Si le silence était d’or, il serait millionnaire. Plutôt que de combler le manque à coups de publications intempestives, Sébastien Schuller a préféré encore une fois confectionner Heat Wave, son troisième album en dix ans, avec un soin parcimonieux. Bien lui en a pris puisque cet expert en textures musicales où les sonorités électroniques et organiques s’entremêlent harmonieusement signe au terme de ce nouveau quinquennat laborieux son œuvre la plus immédiate et la plus diversifiée, entre rêveries mélancoliques et tubes pop directement inspirés par ses enthousiasmes adolescents. [Article Matthieu Grunfeld – Photographie Julien Bourgeois].

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Prendre son temps. Une expression familière qui retrouve ici son sens le plus littéral. Sébastien Schuller ne se contente d’ailleurs pas simplement de prendre son temps. Il le construit, le protège, l’aménage en fonction d’exigences artistiques singulières et jamais prises en défaut. Ce natif des Yvelines, émigré depuis quelques années sur la côte est des États-Unis, alimente avec parcimonie quelques-unes de nos plus belles heures de rêveries musicales. Au bout de cinq ans de diète presque complète – seuls deux ou trois morceaux publiés en ligne pour attiser encore davantage notre appétit depuis la sortie d’Evenfall (2009) –, l’entrée en matière n’est donc pas bien difficile à concevoir. Coiffé de l’une de ses inévitables casquettes, Schuller n’a pas beaucoup changé ; notre première question non plus. On commence donc par s’enquérir derechef des raisons conjoncturelles d’une absence qui nous a paru bien longue pour s’apercevoir aussitôt que, dans son fuseau horaire tout personnel, cet artiste unique a tout simplement… pris son temps. C’est toujours long de concevoir un disque. D’autant plus que je m’occupe désormais de mon propre label, ce qui m’oblige aussi à consacrer davantage de temps à la gestion et aux différentes démarches administratives. Entre-temps, j’ai aussi écrit une musique de film très minimaliste et épurée pour Le Beau Monde (2014) de Julie Lopes Curval avec qui j’avais déjà collaboré auparavant. J’ai également travaillé pour Arte sur des documentaires, l’un sur l’ADN et le second sur l’histoire de l’homme. Il fallait composer des fragments plus ou moins ethniques, ce qui est évidemment éloigné de mon propre univers. J’ai pu proposer plein de choses différentes et expérimenter avec des samples. C’était agréable, un peu comme des récréations musicales.

Une fois sonnée la fin de ces récréations, Schuller s’est donc attaqué à l’élaboration progressive de ce troisième album dont les tonalités à la fois plus pop et plus électroniques que celles de son prédécesseur relèvent à la fois des hasards de la géographie et de la nécessité de se confronter à de nouveaux supports musicaux. “J’ai acheté un nouveau synthétiseur il y a trois ans et je pense que c’est le point de départ de ce qu’est devenu Heat Wave. En achetant ce synthé, j’ai enfin pu toucher du doigt ces musiques qui m’avaient tant fasciné pendant mon adolescence. Je me suis également beaucoup inspiré d’un voyage à Miami qui a donné sa coloration à plusieurs des nouvelles compositions et notamment la toute première d’entre elles, Nightlife. C’était il y a deux ans et demi et j’ai essayé de profiter de ces impressions extrêmement fortes pour inaugurer une nouvelle démarche musicale. Je me suis retrouvé complètement obsédé par cette ville, ses lumières si particulières, l’influence du style Art Déco dans certains quartiers et ces néons mauves ou violets que j’ai d’ailleurs pu retrouver par moments sur les tours de Philadelphie. La proximité de la mer et la forte chaleur estivale contribuent aussi à créer une ambiance spéciale. J’ai observé mes premières tempêtes tropicales depuis ma fenêtre et j’étais évidemment impressionné. Ce sont tous ces éléments qui ont fini par transparaître dans les premiers morceaux que j’ai enregistrés après mon séjour là-bas.


Durablement imprégné de ces impressions sensorielles, il est comme à son habitude parvenu à les transposer au travers d’une série de compositions climatiques qui parviennent à évoquer par de subtiles inflexions mélodiques ou rythmiques les souvenirs rêveurs des lieux et des paysages traversés par leur auteur. Et si l’on a connu par le passé de trop nombreux peintres représentant ce sous-genre, Sébastien Schuller fait sans doute partie des meilleurs spécimens d’une espèce rare : les musiciens paysagistes, capables de restituer en quelques notes une quantité imposante de textures et de colorations. J’ai souvent l’impression de visualiser des images lorsque je crée de la musique. Cela peut provenir purement et simplement de mon imaginaire, mais ce sont aussi souvent des souvenirs étroitement associés à des lieux. Ce sont des éléments qui donnent inconsciemment la tonalité dominante de chaque morceau. As We Sleep In A Japanese Garden est ainsi lié à l’un de ces rêves et à l’idée de s’endormir dans un jardin japonais en entendant des bruits de fond dans un état de demi-sommeil.

