Forever Pavot, Barbara Forstner, Triage, Bebel Gilberto : le cahier critique du 28 novembre 2025

FOREVER PAVOT
Melchior Vol. 1
(BORN BAD RECORDS) – 28/11/2025

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Vous avez peut-être vu passer cette publicité pour NEO, un humanoïde à 500 dollars par mois, conçu par la société californienne 1X comme un assistant personnel troublant de réalisme et d’efficacité à la tâche, capable de transformer le ménage, le rangement, le jardinage, voire la bêtise en vieux souvenir pour vous (il a aussi été pensé pour «rendre plus intelligent»). Sans attendre ce type de progrès, Émile Sornin, le musicien dissimulé derrière Forever Pavot, s’est bricolé un partenaire beaucoup plus roots (sorry Émile), Melchior. Mais le personnage partage avec lui, nous dit-on, tout le mérite de ce cinquième album solo. Il lui a donné son titre – Melchior vol1, en attendant donc une suite – il partage les crédits, et quelques tâches de promotion (même si nous, on parle toujours aux mêmes personnes de chez Born Bad). On n’est pas tout à fait dans la délégation de pouvoir façon Gorillaz, mais il y a de ça dans l’esprit, celui qui présidait aussi au Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles en 1967 : se trouver un avatar pour se permettre des choses. Que se permet Forever Pavot sur ce disque qu’il ne se permettait pas avant ? Pas grand-chose, il faut le dire, à part quelques ajustements qui donnent son charme au disque. Le premier est que le musicien, un an après sa collaboration avec le rappeur Xp the Marxman (album Forever XP), s’entoure de partenaires éphémères. On pense à son association avec la chanteuse bordelaise Lispector sur deux titres (Waiting for the Sign et UFO), avec la Japonaise exilée à Paris Kumisolo sur une chanson (Postcard) en forme de ballade mélancolique aux accents italiens et avec Domotic, qui coproduit, mixe l’album et cosigne le morceau Count to 10. Celui-ci fait partie des quelques pistes où l’on entend Émile sortir de sa zone de confort et œuvrer sur une rythmique d’inspiration krautrock, comme si Beak> était à ajouter à la liste de ses influences. Ces petits pas de côté stylistiques constituent les autres évolutions audibles. Celles et ceux qui aiment chez Forever Pavot son côté bricoleur surdoué et moderne des sons synthétiques des années 1970 évolueront à domicile avec Melchior vol1, mais il leur faudra composer avec un léger voyage dans le temps. On pense à Patch 1985, qui passerait parfaitement pour un trésor caché de l’hiver 1980-1981 dans un blind test. Malgré les apparences, l’exercice de l’étiquetage reste un exercice à pratiquer à ses risques et périls avec un imaginaire aussi puissant que celui de Sornin : Godbot possède l’ADN d’un tube des Beach Boys de 1963, qui aurait été habillé par le premier titulaire d’un home studio dans les années 1970, sous influence des voix vocodées de notre époque. On peine à croire que l’interlude Le Robot gentilhomme ne soit pas un hommage direct au personnage de Melchior. Il nous fait penser à une version moins tendue des arrangements de Wendy Carlos pour Orange Mécanique (1971). On en oublierait presque que Sornin reste fidèle à l’expression vocale. Sur L’Idiophone en 2023, l’instrumentiste de naguère s’était mué en chanteur. Il le reste ici mais migre vers l’anglais. Bon, enlève ton casque, Melchior, on t’a reconnu, tu es la voix de ton maître.

Cédric Rouquette ••••°°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

BARBARA FORSTNER
Long Long Gone
(AUTOPRODUCTION) – 28/11/2025

Une guitare, une voix – combien de fois avons-nous entendu cette simplicité-là ? Combien de fois, été happés par une beauté brute qui s’avance, nue, frissonnante, cœur ouvert, mains tendues ? Pas si souvent, finalement. C’est là le mystère, éternellement renouvelé, de la musique populaire, de chansons qui se fraient un chemin incertain pour venir relâcher cette pression qui entravait secrètement notre respiration, dénouer le lien qui nous interdisait la dérive. Ces chansons-là ont fait un long voyage mais elles sont chantées aujourd’hui et dans l’instant, balayant d’un revers de la main les vicissitudes du temps qui passe. Elles prennent source au début des sixties, à New York, dans quelque club de Bleeker Street, quand Barbara Forstner n’était pas née. Dans ce disque si beau passent les silhouettes oubliées de Judy Roderick, Carolyn Hester et Hedy West, grandes interprètes du renouveau folk, voix claires, guitares acoustiques mais branchées sur l’histoire américaine – ses ballades, son drôle de blues – connectées à une mémoire longue et collective. Tant de temps a passé jusqu’à ce que Barbara voie le jour, il y a un quart de siècle environ. Dylan aurait ouvert le folk à des chroniques plus personnelles et, de l’autre côté de l’Atlantique, Nick Drake en ferait le vaisseau fragile de ses espoirs, l’ouvrant à d’autres vents. Dans ce sillage intime, en goûtant l’écume, Barbara Forstner se faufile et livre la poignée de chansons qui constituent son premier album, Long Long Gone.

