Devendra Banhart : “Face au Venezuela, je ne peux qu’exprimer mon impuissance”

L’artiste américano-vénézuélien dévoile Ma, ce vendredi. Un huitième album en hommage à la figure maternelle qui a pour lui de nombreuses facettes, dont celle, bouleversante, du Venezuela, son pays natal. 

Ma est très éloigné de ton précédent disque, bien plus orchestré et plus organique. Tu opères de nouveau un virage ?

C’est clairement un grand changement. D’une part, thématiquement, il est bien plus personnel. Et esthétiquement aussi, car le précédent était construit sur des synthétiseurs. On écrivait des parties de piano, d’orgue, de cordes, et on les enregistrait avec les synthétiseurs. Aujourd’hui, tout est réel. Ce sont de vrais instruments, les cordes sont de vraies cordes, des violons, des violons cell, un vrais piano, des clarinettes… Ça faisait longtemps que nous n’étions pas dans ce registre.

Es-tu lassé des synthétiseurs ? 

Non, j’aime toujours les synthés. Peut-être même que le prochain album sera fait avec des synthés. J’aime l’idée de faire du ping-pong. En ce moment, la balle est du côté organique de la table, c’est tout. Dès que j’approche une nouvelle série, une nouvelle étape de travail, j’ai besoin de m’éloigner de ce que j’ai fait précédemment. Dans ma pratique de l’art, j’ai besoin d’aventures, d’explorations artistiques, d’essayer de nouvelles choses. C’est mon instinct, mais c’est aussi très banal, très évident, comme approche (rires). Mais c’est aussi comme ça que ça marche. Les artistes ont souvent de longues carrières, qui passent par des périodes marquées par des thématiques. Une des questions qui se posent à nous est de comment conclure un de ces chapitres. Je ne crois pas avoir déjà fait un album avec tant d’espace dedans qui utilise tant d’instruments organiques. Le dernier que j’ai fait dans cette veine était Cripple Crow (2005). C’était notre période 60’s. Les portes étaient ouvertes, les fenêtres aussi. Tout le monde était invité. Et c’était une grande fête. Aujourd’hui, la différence, c’est qu’il n’y a personne dans la maison. Ces fêtes-là, ce sont les meilleures. Quand on est que deux. L’auditeur et moi.

Sur ce disque, tu chantes en japonais, en anglais, en espagnol… Tu penses exprimer des sentiments différents en fonction des langages employés ? 

D’une manière oui, parce que tu écris différemment et donc tu exprimes des choses différentes. Mais je pense que ce qu’il y a d’excitant, c’est de les mélanger et de les faire coexister harmonieusement. Il ne faut pas qu’une nouvelle chanson dans une autre langue te sorte de ton écoute et il faut au contraire que tu puisses toujours considérer le disque comme un tout. Je passe beaucoup de temps à séquencer, ce qui pose la question de comment naviguer harmonieusement entre différents éléments en donnant l’impression que c’est une chose. J’essaie de faire ça depuis mes premiers disques. Au début, je faisais des morceaux reggae, folk ou peu importe… Ça rend un peu fou, mais c’est beaucoup de fun de bouger d’un genre à l’autre, d’un langage à l’autre en maintenant l’unité.

Aujourd’hui, le thème de la figure maternelle est à la fois général et très précis dans ton album. Qu’est-ce que ça couvre pour toi ?

Je voulais offrir ma gratitude à toutes les qualités maternantes sur cette planète. Que ce soit des êtres humains, comme nos pères et nos mères. Parce que nos pères peuvent être des mères aussi… La nature, comme l’océan, le puissant feu, mais aussi l’art… Il se trouve que dans mon groupe, tout le monde est parent aujourd’hui sauf moi ! Du coup, j’ai eu l’occasion de traîner avec des enfants et de me sentir un peu comme une tante. J’ai essayé de capturer ce sentiment et de traduire sur cet album tout ce que je voulais dire à mes enfants, si un jour j’en ai. Ce n’est pas un concept-album, c’est juste l’environnement dans lequel j’ai travaillé. C’est un album qui m’est très personnel…

Un des aspects de Ma est sur ton rapport au Venezuela. Que ressens-tu face à l’état actuel du pays dans lequel tu as grandi ?J’éprouve de la tristesse à ce sujet, de la peur, de la peine et de l’impuissance. J’ai essayé de relater tout ça dans Ma. Face à cette situation, je ne peux qu’exprimer mon impuissance. Quand je vois l’état de ce pays qui est une mère pour moi et que je suis incapable de pouvoir l’aider. Il n’y a même pas de filière de charité par laquelle je pourrais éventuellement envoyer mon argent aux gens qui en ont besoin… Et aujourd’hui c’est toute la population ! À l’exception de l’armée et du président. C’est un pays pris en otage par son régime. La chanson Abre las manos est la chanson la plus explicite sur l’état du Venezuela. Ça parle d’individus et ça peut s’adresser à tout le monde. Mais à la fin, ça devient mon expérience, quand j’ai visité le pays, il y a seulement deux ans… C’était apocalyptique. Les gens étaient tendus, effrayés, pessimistes, opprimés d’une manière si puissante qu’on ne peut pas l’imaginer en Occident. Aucun être humain ne devrait vivre ça. C’est déshumanisant et le pire, c’est que de nombreuses personnes vivent ça dans de nombreuses parties de la planète.

Benjamin Pietrapiana