Lean Year

« Fuck Off the Old World » : Le Top 2017 de Cédric Rouquette

Les rédacteurs de Magic auront délivré leur Top 2017 jusqu’au dernier jour de décembre, sous la forme d’une liste de 10 albums, assortie d’un texte de mise en relief.

 

  1. LEAN YEAR Lean Year (Western Vinyl/Differ-Ant)
  2. GRIZZLY BEAR Painted Ruins (RCA Records)
  3. OCS Memory of A Cut Off Face (Castle Face)
  4. KADJHA BONET The Visitor (Fat Possum/ Fresh Selects)
  5. OUMOU SANGARE Mogoya (NoFormat!)
  6. BEDOUINE Bedouine (Spacebomb Records)
  7. FLOTATION TOY WARNING The Machine That Made Us (Talitres)
  8. MIDGET! Ferme tes Jolis Cieux (Objet Disque)
  9. NESLES Permafrost (Microcultures)
  10. OISEAUX-TEMPÊTE Al-‘An (Sub Rosa)
    + Le EP d’OROUNI, Somewhere in Dreamland (Les Disques Pavillon)


Il a été écrit quelque part sur ce site que l’exercice du classement de fin d’année était à la fois « puéril et jouissif ». C’est peu de le dire. Il y a vingt ans, quand j’eus pour la première fois à me livrer à l’exercice, il était encore vaguement possible de se convaincre que toute la production indie pop digne d’intérêt était parvenue à nos oreilles. Cette ère est révolue par le simple volume de son en circulation et personne ne reviendra en arrière. Chroniquer une année musicale au XXIe siècle ne revient pas réellement à choisir ce qui a été réalisé de plus abouti, mais à faire le tri parmi les centaines de musiques que les circonstances ont fini par placer sur notre chemin au bon moment, tandis que d’autres centaines resteront à jamais englouties. Ecrire pour Magic aide clairement à avoir un agenda à jour et à resserrer les mailles, mais la production musicale digne d’intérêt est désormais un puits sans fond offert à la finitude de notre temps disponible. Alors classons sans complexe et avec bon plaisir. Les copains et copines de la rédac rendront justice aux incompressibles oublis ou injustices du premier jugement.

Illustration avec Lean Year, duo américain (originaire de Richmond, Virginie) placé en tête de cette liste pour son premier album éponyme. Feuilletez tous vos Magic de l’année : aucune ligne n’a été imprimée sur ce groupe. L’album nous est parvenu la veille du bouclage. Il est sorti le jour où le #207 est parti chez l’imprimeur. Et nous étions dans l’attente de notre 132 pages à l’encre à peine séchée quand cette musique à la beauté irréelle a fini par toucher nos oreilles. Lean Year faisait partie d’une trentaine d’options d’écoute que nous avions ce jour-là. Il a fini par nous atteindre et c’est heureux. Il l’a fait au mauvais moment pour figurer dans l’actualité traitée par le magazine. Ce texte est en quelque sorte celui d’un “shadow-coup de coeur”.

Lean Year propose une pop intimiste aux connotations folk, même si une guitare électrique aux effets très calculés sert de socle aux mélodies aigues portées par la voix d’Emilie Rex. Probablement Lean Year n’aurait pas été possible sans Cat Power. Mais pour le reste, voilà un son d’une rare pureté, délesté du poids des modes, et qui constitue la chose la plus proche d’un rêve qui nous ait été donnée à entendre ; un peu comme Mulholland Drive avait laissé cette impression au cinéma. Rick Alverson, moitié de Lean Year, est aussi réalisateur. Le son cinégénique du groupe lui doit manifestement beaucoup. Sa première vidéo, celle du morceau d’ouverture Come and See (et son entêtant motif « Fuck Off The Old World »), porte en elle cette vision d’une réalité floutée par le pouvoir des songes, par des angoisses irréalistes mal absorbées, par la nécessité de se réfugier dans une beauté fantasmée quand le monde menace.

Lean Year a réussi à nous captiver – voire à nous figer – à la première écoute par le pouvoir de ses mélodies, de ses textures sonores et de ses fragilités béantes. Ce pouvoir ne connait aucun temps faible en 33 minutes et nourrit l’album d’une bouleversante constance. Une fois le choc passé, le manège des réécoutes laisse intacts tous les mystères rattachés à ces dix titres. Ils réussissent à combiner une épure quasi ascétique dans le son, qui met en valeur les interprétations déchirantes d’Emilie Rex – souvent doublées pour accroître leur côté brumeux – et une telle sophistication des arrangements qu’il n’est jamais totalement possible d’identifier quel(s) instrument(e) et quel(s) réglage(e) rend(ent) cette peinture sonore si prenante.

En signant un très grand album, Lean Year se range à nos oreilles parmi une élite d’artistes qui parvient encore à donner sens à ce format chahuté par Youtube, par le streaming, par la place croissante de la scène dans la carrière des groupes, par le DIY des home studios, par le snacking des playlists. La tendance n’est pas neuve (en 2009, pour la Blogothèque, elle avait déjà servi de support à un bilan annuel de votre serviteur). Elle connaît simplement une illustration supplémentaire en 2017. La capacité à se saisir du format « album » pour réaliser une oeuvre globale, a priori capable de durer, est le point commun de tous les artistes cités dans ce Top 10 et nous sommes obligés de dire qu’ils avaient peu de concurrents dans ce registre cette année ; tous les autres artistes qui m’ont touché en 2017 l’on fait de façon plus diffuse.

Le disque de Lean Year combine les qualités qui nous ont saisies chez les autres cités ici : la capacité à transformer la réalité du monde en univers poétique fascinant et inimitable (Grizzly Bear, Flotation Toy Warning, Midget!, Oiseaux-Tempête), un sens mélodique poignant (Grizzly Bear, OCS, Kadhja Bonet, Bedouine), des arrangements à la fois riches et justes (Grizzly Bear, OCS, Oumou Sangaré, Flotation Toy Warning). Nesles représente ici une scène française dont la vitalité pourrait nous sauter à la figure en 2018 vu le potentiel de quelques EPs parvenus à nos oreilles, notamment ceux d’Orouni et Pampa Folks, bien placés dans la playlist de 100 morceaux que nous associons à ce texte. Elle rendra justice à de nombreux magnifiques groupes ou artistes non cités ici. Le maxi d’Orouni s’appelle Somewhere in Dreamland, « quelque part au pays des rêves ». Lean Year en fut la capitale en 2017.

Bonne année à tous, avec la meilleure musique du monde.

CEDRIC ROUQUETTE a rejoint Magic en 2016, comme membre du comité éditorial qui a relancé le titre sous la direction de Vincent Théval, avant de lui succéder dans ses attributions à partir du #207. Journaliste (directeur de l’agence Creafeed, directeur des études du CFJ et de l’école W), ex-bassiste du groupe Cinq fois Novembre, il écrit sur la pop depuis vingt ans, notamment à la Blogothèque (2003-2013) et pour slate.fr (depuis 2014).