Le Twist de Vincennes, comment Mai 68 a débuté en réalité en 1963

Magic publie un extrait du passionnant ouvrage de Serge Loupien, La France Underground, Free jazz et pop rock, 1965-1979, le temps des utopies (éditions Rivages Rouge), paru au début du mois. L’ancien journaliste de Libé revient en détail sur un épisode crucial de l’émergence d’une conscience jeune et pop en France, cinq ans avant Mai 68.

Le lundi 24 juin 1963, l’éditorialiste Philippe Bouvard posait dans les colonnes du Figaro une question pour le moins inattendue, jugée, selon les opinions de ses lecteurs, «fort judicieuse» ou «franchement déplacée» : «Quelle différence entre le Twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag ?» Sous la plume du futur animateur des Grosses Têtes, le «Twist de Vincennes» désignait alors le gala gratuit organisé place de la Nation, la veille du départ du cinquantième Tour de France (que remportera Jacques Anquetil), par Louis Merlin et Lucien Morisse, responsables des programmes d’Europe no 1, afin de célébrer le premier anniversaire du magazine Salut les copains, lancé un  an plus tôt à la suite de l’immense succès de l’émission radiophonique du même nom créée en 1959 par Daniel Filipacchi. 

Alors qu’en juin 1962 le premier numéro, tiré à deux cent mille exemplaires, s’est vu épuisé en moins de quarante-huit heures, le mensuel se vend désormais à un million d’exemplaires. D’où l’initiative de Merlin et Morisse, désireux de remplacer le traditionnel panel d’accordéonistes animant chaque année, autour d’Yvette Horner, le bal précédant le départ de la Grande Boucle par des nouvelles vedettes à la mode. Et à qui s’adresser alors pour assurer la programmation d’une telle manifestation, sinon à l’équipe de Salut les copains ? 

Consciente de l’opportunité qui lui est alors offerte de confronter de visu les artistes qu’elle défend quotidiennement sur les ondes et leur public dont l’étendue reste encore imprécise, celle-ci prend l’affaire très au sérieux, réunissant sur une même affiche : Richard Anthony, Danyel Gérard, Frank Alamo, les Gam’s, Les Chats Sauvages avec Mike Shannon, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday. De quoi, selon ses estimations les plus optimistes, attirer aux alentours de vingt mille curieux. Le soir venu, il va en débarquer au moins dix fois plus. «Nul n’a jamais su dénombrer en fait combien de spectateurs ont assisté à cette folle nuit de la Nation, avouera ainsi Frank Ténot, le plus proche collaborateur de Filipacchi. Alors évidemment il y a bien eu quelques branches d’arbres cassées, quelques carrosseries de voitures froissées, quelques vitrines brisées, mais pas la moindre bagarre. Seulement une gigantesque bousculade. » Que la presse généraliste unanime saluera d’une même formule-choc : « Salut les voyous ! », et qui suscitera également un commentaire narquois du côté du palais de l’Élysée : « Ces jeunes gens ont de l’énergie à revendre, qu’on leur fasse construire des routes.» 

Féru de littérature – il confesse, dit-on, une admiration sans limites envers Charles Péguy, Chateaubriand, Virgile et Thucydide –, le général de Gaulle est en effet un piètre mélomane ; ce que confirmera sa bienveillance pour Mireille Mathieu, seule parmi les nouveaux talents de la chanson à trouver grâce à ses yeux. Mais sa remarque en partie fondée (ces jeunes gens ont assurément de l’énergie à revendre, seulement au lieu de construire des routes ils vont bientôt se contenter de dépaver celles qui existent déjà) trouvera un écho quatre ans plus tard dans une ritournelle du sympathisant communiste Jean Ferrat sobrement intitulée : «Pauvres petits cons». Que la droite et la gauche affichent de concert des propos aussi méprisants et réactionnaires en dit long quant à l’ambiance qui règne alors dans l’Hexagone. 

