Cette année, Magic s’y prend un peu plus tôt que d’habitude pour dévoiler son classement des cent meilleurs albums de l’année. Un palmarès qui tranche nettement – surtout dans ses premières places – avec ceux de nos « concurrents ». Preuve qu’en 2025, plus que jamais, la pop s’est pensée et écrite au pluriel, et que de nombreuses scènes ont su s’imposer comme incontournables. Alors que notre hors-série est disponible en précommande jusqu’à dimanche 7 décembre à minuit, voici la quatrième partie de notre Top 100.
20. MARIA SOMERVILLE – Luster (4AD)

Ah, quoi ? J’étais censé chroniquer le tout premier album de Maria Somerville?! Mais attendez… Vous voulez dire que cette dernière demi-heure, j’étais bien en train d’écouter Maria Somerville ? Non, parce que j’aurais juré que j’étais mort, et que le bruit de fond inondant ma chambre était ce qu’on est censé entendre lorsqu’on s’approche d’un peu trop près du paradis. Maria Somerville caresse la brume comme Zidane caresse un ballon – avec une justesse parfaite, donnant l’impression que tout ce qui sort de ses amplis est à votre portée. Jules Vandale
19. DANNY BROWN – Stardust (WARP RECORDS)

Le rap US ne va pas bien, et Danny Brown s’en fout. Pas prophète pour un sou, notre Daniel à nous (Daniel Dewan Sewell au civil, né à Détroit en 1981) ne s’est jamais senti investi d’une mission, pas plus qu’il ne se rêve assis sur une montagne de streams. Quinze ans déjà qu’il fait tourner sa petite affaire, dans son coin. Trois disques et demi (il en partage un avec JPEGMAFIA) et une cure de désintox plus tard, il est temps d’admettre que Danny Brown avait sans doute dans l’idée de devenir un chiot quand il serait grand. Son Stardust est un album plein de baballes en gomme, hyperpop, hip-house, digicore, drum’n’bass, d’inspiration Dizzee Rascal ou d’imitation K-pop, émoji tête à l’envers
18. WEDNESDAY – Bleeds (DEAD OCEANS)

Depuis ses débuts en 2018, Karly Hartzman s’amuse à rendre plus cool le style musical préféré des cowboys : mais sa country troque son Stetson en peau de serpent contre une casquette Realtree camo, estampillée d’un ironique “God’s Favorite”. Et avec Bleeds, la native d’Asheville, Caroline du Nord, franchit un cap. L’Amérique que met en musique Wednesday, c’est celle où les économies prévues pour l’université des gosses disparaissent sur une table de poker, où l’on sabre du vin de sureau pétillant à la place du champagne, où l’on pisse dans les arbres depuis son balcon, où l’on gratte une guitare posée dans la benne d’un pick-up sur une freeway délabrée, celle où les ratons laveurs transforment les poubelles en McDonald’s pour animaux.
17. ONEOHTRIX POINT NEVER – Tranquilizer (WARP RECORDS)

Inspiré par des visites chez son dentiste, ou plus exactement par le paradoxe cognitif que constitue l’écoute d’une muzak apaisante chez son dentiste en même temps que le son abrasif de la fraise creusant une carie, Daniel Lopatin a intitulé son nouvel album Tranquilizer, autant pour évoquer la fonction anesthésiante d’une certaine musique ambient que pour en signaler la dimension coercitive. Littéralement, Tranquilizer parle de ces moments où l’on vous force à vous détendre.
16. LÉONIE PERNET – Poèmes pulvérisés (CRYBABY / INFINÉ)