QUATRE SAISONS
Même si l’on y retrouve cette patine mélancolique qui constitue la marque de fabrique d’un musicien dont le rêve demeure toujours – de son propre aveu – de “faire pleurer tout en dansant”, Heat Wave est donc une œuvre à la fois plus contrastée que les deux précédentes et davantage tournée vers les célébrations hédonistes des plaisirs de l’existence. Elle est très différente en tout cas d’Evenfall, qui était traversée par des climats organiques et d’amples arrangements classiques. Heat Wave est un album essentiellement porté par l’électronique, j’y ai joué de tous les instruments à l’exception de quelques parties de basse. Et il n’y a quasiment pas de batterie, uniquement des boîtes à rythmes, explique ainsi le principal intéressé. Une métamorphose qui le conduit à se rapprocher sensiblement des références incontournables et revendiquées en matière de pop synthétique, celles qui ont largement contribué à l’éducation musicale d’un ex-teenager dont l’imaginaire reste modelé par les sons de la décennie 80.

Même si le fait de jouer de la musique entièrement synthétique n’était pas forcément bien vu au début des années 80, ça a toujours été des sonorités qui me touchent et qui m’intéressent particulièrement. Il y a beaucoup d’artistes que j’aime aujourd’hui mais j’éprouve toujours un grand plaisir à réécouter ces chansons hyper évidentes, notamment celles de Depeche Mode. Je suis retourné les voir en juin 2013 au Stade de France alors que je les avais vus pour la première fois il y a trente ans à Bercy, et j’ai ressenti la même émotion. Ce sont des références qui ont été constamment présentes depuis mon adolescence. Je trouve que les titres pop de cette époque étaient vraiment bien construits. Ce sont simplement d’excellentes compositions qui résistent parfaitement une fois extraites de leur contexte de départ. La preuve en a été faite quand Johnny Cash a repris Personal Jesus par exemple. Je suis un grand fan de Dave Gahan et j’adore le rapport qu’il entretient avec ses fans et sa capacité à entrer en résonance avec les émotions du public. Je n’en suis pas là, bien évidemment. (Rires.) Mais c’est vrai que, durant mes derniers concerts, la relation avec les gens a commencé à se transformer. Jusqu’à présent, c’était plutôt contemplatif, or maintenant certains se mettent à danser. Ça change beaucoup de choses. Pour se montrer digne de ses maîtres et accéder à cette forme d’évidence trompeuse qui ne peut advenir qu’au terme d’un labeur à la fois inspiré et rigoureux, Schuller a su patiemment confectionner une série de dix pistes qui alternent entre plages atmosphériques en clair-obscur et tubes radieux. Un résultat advenu après une maturation progressive et pas complètement préméditée à l’en croire.


Les titres les plus dansants comme Endless Summer et Regrets sont venus plus tardivement et ont emmené la collection un peu ailleurs. J’avais en tête depuis un moment d’enregistrer des chansons plus rythmiques et là j’ai l’impression d’être passé à la vitesse supérieure même si ce n’est pas encore mon disque dance. (Sourire.) Memory – Les Halles m’a pris énormément de temps. J’avais trouvé dès le départ le leitmotiv de synthé et le couplet, je savais qu’il y avait quelque chose à creuser et qu’il ne fallait pas lâcher mais j’ai mis plusieurs mois avant d’aboutir au résultat final. J’ai testé des dizaines de refrains et de solutions d’arrangements et puis je suis enfin tombé sur le gimmick qui fonctionnait bien et qui transportait le morceau plus loin.

Dans ce nouveau registre plus condensé et davantage tourné vers une forme d’accessibilité immédiate, Endless Summer constitue l’une des plus belles réussites de la nouvelle cuvée. C’est étrange parce que cette chanson est finalement beaucoup plus euphorique que les autres, au point de me demander si elle devait figurer sur l’album. Et puis je me suis rendu compte a posteriori que j’étais peut-être en train de composer ma propre version des Quatre Saisons. (Rires.) Happiness (2005) est un LP que j’associais plutôt à l’automne et à une forme particulière de mélancolie. Evenfall était plus consciemment encore rattaché au printemps et à une certaine renaissance, au réveil. Et Heat Wave reflète ce qui m’a le plus marqué dans ces étés américains caniculaires, très moites, où la chaleur peut vite devenir accablante, où toute la vie se déroule sur un rythme beaucoup plus lent.

Restant fidèle à son tempérament indéfectiblement mélancolique, Sébastien laisse poindre un soupçon de tristesse bien tempérée sous le sable surchauffé de ses fantasmes d’étés interminables. “Je me rends bien compte que, même si j’essaie de réaliser une œuvre entièrement pop, il y a quand même toujours un élément décalé. La fin de l’été, c’est aussi un moment de bilan, et ça nous renvoie plus largement à des phases de l’existence où l’on peut faire le point sur ce qu’on est tout en s’apercevant qu’on n’est pas forcément là où on devrait être. C’est important de se souvenir de ses rêves d’enfant pour essayer de s’en rapprocher toujours un peu plus.”

Un autre long format ?