"Il faut imaginer Sisyphe heureux" : le Top 2019 de Jean-Marie Pottier

Jusqu'à la fin de l'année, nos rédacteurs publient le Top 10 de leur année pop. Jean-Marie Pottier ouvre la série. Le Top de la rédaction sera publié dans nos hors-séries de fin d'année à pré-commander et à pré-financer ici.

Jean-Marie Pottier a choisi de ne pas classer ses disques préférés et de les lister.

ANGEL BAT DAWID – The Oracle [International Anthem]
BIG THIEF – Two Hands [4AD]
ANDREW BIRD – My Finest Work Yet [Wegawam Music]
BILL CALLAHAN – Shepherd in a Sheepskin Vest [Drag City]
ALDOUS HARDING – Designer [4AD]
HOLLY HERNDON – Proto [4AD]
MATANA ROBERTS – COIN COIN Chapter Four: Memphis [Constellation]
TROPICAL FUCK STORM – Braindrops [Joyful Noise Recordings]
JEREMY TUPLIN – Pink Mirror [Trapped Animals Records]
WEYES BLOOD – Titanic Rising [Sub Pop]

+ Memorial Device (Buchet-Chastel), formidable premier roman de l’Écossais David Keenan qui retrace en vingt-six chapitres polyphoniques la geste d’un groupe fictif à l’époque post-punk.

Chaque année, plus encore qu’un album, un morceau, un concert, il y a souvent une ou deux phrases précises qui me marquent ou me hantent. Je dois incontestablement l’une de celles de 2019 à Sisyphus d’Andrew Bird, merveille sifflotante et grave extraite d’un album publié sous une recréation de La mort de Marat du peintre David: «I’d rather fail like a mortal than flail like a god, I’m a lightning rod / History forgets the moderates.»

«L’histoire oublie les modérés», on trouvera difficilement mieux pour résumer notre époque. Y compris musicalement. Bird ne lance pas cet avertissement pour nous décourager envers la révolution, nous inciter à être un peu plus marais et un peu moins Marat. Il semble s’en servir comme d’un manifeste poétique, celui du songwriter qui, album après album, remet l’ouvrage sur le métier, remonte son rocher vers le sommet du chef-d’œuvre avant, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, de le voir dégringoler. Et se résigne à la discrétion, plus ou moins relative : autant attendre en bas, parmi nous, pauvres mortels, et nous y faire profiter de ses talents.

Nos hors-séries de fin d’année à pré-commander ici

Il faut imaginer Sisyphe heureux, et son auditeur aussi. Cet auditeur condamné (souvent avec plaisir ou gourmandise, certes) à remonter chaque jour vers le sommet le rocher des innombrables sollicitations musicales, sorties, teasings, rééditions, vieilleries, conseils plus ou moins personnalisés par les dieux-algorithmes… Au risque de rater celui qui a le bon disque mais pas la bonne histoire, de négliger celui qui livre le très-bon-disque-de-plus, d’oublier celui qui excelle dans une forme apparemment rebattue. Il faut souvent sembler touché par la grâce divine pour s’en sortir et atteindre l’Olympe du top, et celui-ci n’y fait pas exception : les folles envolées de Weyes Blood en orbite pour Andromède, Holly Herndon qui édifie une cathédrale enfantine avec des 1 et 0, le feu spirituel du premier album d’Angel Bat Dawid et l’audace multiséculaire du colossal projet de Matana Roberts. Ou, pour jouer collectif, la confirmation double et définitive des promesses de Big Thief et du fou talent de Tropical Fuck Storm. 

Et pourtant on y revient, à nos modérés, à nos mortels chéris. Andrew Bird donc, et son My Finest Work Yet –pas sûr du tout, mais est-ce si grave? Bill Callahan, qui affine encore sur vingt titres (ainsi que le meilleur concert vu en 2019) son indispensable artisanat. Le jeune anglais Jeremy Tuplin, lointain descendant de Jarvis Cocker qui livre le genre de disque mineur mais beau sans lequel une année serait incomplète. Et l’autrice d’une autre métaphore mythologique venue orner une autre chanson qui, avec le merveilleux Everyday de Weyes Blood, compose mon podium de l’année, la faussement simple et réellement inépuisable The Barrel d’Aldous Harding. «I hear a song from inside the maze, the very one you made»: ce genre de labyrinthe, on ne réclamera jamais de fil pour en sortir.