Les sémiologues et les amateurs de Vache qui rit appellent cela une mise en abyme. C’est l’histoire d’un chanteur, parti aux États-Unis sur les traces de son ancêtre ayant lui-même quitté les rivages gallois en 1780 pour retrouver la piste d’un prince légendaire. C’est surtout la trame narrative enchevêtrée qui sert de canevas à un excellent disque, American Interior, le quatrième album solo de Gruff Rhys. Habitué des projets ambitieux et farfelus depuis ses premières armes discographiques fourbies à la tête de Super Furry Animals, celui qui demeure avant tout l’un des grands maîtres incontestés de la composition pop a consenti à nous éclairer sur les méandres tortueux de son périple américain et les ressorts d’une inspiration toujours aussi étonnamment géniale. [Article Matthieu Grunfeld – Photographies Éric Pérez].> Gruff Rhys sera en concert ce mercredi 15 octobre au Point Éphémère (Paris) à l'occasion de notre soirée BimBamBoom avec Swearing At Motorists pour compléter l'affiche.> Places en vente / Event Facebook.

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S’il est bien un homme sur lequel le décalage horaire n’a pas de prise, c’est bien lui. Débarqué quelques heures à peine avant notre entretien en provenance du Canada, Gruff Rhys navigue encore en plein jetlag, mais cela ne se voit pas. Enfin, pas trop. Perché tout juste un peu plus haut qu’à son habitude, l’ancien leader de Super Furry Animals conserve en toutes circonstances le même air réjoui qu’il devait sans doute déjà arborer il y a un bon quart de siècle en gobant ses premières pastilles hallucinogènes. Et il imprime à la conversation, comme à l’accoutumée, le rythme tranquille et le délai entre les questions et les réponses qu’impose parfois la présence d’un interprète pour une traduction moyennement simultanée. Sauf que tout se déroule en anglais, qu’il n’y a pas d’interprète, et que Rhys n’a pas d’oreillette. Assis et à moitié assoupi un lundi de printemps à Paris, le voici donc prêt à évoquer une autre histoire à dormir debout. Celle de son ancêtre putatif John Evans, égaré en territoire américain à la fin du XVIIIe siècle pour y rechercher vainement les traces du légendaire prince Madoc et d’une tribu indienne parlant gallois. Ce parcours tragi-comique sert de trame à American Interior, un quatrième album solo remarquable qui a également fourni matière à un documentaire, un livre et une application pour mobiles qui témoignent tous de l’importance du lien personnel qui unit désormais Gruff Rhys à l’histoire tout autant qu’au mythe.

BORAT PSYCHÉDÉLIQUE
Ce projet apparemment farfelu s’inscrit en réalité dans le prolongement plus intime d’une mémoire familiale déjà marquée par cette figure assez marginale et dont la portée est avant tout symbolique. “Mon père était obsédé par cette légende et par cette idée d’un lien généalogique entre notre famille et celle d’Evans. À ma connaissance, c’est une croyance qui ne repose sur aucun fondement avéré. En réalité, il n’est pas très connu au Pays de Galles à part dans ma famille et dans son village natal où vivent aujourd’hui quelques milliers de personnes. Il n’est en général mentionné que dans les notes de bas de page des livres d’histoire.” Toujours est-il que John Evans croise une première fois la route artistique de son lointain descendant en 1999 lorsqu’une troupe de théâtre sollicite Gruff Rhys pour composer la musique d’un spectacle consacré à cette vie édifiante. Même si les ébauches de chansons proposées à l’époque ne sont finalement pas retenues, la curiosité demeure. Elle trouve finalement son point d’aboutissement en 2013 quand Gruff se lance en compagnie du réalisateur Dylan Goch dans une tournée américaine dont les principales étapes correspondent à celles du périple initial d’Evans.