«Il est difficile d’imaginer la France d’avant Mai 68 si on ne l’a pas connue, mais à cette époque elle avait un beau balai dans le cul », note crûment dans son autoportrait le dessinateur Philippe Druillet. Ajoutant néanmoins : « Pourtant les choses évoluaient. C’était presque imperceptible mais les mentalités changeaient. Seule la classe politique n’a rien vu venir. De Gaulle, à l’Élysée, se contrefoutait de cette France qui se métamorphosait. Il se l’est prise violemment dans la gueule. Je pense qu’au fond de lui, il n’a rien compris au mouvement. Il a dû penser que nous étions des ingrats. Il était d’une autre époque, d’un autre monde 

De fait si la France, exsangue au sortir de la Seconde Guerre mondiale mais remise à flots (plan Marshall oblige) par les « libérateurs » américains, va rapidement bénéficier de l’essor économique singulier touchant les nations occidentales industrialisées au lendemain du conflit, ses dirigeants politiques vont mettre un certain temps à réaliser que les mentalités de la population sont elles aussi en train de se transformer. En réaction notamment à cette politique consumériste dont Hollywood se fait l’ardent propagandiste outre-Atlantique et que le sociologue Jean Baudrillard dénoncera, en 1968 d’abord dans Le Système des objets, en 1970 ensuite dans La Société de consommation. À un moment où, sous la pression de la génération issue du baby-boom en pleine émancipation, la société dominante commence à se fissurer. 

D’autant que parmi les multiples produits en provenance directe des États-Unis : chewing-gum, Coca-Cola, Cinémascope, Lucky Strike et tutti quanti, il en est un qui va s’imposer instantanément auprès d’une catégorie sociale bien spécifique: les adolescents. Ceux-ci, s’appropriant à leur manière une vieille formule énoncée jadis par Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais : « En France tout finit par des chansons », vont en effet revendiquer haut et fort leur allégeance à une nouvelle musique abondamment syncopée née du côté du Tennessee, et qui va déferler sur la vieille Europe via les multiples bases américaines implantées là en conformité avec les desiderata de l’OTAN. À commencer par le camp des Loges, en pleine forêt de Saint- Germain-en-Laye, source inépuisable de ravitaillement en matière de disques made in USA pour les innombrables amateurs parisiens. 

Toute l’affaire remonte à avril 1954. Lorsque Bill Haley, un chanteur de western swing joufflu originaire du Michigan, enregistre chez Decca une chanson composée deux ans auparavant par un ancien pensionnaire de Tin Pan Alley, Max C. Freedman, intitulée « (We’re Gonna) Rock Around the Clock ». (…) D’entrée, le rock’n’roll se positionne comme un mode d’expression générationnel, s’attirant les railleries des amateurs de jazz, français en particulier, fort occupés jusque-là à alimenter l’une de ces polémiques stériles dont ce pays est coutumier. Laquelle voit s’affronter en l’occurrence les « raisins aigres », prosélytes de ce nouveau courant progressiste new-yorkais, caractérisé par la complexité et l’innovation harmonique de ses compositions, baptisé be-bop par ses législateurs1, et les « figues moisies », défenseurs de rythmes plus traditionnels, voire simplets. Les seconds affirmant même que ce qu’écoutent les premiers ne mérite plus guère l’appellation jazz. 

Mais dès lors qu’il s’agit de taper sur le rock’n’roll, comme dirait Brassens, «tout le monde se réconcilie». Ainsi, dans la revue de presse qu’il signe depuis décembre 1947 dans Jazz Hot2, Boris Vian relève-t-il : «Une statistique qui va faire mal au ventre de ceux qui s’imaginent que le jazz est bien vu aux USA… RCA Victor a vendu, en 1957, 220 000 LP de jazz contre 7 500 000 classiques. Et contre… tenez-vous bien… 21 millions de disques de Presley. Il faut sans doute convertir certains nombres, vu qu’il doit s’agir de simples… mais à douze titres par LP, faites le calcul vous-mêmes ! Et vive le jazz !» (…) 

