Ian Williams de Battles : "L’idée d’anti-émotion est captivante"

Après le départ de Tyondai Braxton en 2010, trois ans après leur premier album Mirrored, puis de Dave Konopka en mai 2019, Battles n’est aujourd’hui plus qu’un duo : le guitariste claviériste Ian Williams et le batteur John Stanier. Ils publient ce vendredi Juice B Crypts, leur quatrième album et premier à deux. Au téléphone depuis New York, Ian Williams a répondu à nos questions sur ce nouveau dispositif.

Qu’as tu éprouvé quand Dave a annoncé qu’il quittait le groupe ?

Je sentais déjà depuis un moment qu’il ne voulait plus continuer. Donc ça ne m’a pas vraiment surpris. On en a parlé pendant environ cinq minutes puis on a vite décidé qu’on pouvait quand même faire un bon album à deux! On a toujours changé, et là encore, Battles est différent.

Comment décrirais-tu ta relation créative avec John Stanier aujourd’hui, maintenant que vous n’êtes plus qu’à deux ?

Tout est facile. On a un terrain commun sur lequel on construit notre musique même si lui l’envisage différemment que moi. Je l’aborde comme des nuances de gris, lui plutôt comme… du noir et blanc. Même si ce n’est pas exactement ça ! Je vois toujours plusieurs manières possibles d’aller au bout de nos idées. Lui sait que ce sera ça ou ça. Comme il y a de nombreuses manières de regarder la vie…

Juice B Crypts est un album qui suscite des émotions fortes. Plus que par le passé. Un morceau comme Fort Greene Park est étonnamment mélancolique pour un groupe qui proposait plutôt de nouvelles expériences d’écoute. Ressentiez-vous la même chose de votre côté à la composition ?

Oui, c’est vrai. Certaines notes ont des couleurs émotionnelles, même si pour moi, l’expérience et les émotions sont connectées ! C’est marrant parce que je trouve l’idée de l’anti-émotion captivante – quoique je suppose que ça reste une émotion – et j’essaie de l’explorer dans la brutalité de rythmes martelés. Je n’ai jamais aimé l’étiquette math rock, mais la connotation “clinique” du terme dit quelque chose de vrai. J’ajouterai qu’il y a quelque chose de sexy dans ces anti-émotions. 

Je ressens aussi votre disque comme le plus libre formellement, dans le sens où il n’y a pas d’esthétique dominante. 

Oui, c’est ce qu’on voulait ajouter. Dave, celui qui est parti, travaillait beaucoup les loops de guitare. Et ces loops restaient les mêmes dans nos morceaux ce qui donnait un aspect monochromatique. Maintenant que c’est fini, la musique peut évoluer. On a pu être plus aléatoire, plus joueur, l’identité de notre musique peut changer. 

Pourtant, il y a encore beaucoup de loops ! 

Oui, mais ce sont plus des séquences qui évoluent progressivement. Et par moment, on loope les commandes des machines, ce qui permet de faire évoluer le son, même si les ordres envoyés aux instruments tournent en boucle. 

C’est dur à dire, mais le départ de Dave vous a-t-il permis d’atteindre cette liberté que vous recherchiez ?

Ça été une opportunité, voire une raison, de faire un autre disque. 

Comment décrirais-tu la création de cet album ? Sentais-tu plus de pression, de responsabilité dans les arbitrages artistiques ?

Je dois avouer que ça a été bien plus facile. Soniquement, on avait moins à se préoccuper de l’espace à se laisser mutuellement. On a toujours été un groupe anti-hiérarchie. Il n’y a jamais eu de “guitare lead”, de “chanteur lead”. Battles, c’est avant tout un son collectif comme quand on était encore quatre, qu’on jouait la mélodie en ping pong entre nous, en la faisant entrer puis sortir. L’enjeu a encore été de tout bien intégrer ensemble et ça était efficace d’avoir cet espace. Oui, c’était cool de peu avoir à se préoccuper du reste et de pouvoir faire ce que je voulais. 

Dans le communiqué de presse, on peut lire que tu as utilisé le concept de spécificité du médium du critique d’art formaliste Clement Greenberg. Comment cela peut-il s’entendre dans l’album ?

Je pense que c’est une interprétation de Warp ça ! Mais je vois d’où ça vient. Parfois les gens nous interrogent sur les significations de nos chansons, mais en général, mon instinct est qu’une chanson n’est que les notes, les sons, les matériaux qui la constituent. Ce qui peut-être considéré en parallèle d’une approche moderniste de la peinture et de la spécificité du médium.

Si on pousse plus loin l’idée, la musique n’est alors que de l’air qui vibre. 

Oui, c’est de l’anti-émotion ! (Rires) La réalité prend le pas sur le sens, même si bien sûr, il y a toujours des vieux albums que tu aimes, qui te rappellent ta vingtaine, et que tu charges de sens. 

Cette anti-émotion, c’est un chemin que tu empruntes consciemment, délibérément, ou ça a toujours été ton rapport à la musique ?

(Rires) Certaines personnes sont satisfaites sexuellement par le bondage. C’est étrange que ça procure du plaisir. Tu vois, c’est parfois l’opposé de ce qu’on attend qui déclenche le plaisir. 

Je reformule. De manière générale, est-ce que vous utilisez les concepts ou des contraintes créatives pour développer votre pratique de la musique ?

(Longue pause) C’est rarement délibéré. Les approches et nos usages des matériaux sont toujours différents quand on aborde un nouvel album. Donc je pense que oui, on évolue un peu du côté du concept.

Cette approche cérébrale des choses se retrouve dans la pochette : une représentation abstraite de vos expériences vécues et non vécues à New York… L’abstraction musicale, c’est quelque chose qui vous intéresse ? Certaines parties de batteries, par exemple, ne ressemble plus du tout à de la batterie sur ce dernier album

Je ne suis ni pour ni contre. Je suis plutôt neutre. Si tu casses la musique en des termes musicaux, je suis plutôt attiré par la “structure”, en opposition aux musiques drone ou ambient, qui sont des abstractions sonores plaisantes, mais qui au long cours m’intéressent moins. Assembler la musique est pour moi une problématique plus importante à résoudre que celle de comment faire un beau son.

Battles en fait, c’est le nom de quoi ? Le nom de certaines personnes faisant de la musique ensemble ou le nom d’un projet, d’un idéal, qui vise à bouger les frontières musicales ?

En fait, j’aime le nom Battles, car il est suffisamment générique. Tu peux lire ce que tu veux dedans et ça peut être différentes choses. Pour le meilleur comme pour le pire, Battles sera toujours du combat, du conflit.