Émancipé depuis longtemps, Mogwai poursuit un parcours discographique prolifique entamé en 1997 et dont le huitième album Rave Tapes confirme l’excellence. Bousculant avec audace les frontières trop étanches entre indie pop, heavy metal et ambiances électroniques, les Écossais inventent leur propre version d’un rock moderne et ambitieux qui se renouvelle au fil des projets – les bandes-son composées pour le cinéma ou la télévision – et des albums. Stuart Braithwaite et John Cummings partagent leurs impressions rétrospectives et autres souvenirs millésimés susceptibles d’éclairer sept des étapes les plus marquantes de leur carrière en cours. [Interview Matthieu Grunfeld].

YOUNG TEAM (1997)

John Cummings : Lorsque nous avons débuté, nous n’étions pas nécessairement conscients de faire partie d’une scène exceptionnelle. Nous connaissions la plupart des groupes de Glasgow, nous les fréquentions et appréciions leur musique, mais tout cela nous paraissait parfaitement normal. Nous n’avions jamais rien connu d’autre.
Stuart Braithwaite : Je me souviens tout particulièrement du moment où j’ai écouté pour la première fois The Week Never Starts Round Here (1996) d’Arab Strap, et du choc ressenti. Je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi puissant sur le plan musical et qui exprime en même temps quelque chose d’aussi essentiel de l’âme écossaise. Pour en revenir à Young Team, la plupart des musiciens éprouvent des difficultés au moment d’enregistrer leur second album. Pour nous, les problèmes se sont posés au moment de travailler sur le premier ! Nous avons commencé les sessions en studio dans un contexte particulier puisque nous venions tout juste de publier Ten Rapid (1997), une compilation de nos premiers maxis. Avec le recul, nous aurions dû garder en réserve certains de ces titres pour le premier LP, notamment les deux parties de New Paths To Helicon, mais comme nous étions jeunes, inconscients et fans de Joy Division, nous voulions faire comme eux et ne mettre sur les albums que des titres inédits, différents des singles. Du coup, nous sommes arrivés en studio à sec, nous n’avions plus beaucoup d’idées neuves en stock. En plus, nous avions un budget et un calendrier extrêmement contraignants avec une deadline très stricte et absurde. C’est pour toutes ces raisons que nous avons étiré et rallongé Like Herod ou Mogwai Fear Satan sur plus de dix minutes. Ce sont pourtant des morceaux emblématiques de notre répertoire qui ont donné l’image d’un groupe aimant l’improvisation, presque progressif, mais c’est un malentendu. Nous avons toujours apprécié les chansons concises et bien écrites, sauf que sur Young Team, nous n’avions tout simplement pas le temps d’en composer assez.

COME ON DIE YOUNG (1999)

SB : Nous avons bien sûr été ravis que Young Team soit bien accueilli par le public et la critique, mais nous étions tous convaincus que nous aurions pu et dû faire beaucoup mieux – cela aurait été le cas si nous avions pu y travailler un an de plus. Nous étions donc décidés à ne pas répéter deux fois les mêmes erreurs et à laisser le moins de place possible à l’improvisation et à la surprise sur notre deuxième effort.
JC : C’est probablement l’enregistrement pour lequel la préparation en amont a été la plus poussée et la plus méticuleuse. Ce processus nous a été extrêmement bénéfique lorsque nous sommes partis aux États-Unis pour enregistrer avec Dave Fridmann, car nous ne disposions que de quelques jours en studio et grâce à cela nous avons été en mesure d’en tirer le meilleur parti possible. Nous avions choisi de faire appel à Dave comme producteur parce que nous étions de grands fans de Deserter’s Songs (1998) de Mercury Rev. Dans les faits, il s’est la plupart du temps contenté d’enregistrer le plus fidèlement possible les morceaux que nous lui avions présentés dans une forme presque définitive. C’est quelqu’un de très compétent en studio, mais pas un grand bavard, ni je ne sais quel sorcier des consoles. Sur le coup, nous avons été déçus, mais sans doute attendions-nous trop de sa part.
SB : C’est également à ce moment-là que Barry (ndlr. Burns) nous a rejoints définitivement. Il nous avait déjà accompagnés sur scène pendant la tournée de Young Team, notamment parce que la fille qui jouait de la flûte sur cet album n’avait que quatorze ans et qu’il était hors de question de la trimballer sur les routes avec nous pendant plusieurs mois. (Rires.) Barry est à la fois sympathique et talentueux, il s’est donc parfaitement adapté à l’esprit de Mogwai.