Le feu est partout dans ce disque qui crépite et rougeoie. De poèmes et de pulvérisations il est bien question ici et de créolisation aussi (Édouard Glissant en directe filiation). Touareg sent le désert. Léonie Pernet broie les genres, brise les frontières, désagrège les repères, concasse les mots et les boucles, fragmente et déforme les voix et, de ces fragments assemblés, kaléidoscope patiemment constitué, naît un vertige grisant.
15. BLOOD ORANGE – Essex Honey (DOMINO RECORDS / RCA RECORDS)
Six ans que Devonté Hynes n’avait pas reparu sous l’alias Blood Orange. Essex Honey, cinquième album du Londonien exilé à New York, sonne comme un retour à la maison – au sens géographique autant qu’intime – après quelques collaborations mainstream remarquées auprès de Mariah Carey, Solange Knowles, The Chemical Brothers ou la réalisatrice Mati Diop. Successeur attendu de Negro Swan, ce nouveau disque porte en lui une élégance sonore rare qui en fait dès la première écoute un des disques importants de cette année 2025. Si l’album est traversé par la perte et le deuil (Hynes a perdu sa mère il y a trois ans), Essex Honey n’en demeure pas moins un album de consolation, apaisé et lumineux, suspendu entre spleen et grâce.
14. THE DIVINE COMEDY – Rainy Sunday Afternoon ([PIAS])

De l’extérieur, les fondations de cette treizième parution dans la carrière d’Hannon semblent être les mêmes : un souci du détail toujours aussi absolu; des arrangements d’orfèvre ; une prise d’espace totale grâce à un son impeccable qui déploie une pop symphonique toujours aussi élégante ; une guitare qui reprend une place centrale après les escapades électroniques d’Office Politics. La haute qualité mélodique des morceaux frappe dès la première écoute. C’est une habitude avec Neil Hannon, qu’importe ses projets. Mais, assurément, ce Rainy Sunday Afternoon enregistré dans les mythiques studio d’Abbey Road est un disque majeur dans la discographie de Divine Comedy. Grâce à sa fluidité. À son émotion également.
13. ANDREA LASZLO DE SIMONE – Una Lunghissima Ombra (EKLER / HAMBURGER)

Enfer, purgatoire et paradis, le troisième album d’Andrea Laszlo De Simone réunit cependant les trois étapes, entremêlées, du cheminement de Dante vers la rédemption, en 17 titres (dont plusieurs interludes instrumentaux) conjuguant la joie pure (la grâce) de la mélodie, des orchestrations, et la profonde tristesse de celui qui, se retournant sur sa vie passée, ne voit qu’erreurs, manquements, lâcheté et en conçoit une intense culpabilité. Et c’est là toute la formidable dialectique mise en œuvre dans cet ambitieux album: mettre la lumière sur nos peines, nos erreurs, nos errements, les voir enfin et les reconnaître comme telles, les accepter et vivre avec elles.
12. HORSEGIRL – Phonetics On and On (MATADOR RECORDS)

Rien n’empêche d’être séduit par les nouvelles aventures d’Horsegirl au pays du minimalisme le plus enfantin – dans le sens, au regard des propos de Penelope Lowenstein, d’un chef trois étoiles au Michelin qui déciderait, pour se tester, de se mettre à faire les meilleures coquillettes au jambon de l’Histoire. On pourrait discuter de la métamorphose instrumentale, mais un point, en apparence tout bête, en apparence seulement, retient notre attention: l’utilisation plus que revendiquée d’onomatopées en tout genre. Phonetics On and On est le paradis des “ahoo”, “ouh ouh ouh”, “lalalala” et autres “dadada”, non pas utilisées comme de vulgaires remplissages sans idée, mais comme des suspensions rythmiques permettant, justement, d’accentuer l’aspect terriblement ludique du disque. On va reprendre une assiette de coquillettes, et on va relancer Phonetics On and On.
11. BERTRAND BELIN – Watt (CINQ7 / WAGRAM MUSIC)

Cette poésie en marche semble vouloir épuiser les possibles jusqu’aux limites de la combinatoire, Belin faisant parler tout à la fois «le metteur en scène», «le critique», le «dieu, demi-dieu, ancien demi-dieu, nouveau concierge, tailleur de verges, tyran de palais, tyran de gourbi, médaillé des boucheries…», sur Pluie de data, ou tournant autour de son titre, Watt: à la fois unité mesure de la puissance des chaînes hi-fi,“what” (“the fuck” ?!) anglo-saxon, ou personnage du roman de Samuel Beckett qui, dans sa «quête d’une signification», explore exhaustivement toutes les potentialités ou hypothèses à naître du moindre événement, d’une brève rencontre, de la contemplation d’un mot, de l’observation d’un objet.
10. Saya Gray – Saya (DIRTY HIT)