“J’avais déjà travaillé avec Dylan pour ce que nous appelons une tournée de concerts et d’investigation au cours de laquelle nous étions partis à la recherche de lointains cousins à moi qui habitent en Patagonie et dont les ancêtres avaient immigré en Amérique du Sud à la fin du XIX° siècle. C’est ce que nous racontons dans le film Separado! (2010). Les deux projets ont donc une origine commune, à savoir ma volonté de redonner un sens et un objectif à une tournée. Cela fait désormais plus de vingt ans que je suis musicien professionnel et je me suis aperçu que j’avais passé presque la moitié de mon existence au cours de ces décennies à arpenter les routes du monde entier uniquement pour jouer sur scène sans aucun autre but que de vendre des disques. Tout cela m’est apparu vide et absurde tout à coup. J’ai donc réfléchi à ce que je pourrais faire pour redonner un sens à cet aspect de ma vie. Ça a commencé avec Separado!, j’ai continué avec Hotel Shampoo (2011) en essayant de donner une portée artistique aux objets les plus anodins collectés dans les hôtels, et American Interior est le troisième volet. J’ai débarqué avec ma carte des États-Unis dans le bureau de mon tourneur new-yorkais et j’ai tracé un chemin au feutre pour lui montrer par où je voulais passer. Heureusement, il s’est montré ouvert et m’a simplement demandé à quelles dates je voulais jouer. (Sourire.)”

On ne saurait trop conseiller aux amateurs de road-movie et d’épopées musicales originales le visionnage du documentaire aussi passionnant que touchant qui relate les aventures en terres américaines de ce chanteur parfois un peu perdu qu’est Gruff Rhys, sorte de Borat psychédélique jouant à merveille les faux naïfs au contact de ses fans locaux, recueillant au passage avec un intérêt sincère et communicatif les fragments du récit historique pour mieux les intégrer progressivement à une œuvre en pleine évolution. Le public se réjouit d’ailleurs d’entendre chaque soir les compositions se métamorphoser alors que Gruff tâtonne sur scène à la recherche de la meilleure tonalité. “Au début, c’était franchement terrorisant, tout spécialement le premier soir. Je jouais dans l’une des salles de la bibliothèque de l’université de Yale où les cartes réalisées par John Evans sont encore conservées. Pour calmer mon angoisse, j’ai commencé à raconter ce que je savais de son histoire entre les chansons, à projeter au public des images et à leur parler de ma vie. Comme je souhaitais faire un compte-rendu de mes recherches à chaque étape, le contenu même du show n’a pas cessé d’évoluer tout au long de la tournée, ce qui est passionnant et très déstabilisant. Mais je crois que les gens ont trouvé cela plutôt amusant et qu’ils étaient contents d’assister à un spectacle comique doublé d’une conférence d’histoire pour le prix d’un concert. Par ailleurs, je n’avais pas composé plus de quatre ou cinq titres au départ. Tout au long du voyage, j’ai découvert de plus en plus d’éléments factuels à propos de John Evans et j’ai réalisé qu’il me manquait quelques morceaux pour pouvoir restituer son périple de manière plus complète. Je me suis senti de plus en plus inspiré par cette histoire. À la fin, j’ai dû en enregistrer une vingtaine et j’ai même été obligé d’en écarter certains de l’album.”

Sur scène comme à l’écran, Gruff Rhys trimballe avec lui deux accessoires qui accentuent encore la puissance visuelle évocatrice de ce récit qui ne cesse d’osciller entre conte philosophique et mythologie historique : la fameuse tête de loup qu’il arbore avec une fierté élégante et une poupée stylisée à l’effigie imaginaire d’Evans (dont aucun portrait authentique n’a pu être retrouvé). À la fois laconique et profondément humaine, cette figurine imaginée par le fidèle Pete Fowler acquiert au fil des scènes du documentaire une présence de plus en plus forte au point de devenir un personnage central du récit. Pas forcément réputée pour son sens de l’humour et de l’hospitalité, la police américaine a même accepté de se prêter de bonne grâce au jeu dans une séquence d’anthologie où la poupée de chiffon est flanquée manu militari au mitard par un digne représentant de la loi et de l’ordre. “Nous sommes arrivés dans l’Ohio, dans une ville qui s’appelle Rio Grande où réside encore une importante communauté d’origine galloise. Nous avons donc été chaleureusement accueillis, notamment par le maire démocrate qui est un grand fan de Grateful Dead et qui porte des tatouages et des piercings partout. Nous nous sommes tellement bien entendus qu’il a usé de son autorité pour demander à un policier de jouer dans cette scène d’arrestation avec la marionnette et d’enfermer Evans en prison.”