ROCK ACTION (2001)

JC : Dès le départ, nous avions l’intention d’accomplir quelque chose de très différent des deux premiers LP, montrer que nous n’étions pas seulement capables d’enregistrer des morceaux basés sur l’alternance entre le bruit et le calme. À l’époque, ce style s’était largement répandu et de nombreuses formations dans le genre étaient apparues, comme Godspeed You! Black Emperor qui construisait beaucoup de morceaux instrumentaux fondés sur le même type de contraste. Pour être franc, nous en avions assez d’entendre toujours la même chose. Nous avons donc introduit d’autres instruments, invité des amis musiciens comme Gruff Rhys et commencé à travailler plus systématiquement sur des sonorités électroniques.
SB : Nous venions tout juste de négocier un nouveau deal avec PIAS, incluant notamment le financement de notre propre label (également nommé Rock Action), et nous disposions pour la première fois d’un budget important. Nous avons pu prendre le temps de maquetter énormément de chansons et de sélectionner uniquement celles qui nous paraissaient être les meilleures. Mais honnêtement, il y a aussi eu pas mal de temps et d’argent gâchés. Nous sommes d’abord retournés ensemble en studio avec Dave Fridmann, puis Barry, Dominic (ndlr. Aitchison) et moi sommes restés trois semaines à New York, supposément pour y réenregistrer certaines séquences instrumentales. En réalité, nous n’avons pas fait grand-chose si ce n’est nous payer du bon temps. (Rires.) Quand nous sommes rentrés en Écosse, les deux autres étaient furieux. Pas vrai, John ?
JC : Il y avait de quoi. Non seulement ils n’avaient pas enregistré une seule note, mais ils avaient passé leur temps à faire la bringue à Manhattan sans nous !

HAPPY SONGS FOR HAPPY PEOPLE (2003)

SB : Une époque bizarre… Notre manager venait de nous quitter, ce qui n’est pas gênant en soi mais exige forcément un temps de réadaptation et de réorganisation. Cerise sur le gâteau, le type qui nous avait signés chez PIAS s’est fait virer à peu près au même moment. (Sourire.) Le label nous a annoncé peu de temps après que le budget initialement prévu pour le prochain album serait réduit de manière drastique, nous obligeant à tout enregistrer en moins de trois mois – ce qui explique le côté direct et condensé de la plupart des morceaux. De surcroît, nous commencions à sentir que nous suscitions moins d’intérêt et d’excitation dans la presse et les médias en général. Au stade du quatrième ou cinquième album, l’attrait de la nouveauté n’existe plus et le style de Mogwai n’était plus en phase avec les tendances rétro du moment. Les gens ne s’intéressaient plus aux expérimentations musicales mais davantage aux groupes de rock plus classiques comme The Strokes ou The Libertines. À l’arrivée, nous avions une sacrée pression sur les épaules. Et nous nous en sommes plutôt bien sortis. (Sourire.)
JC : Happy Songs For Happy People est assez réussi, j’aime bien ces nouvelles sonorités électroniques. Stuart venait d’acheter un laptop et nous avons commencé à nous amuser avec. Rien de très sophistiqué, mais cela nous a permis d’apporter des colorations musicales inédites aux compositions.

MR BEAST (2006)

SB : Si on mesure la qualité d’un album en jugeant uniquement celle des chansons qui le composent, alors Mr Beast est l’un de nos meilleurs disques. D’ailleurs, c’est souvent l’un de ceux que nos fans préfèrent. Ceci dit, j’ai un avis plus mitigé, notamment à cause du son. C’est un LP policé, trop propre. C’est aussi la première fois que nous enregistrions dans notre propre studio, Castle Of Doom, et nous n’en maîtrisions pas encore toutes les dimensions.
JC : Certains titres sont surproduits, nous avons passé trop de temps à les bricoler et à les réarranger car nous disposions pour la première fois de notre propre lieu de travail.