Saya est un album assumé de rupture amoureuse, ressassant les mêmes déceptions en autocitations textuelles ou musicales, mais avec une nouvelle sobriété, davantage d’air pour respirer et de lumière pour avancer, grâce à un enregistrement en studio et l’influence lumineuse des grands espaces californiens. Saya Gray a affiné et poli les aspérités de sa musique pour créer une œuvre plus concise et cohérente, avec un instrumentarium réduit et des effets seulement analogiques, dans une atmosphère de vaudou folk ou de rêverie lynchienne, où l’emprise amoureuse semble se confondre avec le miaulement d’une slide, sa voix cristalline et habitée transformant la poussière en étoiles
9. FKA Twigs – Eusexua (WEA / ATLANTIC)

FKA Twigs plonge dans l’intensité, nerveuse, extatique. L’album, influencé par sa découverte en 2022 de la scène techno underground de Prague – en même temps que le tournage de son premier film The Crow, capture l’énergie de cette musique et de la culture rave. « La période la plus importante et la plus transformative de toute ma vie », appuie-t-elle dans une interview au Vogue UK. Beats martelés, drops puissants, basslines lourdes flirtant avec le dubstep, ruptures indus agressives, rythmiques martiales. Les vocalises suraiguës deviennent plus discrètes : FKA Twigs n’a jamais aussi bien chanté. Son corps n’est plus entravé. Elle l’a reconstruit pour mieux en repousser les limites. « Je sens que j’en arrive à un point d’abondance où je suis une femme plus grande, plus forte et plus tenace que jamais. Et ça fait du bien », répète-t-elle. Elle tourne une page.
8. Rosalía – Lux (COLUMBIA RECORDS)

Comment aller plus haut lorsqu’on a déjà gravi l’Everest ? Comment se réinventer après Motomami (2022), sommet d’audace, de dépouillement et d’avant-garde ? Rosalía répond par le vertige. Il ne s’agit plus de monter, mais de viser ailleurs. Au minimalisme radical de son précédent album succède le maximalisme de Lux. Un disque ample et sensuel, où la voix, les langues et les symboles se multiplient sans jamais se perdre. Si Motomami était une explosion, Lux est une illumination, une œuvre totale, spirituelle et incarnée, qui convoque la foi, le corps et la technique dans un même geste. Après avoir mis le feu à la pop, Rosalía en éclaire les ruines. Qu’on se le dise, Lux Winter is coming.
7. Big Thief – Double Infinity (4AD)

Dans le froid glacial de l’hiver new-yorkais, les trois membres de Big Thief pédalent. Ils se rendent à la Power Station, dans le quartier de Hell’s Kitchen. Durant trois semaines du mois de janvier 2025, ils se retrouvent chaque jour dans le cocon boisé du vieux studio d’enregistrement et se mêlent à une communauté bigarrée de huit musiciens qui évoluent dans les parages du folk et de l’avant-garde. C’est le premier album qu’Adrianne Lenker (guitare, chant), Buck Meek (guitare) et James Krivchenia (batterie) enregistrent depuis le départ du bassiste et cofondateur du groupe Max Oleartchik. Quitte à perdre ses repères, autant se jeter dans l’inconnu, et c’est ce que fait Big Thief lors de ces longues plages improvisées et collectives de musique, captées en direct, d’où naissent les neuf chansons de Double Infinity, son sixième album en dix ans. Quelle plus belle musique que celle qui a le pouvoir de stopper le temps ?
6. CATASTROPHE – La Proie et l’Ombre (TRICATEL)

La Proie et l’Ombre n’a de disque que l’apparence corporelle. C’est une performance artistique potentiellement totale, un univers des possibles dans lequel on se glisse grâce à treize chansons : une œuvre littéraire qui a choisi de se parer de sons pour se proposer au monde. La Proie et l’Ombre est plus qu’un album : c’est une question philosophique à part entière. Dans le théâtre grec, le mot « catastrophe » désignait le dénouement d’une tragédie, souvent funeste, où le héros subissait sa chute ou sa punition finale. Dans La Proie et l’Ombre, s’il existe un héros, on n’en connaît ni le nom, ni le genre, ni l’histoire. Et si ce héros est l’auditeur, qu’il se rassure : ni punition ni chute, sinon celle — magnifique — que provoque une véritable claque artistique.