Rencontre après rencontre, sous couvert d’anecdotes drolatiques et parfois fantaisistes, Gruff parvient à retracer des parallèles étonnamment convaincants entre les bribes d’un passé enfoui et un univers contemporain voire futuriste. Au point même de rendre digestes les rapprochements les plus audacieux entre l’explorateur du siècle des Lumières et les perspectives stratosphériques du voyage vers d’autres planètes déjà abordées dans plusieurs albums de son ancien groupe Super Furry Animals. “C’est difficile pour nous d’imaginer ce que John Evans a pu ressentir en découvrant la vie au quotidien de la tribu amérindienne des Mandans qui se trouvaient alors à l’apogée de leur civilisation. Il a sûrement pu observer les danses rituelles pour préparer la chasse au bison, les maquillages élaborés, les indiens qui se suspendaient à des crochets fixés au plafond. Et lui débarquait d’un environnement méthodiste gallois très traditionnel. Quel choc a-t-il dû éprouver ! C’est en cela que j’ai pu suggérer un parallèle avec ce que pourrait constituer pour nous la découverte d’un monde et d’une culture radicalement étrangers.”

« MON PÈRE ÉTAIT OBSÉDÉ PAR CETTE LÉGENDE ET PAR L’IDÉE D’UN LIEN GÉNÉALOGIQUE ENTRE NOTRE FAMILLE ET CELLE D’EVANS. À MA CONNAISSANCE, C’EST UNE CROYANCE QUI NE REPOSE SUR AUCUN FONDEMENT AVÉRÉ. »

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NATIONALISTE
Cette fascination pour les personnalités et les destins atypiques transformés en supports artistiques ambitieux constitue l’un des rares fils directeurs d’une œuvre aussi foisonnante qu’hétéroclite, construite au fil des ans dans un cadre tantôt solitaire, plus souvent collectif. Difficile en effet de ne pas relever les points communs entre les différentes figures successivement évoquées par Gruff Rhys depuis son départ de Super Furry Animals, qu’il s’agisse aujourd’hui de John Evans en solo, ou auparavant de John DeLorean et Giangiacomo Feltrinelli avec son autre projet Neon Neon (les albums Stainless Style en 2008 et Praxis Makes Perfect en 2013) : un sens de la marginalité, un solide esprit d’initiative et d’entreprise, des destins largement hors du commun. Le concept-album biographique serait-il alors devenu le modèle de référence pour ce virtuose pop autrefois tout aussi à l’aise sur les formats plus courts et immédiats ? “C’est presque plus amusant que de composer des titres totalement distincts. Cela me permet d’explorer les différentes facettes d’une même histoire et de jouer sur les changements de points de vue comme pourrait le faire un réalisateur avec sa caméra. C’est une méthode d’écriture qui m’intéresse et me stimule davantage que de continuer à écrire encore et toujours de la même manière, et c’est aussi une nécessité liée au contenu du projet car une histoire comme celle d’Evans est trop riche pour n’être évoquée qu’en une seule chanson. Cela ne veut pas dire que je n’enregistrerai pas un jour un album moins complexe, moins cohérent et produit en une dizaine d’heures dans un seul studio.”

Cette manière de concevoir le travail artistique n’est sans doute pas exempte de tout risque de boursouflure progressive. Et pourtant, si l’on tremblait en lisant le synopsis d’American Interior et ses relents de reconstitution lourdingue ou de film en costumes, le résultat se révèle une fois de plus drôlement digeste. Qu’importe l’intérêt relatif que l’on éprouve initialement pour le fond, la forme se révèle suffisamment pétillante pour balayer les réserves préalables. “Je voulais à tout prix éviter que l’évocation historique devienne trop sérieuse, et conserver un aspect plaisant, agréable à entendre pour le public. Et surtout que l’on puisse apprécier les titres sans rien connaître du sujet. C’est pour cela que je me suis essentiellement attaché à restituer les émotions éprouvées par le personnage de manière à la fois candide et impressionniste, indépendamment du contexte particulier. L’extrait 100 Unread Messages par exemple est écrit du point de vue d’un proche resté au pays natal – un ami ou bien un parent d’Evans – qui se retrouve tout à coup sans aucune nouvelle de lui. J’ai essayé de transmettre ce sentiment de frustration où se mêlent la colère et l’inquiétude sans aucun souci d’anachronisme puisque les termes que j’emploie font même allusion à des courriels restés sans réponse.”

