Les Objets – La Normalité

Retour sur un grand disque jamais réédité avec le premier album des Français Les Objets, La Normalité, paru en 1991. L'occasion de revenir sur le talentueux duo formé à l'époque par Olivier Libaux (futur Nouvelle Vague) et Jérôme Rousseaux (futur Ignatus).

LE CONTEXTE
Juillet, une chaleur à ne pas tromper un mort. C’est pourtant la mise en terre de la guerre froide quand Russes et Américains se font enfin des amabilités. Le Times est tellement emballé qu’il attribue le titre honorifique d’homme de l’année à… George Bush. Opération Tempête du désert ! C’est la guerre du Golfe, première suite de batailles ultra médiatisées. L’Irak balance son pétrole à la mer, l’Amérique bombarde. En mars, une fois les combats terminés, loin des caméras, Saddam Hussein continuera la terreur. La région ne cicatrisera jamais tout à fait. En France, Gainsbourg est venu nous dire qu’il s’en allait. Michel Rocard démissionne et le chômage grimpe. Réponse de l’État ? Création du Millionnaire. La musique continue-t-elle de tonner dans ces tempêtes de sable ? R.E.M. accède au grand public le temps d’une perte religieuse – un disque intemporel. Talk Talk ne veut plus du Top 50 et tombe dans une sidérante abstraction. Bashung ose tout et surtout la reconnaissance populaire, sa petite entreprise marchant du tonnerre. J Mascis avec Dinosaur Jr signe un chef-d’œuvre de rock mélodique – il a la main verte le salaud. Pixies trompe son monde en splittant. Massive Attack s’apprête à devenir énorme et The Fall continue de sortir des sacrés bons disques. Ouais, rien n’est encore perdu.
LE GROUPE
Jérôme Rousseaux a un point commun avec Henry Miller, celui d’être tombé sous le charme de son professeur de piano. Les années d’apprentissage se conjuguent avec Maurice Ravel, The Beatles et The Rolling Stones. Plus tard, Thelonious Monk vient s’infiltrer dans les rêves d’adolescence. Introspection et new-wave. Longtemps, le jeune homme a écouté les saillies de Television. Il gratte ce qu’il peut, obscurément. Olivier Libaux est quant à lui un malade de musique, de sons, de présences, de voix. Il archive, collectionne, repère des disques oubliés ou bien trop à la mode. Son goût n’a pas de muselière. Les études de nos deux personnages ne mènent pas à grand-chose. Il y a les petits boulots, les après-midi à la traîne où l’on va chez les disquaires ou les bouquinistes. Ça mange du pain sec. Puis il y a la rencontre, les échanges, et voilà qu’on enregistre ensemble. C’est pas si mal, c’est même très bien. Rousseaux renâcle, il n’y croit pas. Pour lui, c’est entendu : la musique, c’est bien… en amateur. Mais Libaux pousse le vice et envoie des cassettes. Au début, personne ne voulait chanter. Mais Rousseaux a le diable des mots, il encaisse, il y va, pas volubile pour un sou. Tant pis, Columbia signe. Les Objets ont trouvé le sillon et vont l’user avec passion et amateurisme, mélange divin par excellence. Poésie bancale, raffinement indie. Aucun look et chansons merveilleuses. Les dés sont lancés !
L’ALBUM
La Normalité ? C’est quoi ? Forcément quelque chose de particulièrement étrange pour ce début de décennie. Fin des années 80 : couleurs criardes et vêtements amples, excès de tout bord et ennui vachard, le tout mis en boîte par MTV – un travail collégial. L’air du temps exige une seule et même chose, que la mise en forme soit hystérique, opulente et arythmique comme un clip des Rita Mitsouko. Un tel canevas en a essoufflé plus d’un. En ce qui concerne Les Objets, le degré zéro de théâtralité, de mise en scène et de bagout s’applique. À contre-courant ? Même pas. La simple salive de l’absurde, voilà la recette. Lorsque l’on revoit les passages à la télévision du duo, on pourrait ricaner facilement. Mais c’est surtout bouleversant de voir à quel point Olivier Libaux et Jérôme Rousseaux sont à l’écart, à côté, totalement foutus dans un coin lors de leur prestation avec ces chemises de monsieur Tout-le-monde, cette allure de grands distraits. L’ordinaire, mais un ordinaire raffiné, orgueilleux et volontaire. Voilà l’essence même de La Normalité, collection absurde, simple et vaniteuse. Au-delà de sa candeur apparente, l’extrait La Saison Des Mouches est une fable acerbe. Porté par un rythme faussement débonnaire, on y entend une certaine désillusion. Ça donne le sourire… triste. C’est une époque qui s’enfuit. Jérôme Rousseaux a l’instinct du mot, de la bricole poétique et des oppositions savantes. Olivier Libaux est un autodidacte dressé par sa passion dévorante pour tous types de musiques. Il adhère à un certain cubisme pop sur ce disque, il fignole du Pete Astor, trempe ses accords dans de pâles fontaines et récite allègrement son oraison mineure pour The Monochrome Set. Voix terne et désabusée, fragrances anglaises sur Sarah ou L’Hiver Est Là – tout est dit. C’est relativement merveilleux et totalement suicidaire économiquement. La légèreté qui dévie du sens, qui s’offusque du premier degré a toujours fait fuir les probables acheteurs. Watashi Wa prône un exotisme qui – aujourd’hui encore – s’avère étrange comme une porte sans poignée. Son ouverture se révèle toujours aussi divinement difficile. Personnellement est d’une pudeur cynique qui nous oblige à bien cintrer notre costume et nouer notre cravate. La Normalité est le geste fugace de l’originalité, d’une marge poétique qui trouve bien peu de résonances hier comme aujourd’hui. L’important pour une telle musique, c’est qu’elle vide les lendemains, se faufile dans le sablier et semble égrener ses mélodies avec paresse, avec charme. À l’abri du temps, unique qualité des grands disques. Une normalité en dehors des clous, forcément. Aux courageux d’emprunter maintenant ce chemin de traverse, mis en images magistralement par Michel Gondry.