Elles ont été enregistrées telles qu’à l’époque des Lomax (en une seule prise), afin de préserver leur vibration première et leur humaine fragilité –, chantées comme on confie, comme on ose, comme on offre. Le chant de Barbara, halo de chaleur, se distingue par un vibrato gracile, un grain tendre coincé au fond de la gorge, l’élégance de la légèreté. On pense parfois à Emiliana Torrini, à Karen Peris (The Innocence Mission), Natalie Merchant ou encore Adrienne Lenker (Big Thief), mais jamais très longtemps. Telles leurs aînées de Greenwich Village, ce sont des silhouettes qui s’invitent et passent dans le décor des chansons de Barbara, viennent lier de manière fugace ses histoires à une histoire plus grande qu’elle. En cette musique de proximité, où la voix se porte tout près de l’oreille, ces fugitifs décadrages, dé-zooms éclairs, bouleversent. De l’humilité de l’art de la Franco-Américaine découle en partie la grande réussite de cet album. Tels des flashes de soleil frappant une vitre, ses beautés nous cueillent par surprise. C’est une brisure dans la voix, la sincérité d’un mot lâché, un arpège qu’on n’attendait pas. Point de virtuosité ici, mais la célébration de la vie comme elle coule et une confiance absolue en ces accidents minuscules dont sont faites nos vies ordinaires. La beauté se niche en chacun de nous, tentons de ne pas l’oublier – c’est peut-être cela qu’est venue nous dire Barbara Forstner.

Pierre Lemarchand •••••°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE 

BEBEL GILBERTO
Tanto Tempo (25th Anniversary)
(CRAMMED DISCS / [PIAS]) – 28/11/2025

Dans la queue de la comète nommée trip-hop (qui revient à la mode semble-t-il… Comme toutes les comètes !), il y avait à boire et à manger, mais du côté du Brésil, une étoile pas vraiment filante s’était alors durablement installée au début du millénaire et que les astronomes m’excusent si mes jeux de mots ne collent pas avec la réalité scientifique. Hors donc toute réalité scientifique, il y avait en 2000 une apparition et une révélation musicale rebaptisée Bebel Gilberto, fille du célèbre João et de la chanteuse Miùcha. Avec Tanto Tempo, Isabel Buarque de Hollanda Gilberto de Oliveira, associée au producteur serbe Suba (mort dans l’incendie de son studio pendant la postproduction de ce disque, en tentant de sauver son travail), proposait un nouveau son tout en douceur. Pas un ersatz de bossa nova, mais une musique électronique dérivée de ce genre musical, boostée par des rythmiques électro, des réminiscences jazzy et un chant en brésilien tout en caresses. Sans faire de bruit, discrètement, mais porté par un word to mouth (boca a boca, en portugais, me souffle-t-on) bienveillant et mondial, le disque se vendra à plus d’un million d’exemplaires. La réédition se la joue riquiqui riquiqui avec un seul titre en bonus : No Return, en anglais. Passable, mais pas indispensable. Mais ne boudez pas pour autant votre plaisir, en cette période frisquette, Tanto Tempo regorge de petites bouillottes pour vous réchauffer, du serpentin Samba Da Bençao qui ouvre ce disque avec volupté, à l’épatant August Day Song qui le suit… Cela vaut le coût de le réécouter pour ceux qui l’avaient un peu oublié, ou de le découvrir pour les autres. 

Frédérick Rapilly ••••°°

SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE

TRIAGE
Triage
(WHENWITHOUT) – 28/11/2025

La Cigale, 20 juin 2024. Alors que j’attends, avec une certaine impatience – la «certaine» ayant ici la taille d’un godet de tractopelle – le début du concert de bar italia, débarquent sur scène cinq autres Londoniens encore plus fashions qu’eux. Triage livre ce soir-là le genre de première partie qui donne immédiatement envie de revoir ladite première partie… mais pas en première partie. Problème : aucun morceau n’est alors disponible sur les plateformes, si ce n’est un EP, fox hours, paru en 2024. Jusqu’à aujourd’hui, où je me réveille avec l’info que triage, premier album du groupe, vient tout juste de sortir. J’aurais pu dire que Triage, c’est comme bar italia. Mais non. Il y a chez eux un je-ne-sais-quoi de plus vénéneux, de plus femme-fatalesque encore. Est-ce ces guitares saturées d’un fuzz qui colle aux dents comme un chewing-gum trempé dans du goudron ? Ce « chant » – ou quoi que ce soit quand cette chanteuse sans nom, le groupe poussant le mot mystère dans une autre dimension, oscille entre chuchotement collé au micro et cri à un mètre de celui-ci ? Ou ces chansons ultra lo-fi, traversées d’une tension presque BDSM, comme si elles cherchaient à vous fouetter pour avoir été un vilain petit garçon ? Sans doute tout cela à la fois. Et si certains resteront sur le carreau, d’autres tomberont sous le charme de lisaless, bestpest, missfortune, culprit ou daylight robbery. Vous savez très bien de quel côté je penche.

Jules Vandale ••••°°