ZIDANE: A 21st CENTURY PORTRAIT (2006)

SB : Nous avons enregistré la bande-son du documentaire de Douglas Gordon et Philippe Parreno sur Zidane très peu de temps après avoir terminé Mr Beast. C’est une forme de travail très différente qui s’est révélée enrichissante.
JC : Sommes-nous fans de foot ? Pas du tout ! Nous n’avons jamais regardé le moindre match de notre vie. Particulièrement ce matin, on n’en a vraiment rien à faire (ndlr. l’interview a lieu quelques heures après la déroute en Ligue des Champions du Celtic Glasgow devant Barcelone, 6 buts à 1). Plus sérieusement, nous sommes évidemment des passionnés de ce sport et cela a contribué à notre décision de répondre favorablement quand Douglas nous a contactés.
SB : Le réalisateur nous a expliqué le concept du film et envoyé des extraits de manière à ce que nous puissions nous imprégner davantage de l’ambiance du match et de la manière dont la caméra suit les moindres faits et gestes du joueur. Pour le reste, le travail de composition n’a pas été fondamentalement différent de ce que nous avions pu faire par le passé quand nous avions travaillé sur des séquences instrumentales. Il fallait simplement rester attentif à ce que les morceaux correspondent au timing et aux péripéties du jeu. L’été dernier, nous avons eu l’occasion de jouer notre bande originale en public pendant des projections du film, j’ai trouvé cela passionnant. Par rapport à un concert normal, l’attention des spectateurs est détournée, cela oblige à se mettre entièrement au service de la musique.
JC : Plus récemment, nous avons travaillé sur la bande originale de la série française Les Revenants (2013). C’était plus difficile parce que le réalisateur nous a demandé de lui envoyer la musique avant le tournage. Nous avions donc une idée très floue de la direction dans laquelle nous devions aller et nous avons énormément tâtonné. Nous avons dû leur proposer plusieurs dizaines d’instrumentaux avant qu’ils ne décident lesquels pouvaient coller.

RAVE TAPES (2014)

SB : Le travail accompli sur Zidane et Les Revenants a eu une influence considérable sur Rave Tapes. Ces différents projets se sont plus ou moins superposés, nous avons tout enregistré au même endroit et quasiment pendant la même période. Plusieurs mois durant, nous avons écouté un sacré paquet de musiques de film des années 70 et notamment des films d’horreur. Oh, rien de très original – les bandes-son des premiers Dario Argento composées par Goblin ou Morricone ou encore du John Carpenter. Barry est assez doué pour s’inspirer de ce genre de sonorités et quelques-unes des démos qu’il nous a envoyées de Berlin – où il réside désormais – ressemblaient beaucoup à ces musiques à la fois effrayantes et bricolées. Même s’ils ont beaucoup évolué au fil du temps, certains des titres de Rave Tapes viennent de là.
JC : Cela participe aussi d’une évolution plus générale de Mogwai depuis quelques disques. Nous nous sentons de moins en moins prisonniers des références musicales que nous revendiquions à nos débuts comme The Cure ou My Bloody Valentine. Nous n’avons plus peur d’explorer d’autres territoires musicaux, qu’il s’agisse des musiques de film, de l’electronica ou encore du krautrock. C’est grâce à cela que nous parvenons à nous renouveler et à sortir des albums à un rythme soutenu.
SB : C’est vrai que nous ne restons jamais très longtemps sans enregistrer. Notre définition de la pause n’est pas la même que celle de nos confrères.
JC : Ce sont tous des feignasses tu veux dire ! (Rires.) Je ne sais pas si c’est lié à nos origines, mais nous avons toujours considéré notre activité au sein de Mogwai comme un travail tout autant que comme un plaisir. Les personnes qui exercent des métiers dits normaux ne prennent jamais plus de quelques semaines de vacances. Pour nous, c’est exactement pareil sauf que nous avons la chance de pratiquer une activité qui nous plaît, que nous avons choisie. Et je ne vois pas pourquoi il faudrait l’interrompre plus que de raison.

Un autre long format ?