LA SUITE
Comment raconte-t-on une mise à mort ? Eh bien, on ne la raconte pas. Ça ne va pas sans regrets. Les Objets auraient dû enregistrer un troisième album, qui aurait été sublime. Acide, désabusé et libertaire. Mais après Qui Est Qui ? (1994), l’ambiance est morose. Olivier Libaux ne croit plus au projet et s’efface : il a d’autres envies. Jérôme Rousseaux commence lui sa greffe : il invente, essaie, se couche avec la liberté. L’un est mesuré quand l’autre est myope et passionné – ça ne va plus. Jérôme bouquine, écoute American Music Club et s’enferme ; Olivier saisit sa force, son intelligence et ses bonnes idées. L’un est une chambre froide quand l’autre est une terrasse au soleil – c’est pas tenable. Libaux quitte la barque et Rousseaux se fait appeler Ignatus. Sous cet alias, il offre un ensemble de grands disques éberlués, prometteurs et pas vendeurs du tout. L’Air Est Différent (1997), quoi. Il produit aussi Le Meilleur Chanteur Français Du Monde (2002), qui s’appelle évidemment Jean-Luc Le Ténia. Olivier Libaux crayonne lui une tout autre trajectoire. Au début, il se fait accompagnateur pour Dominique Dalcan ou Helena Noguerra. Ce qui est fantastique chez lui, c’est son art de la synthèse. Forcément, cette aptitude va le mener au bain. Il signe donc deux comédies musicales, L’Héroïne Au Bain (2003) et Imbécile (2007), avec le gratin de la pop française au générique (Dominique Dalcan, Katerine, Helena, Barbara Carlotti, JP Nataf…). Le coup de génie vient avec Nouvelle Vague. En compagnie de Marc Collin, Olivier Libaux reprend les standards new-wave façon bossa (Nouvelle Vague, 2004). On la fait courte mais le succès est tellement grand qu’il y aura quatre volumes. Généreux, curieux et démissionnaire de Nouvelle Vague, Libaux s’entiche en 2013 de la discographie de Josh Homme sur Uncovered Queens Of The Stone Age. Où les grosses mandales sonores de QOTSA deviennent des caresses avec les voix de la frémissante Alela Diane, d’Ambrosia Parsley ou Emiliana Torrini. Avec son talent inouï pour bien s’entourer, Olivier Libaux est un gars épatant. Bref, c’était l’histoire de deux comètes contraires qui ont constitué un fabuleux duo le temps de deux albums.