Avec le recul, on peut ainsi se demander dans quelle mesure la nuit de la Nation (ou « le Twist de Vincennes » pour ceux qui ne fréquentent guère les arrondissements populaires) n’a pas constitué un événement déterminant dans la prise de conscience de la jeunesse. Non seulement du rôle majeur qu’elle pouvait jouer dans la société, mais surtout de sa capacité potentielle à transformer cette dernière en refusant massivement les valeurs défendues jusque-là par ses aînés dont le bilan, depuis le début du xxe siècle, était gravement entaché par la succession de deux guerres mondiales parmi les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. Avec ce sentiment de faire bloc autour d’une musique nouvelle, à la fois spécifique et identitaire, d’autant plus fédératrice qu’elle est globalement rejetée par les générations précédentes et les autorités ; ces mêmes gens à la fois susceptibles d’interdire à leur progéniture de poser les coudes sur la table en mangeant, eu égard aux bonnes manières, mais de la sacrifier aussi sans rechigner au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Combien de fois n’a-t-on pas entendu à cette époque des remarques spirituelles du genre : «Il leur faudrait une bonne guerre, tiens, ça leur apprendrait la vie à ces petits cons» ? 

Autre conséquence importante de ce premier festival de rock’n’roll gratuit français, la mobilisation policière qu’il a générée, vite dépassée par l’ampleur de l’événement, sans qu’il n’y ait d’ailleurs, on l’a vu, d’incident majeur à déplorer, et l’extrême retentissement qu’il a eu dans la presse nationale, même si celle-ci a délibérément opté pour le rôle de témoin à charge. Au milieu de ce concert d’imprécations, une voix s’est néanmoins élevée afin de souligner un fait pourtant significatif que tous les psychologues consultés ont occulté, trop occupés qu’ils étaient à dénoncer « le laxisme parental » et à prôner comme remède un «châtiment corporel adapté» : celle de l’ordonnateur de l’événement, que relaiera plus tard, dans son autobiographie, son participant le plus emblématique. Au lendemain de cette folle nuit, Daniel Filipacchi l’affirme en effet posément : «Aucune formation politique ou confessionnelle n’a jamais réussi à mobiliser, en France, une telle armée de moins de vingt ans 

Et quoi qu’on en pense, ce festival qu’il a conçu un peu par hasard, mais aussi parce que le contexte du moment s’y prêtait, va avoir des conséquences autrement plus importantes que celui de Woodstock, organisé six ans plus tard dans l’État de New York, malgré l’impact médiatique universel dont bénéficiera ce dernier, à cause notamment du documentaire qu’en ont tiré Michael Wadleigh et Martin Scorsese. Car tandis que ces «trois jours de paix et de musique» aoûtiens, rapidement transformés en trois jours de défonce et de gadoue, sonnent surtout le glas du mouvement hippie en soulignant les limites du Flower Power (l’enterrement aura officiellement lieu en décembre à Altamont), la nuit de la Nation annonce les prémices d’un changement radical de société et préfigure ainsi les événements de Mai 68, auxquels même l’émission Salut les copains ne survivra pas. Le copain number one, Johnny Hallyday, déclarant à cette occasion : «Il vaut mieux qu’elle crève. Elle est devenue complètement ringarde. Même les enfants ne sont pas assez débiles pour l’apprécier désormais 

En cinq ans, on l’aura compris, le ton s’est singulièrement durci. En dépit de tous ses efforts pour canaliser, tout en les crétinisant, les baby-boomers made in France dans un pur souci de profit, le show-biz ne va jamais parvenir à vraiment les récupérer. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir essayé en ouvrant ses studios d’enregistrement à n’importe quel chanteur ou groupe à guitares et batterie minimaliste infoutu de s’accorder (ce au profit de nombreux jazzmen, submergés de propositions de séances fort rémunératrices), en prenant bien soin néanmoins de séparer le bon grain de l’ivraie. À savoir établir la distinction entre les dociles, les proprets, les Pat Boone français en quelque sorte que l’on va désormais désigner sous l’appellation de « yé-yé », et les rockers incorrigibles qui, après avoir fait leurs classes en assimilant les sons pionniers venus d’Amérique, se branchent désormais sur l’Angleterre, plus proche, qui a pris le relais. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut en effet raisonnablement apprécier à la fois Moustique et Frank Alamo, les Surfs et Larry Gréco, Claude François et Lucky Blondo. Et en dépit du soutien que leur manifestent les programmateurs successifs de SLC, la guerre entre les rockers et les yé-yé sera finalement fatale à ces derniers. 

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