Emily Jane White live 2024
© Julien Courbe

Emily Jane White, bleu à l’âme

L'association Life Is a Minestrone conviait il y a quelques jours l'Américaine Emily Jane White pour un concert "à la maison" à Charenton. Pierre Lemarchand se trouvait dans l'assistance et vous fait remonter des profondeurs du bleu la douleur et la beauté fragile des chansons.

C’est l’heure bleue. Les deux spots qui embrassent la scène improvisée plongent les spectateurs dans l’humeur crépusculaire, aurorale peut-être, d’Alluvion (2022), septième et dernier album en date de l’Américaine Emily Jane White. Ils appellent les teintes azur de la pochette, où sa fine silhouette se découpe, immobile, décidée, se mêlant aux aplats noirs de paysages plus grands qu’elle. Derrière, un à-pic montagneux s’y effondre dans l’océan où tout se reflète étrangement. Dehors, la lumière de fin d’hiver décline ; il n’est pas 18 heures. Emily est quelque part dans la maison qui accueille son concert parisien organisé par l’association Life Is a Minestrone. La voici à présent, même frêle silhouette, même détermination dans le regard, les gestes. Elle salue, empoigne la guitare demi-caisse Epiphone écarlate qu’on lui a toujours connue – c’est-à-dire depuis 2007 et son premier album, Dark Undercoat, qui toucha au cœur en France plus encore qu’ailleurs. Elle s’assoit tandis qu’à sa droite s’assoit Francesco Echo, son guitariste, unique compagnon de l’équipage léger de cette tournée. Sa guitare électrique – une Fender Stratocaster – est reliée à un large pédalier, qui la fera s’incarner en toile d’Arachné, brume, plainte, violon – c’est selon.

Emily attaque – c’est le rythme de country lessivée de Blue, une chanson de ses tout débuts. Elle l’a annoncé : ce soir, elle jouerait de vieilles chansons, elle puiserait large dans son répertoire, ferait remonter à la surface certains de ces airs qu’elle a créés au long de quinze années. Alluvions roulés par les flots, polis par les secousses de l’existence, frottés aux incertitudes du monde, elle les livre là à l’os, frissonnants, éprouvés de leur voyage et lourds de souvenirs mais spontanés, aussi neufs que des enfants.

Couverte de bleus j’étais
Quand je t’ai quitté
Un mirage du passé
Une route défoncée
À ma porte tu as laissé
Le souffle d’un bébé
Mes espoirs fanés.
Une pluie noire et glacée s’est abattue
Sur le sol, emportant tout le sang répandu
Ton corps lui aussi a disparu
Sans laisser de trace
1

Emily Jane White live 2024 bis
© Laurence Buisson

Puis c’est Body Against the Gun, qu’Emily tire de son dernier album.

Mon corps pointé par le pistolet
Des mains froides qui me cernent2


On saisit alors : le bleu n’est pas que le bleu d’Alluvion. Il est la grande douleur du monde, le bleu à l’âme, l’éternel bleu du blues. Le blues, la langue première des opprimés, l’affliction que l’on chante et l’espoir qu’on y planque. Le blues, dont l’impératrice fut Bessie Smith, et que chanterait Emily sur son premier album – et qu’elle interprète ce soir, amorçant la fin de son concert. «Bessie Smith, pourquoi baisses-tu ainsi la tête ?»3 lance-t-elle, de son chant grave, clair, où sourd une pointe de colère. Pourquoi ? Quelques minutes auparavant, Emily a parlé. Quelques mots seulement, mais qui ont tout dit finalement, tout confirmé – dissipé les doutes, épaissi le bleu. Elle a évoqué, avec pudeur, les temps sombres que nous traversons, la nuit de l’humanité, le chagrin qui l’étreint. «Ce que je peux faire, c’est jouer mes chansons et partager à travers elles ma tristesse.» Elle a choisi pour cette tournée les chansons de son répertoire qui peuvent s’en faire l’écho. Ces chansons de deuil, de douleur et de peine, jouées nues, étirées comme prières ou élégies, s’émancipent de leur blessure première (la rupture amoureuse et les atteintes au droit à l’avortement, pour les deux ici citées) et versent leurs larmes dans le bleu profond d’un fleuve plus large. Elles rejoignent, alluvions, son cours éternel.

Le pied du micro d’Emily est en partie recouvert d’un foulard. Elle l’y a déposé à son arrivée, mais on n’y a pas tout de suite prêté attention. C’est un keffieh pourpre et noir, qui tisse un lien ténu avec le calvaire d’un peuple qui se déroule à des milliers de kilomètres et à huis clos. Cependant, à aucun moment, les quatre lettres de Gaza ne seront prononcées. Mais les paroles chantées par Emily les accueillent et incorporent toutes, jusqu’à celles de l’ultime chanson du set, Crepuscule.

Le deuil vit en chacun des êtres qui ont perdu quelqu’un
En l’éclair sont recelés l’aurore, les vivants et les morts4

Emily Jane White live 2024 ter
© Julien Courbe

Puis, ultime chanson du rappel qui est offert, Two Shots to the Head, ralentie, suspendue, mêle en un dernier geste, à l’effroi, une douceur infinie.

Deux coups de feu à la tête
Tu cours à présent, tu cours vite
Tu projettes une ombre sur ta tombe
Et serres la gerbe de fleurs à ton nom
5

Quand vient le moment de terminer la chanson, de dire ces mots une dernière fois – “Two shots to the head” –, la main d’Emily tremble, ses doigts se perdent sur le manche, l’accord se fausse comme un corps accuse l’impact, ploie, s’effondre. Ça n’a duré qu’une seconde (un éclair, nous suggérait Emily, qui accueille le croisement infini des vivants et des morts, le passage éternel du jour à la nuit, puis de la nuit au jour). Mais, en cette seconde, se sont incarnées la sincérité et la sensibilité totales d’une artiste et, de ce concert, la beauté fragile, inoubliable.


1 “Oh black, oh black and blue – I was when I left you / A figment of the past, a battered highway / Cow skulls marking death / Baby’s breath and dried misery you left on my door / And we danced so hard that the cold, cold black rain fell / And the blood on the ground, on the ground, washed away / And your body was gone and it left no trace” (paroles tirées de la chanson Blue)

2 “Body against the gun, cold hands all around me” (paroles tirées de la chanson Body Against the Gun)

3 “I said oh oh, Bessie Smith why do you hang your head so low?” (paroles tirées de la chanson Bessie Smith)

4 “This mourning lives in everyone who has lost someone / Aurora in lightning, the living and the dying” (paroles tirées de la chanson Crepuscule)
5 “Two shots to the head / Now you’re runnin’, runnin’ fast / Cast a shadow on your grave / Hold the flowers to your name” (paroles tirées de la chanson Two Shots to the Head)