l’envisages-tu ? Seule ?

Il me tarde de rejouer avec d’autres musiciens, mais pour cet album, je vais rester seule. J’ai fait une petite tournée aux États-Unis en première partie de Mogwai : en solo, juste moi et ma guitare. Je n’avais jamais pensé que j’en serais capable, car cela faisait si longtemps que je ne l’avais fait. La plupart du temps, j’ai vraiment apprécié ça, même si c’est très éprouvant pour les nerfs !