Autre écueil brillamment évité par Gruff Rhys, celui de l’hybridation musicale incontrôlée au nom de la célébration certes légitime des particularismes culturels. Sans jamais céder à la tentation de la fusion world, il parvient ainsi de manière d’autant plus efficace à composer un éloge polyglotte de la préservation des patrimoines à l’ère de la globalisation. “Je ne voulais surtout pas enregistrer une œuvre ethnologique, mais ma rencontre avec les derniers descendants des indiens Mandans m’a beaucoup touché, compte tenu de mon éducation et de mes origines. J’ai été élevé dans une région où l’on parlait gallois et dans une famille où le respect de la culture locale était essentiel. Comme je le raconte dans le film, je n’ai appris l’anglais que tardivement, quand je suis entré à l’école primaire et surtout quand j’ai commencé à regarder la télévision. Je me souviens très bien des premières émissions que j’ai vues et du premier mot anglais que j’ai appris, « cookie », à cause du personnage de la série pour enfants Sesame Street. Je suis resté sensible au charme de ces communautés à la fois minoritaires et pleines de vitalité. C’est ce que j’ai retrouvé en discutant avec les Mandans. En arrivant dans leur réserve, je me suis senti comme chez moi. En tout cas, j’étais plus à l’aise dans ce petit espace où l’on parle trois langues en dehors de l’anglais que dans la plupart des villes que j’avais traversées. Dans mon quartier de Cardiff, si je me promène pendant une heure, j’entends parler quinze langues différentes. Et tous ces groupes humains sont confrontés aux mêmes difficultés et aux mêmes enjeux politiques. Je suis ressorti de cette expérience encore plus persuadé que ces particularités doivent être défendues et préservées. Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier la culture pop globalisée bien sûr. (Sourire.)”

On retrouve en effet ici le plaisir communicatif du mélange joyeusement déconnant entre les formes et les références, qui pioche avec la même insouciance dans les vieux chaudrons celtiques et dans les récipients plus contemporains. Un mariage des genres d’autant plus réjouissant qu’il se présente comme un parfait contrepoint à l’idéologie parfois envahissante de l’authenticité dépouillée et du purisme musical. “J’ai toujours été trop rebelle pour devenir un chanteur folk. C’est pourtant ce qui était attendu de moi, et c’est peut-être ce que mon père aurait préféré que je devienne. Mais j’ai toujours résisté. C’est viscéral, dès que la musique – quelle qu’elle soit – se transforme en institution avec une scène bien définie, des codes, des règles, une hiérarchie, cela me donne immédiatement envie de partir faire autre chose. Je n’ai pas choisi d’être musicien pour me retrouver enfermé dans une école ou une prison. De ce point de vue, je n’ai jamais perçu de différence entre le folk et l’indie pop à partir du moment où ces styles se retrouvent encadrés par des schémas trop bien définis. Déjà, dans les années 80, quand j’ai commencé à m’activer au sein de la scène punk de Cardiff avec ma formation Ffa Coffi Pawb, une grande partie des artistes qui chantaient en gallois et de leur public était très nationaliste, dans le mauvais sens du terme. Les gens se levaient pour chanter l’hymne national à la fin des concerts et nous nous faisions déjà expulsés des pubs parce que nous refusions de nous lever et de chanter au moment de l’hymne. Je n’ai jamais très bien compris à quoi servent les hymnes, les drapeaux et tous ces symboles bizarres.”

En entendant Gruff Rhys évoquer ce lointain passé collectif, il n’est plus possible de retarder le moment de l’interroger sur les potentialités d’avenir de ce groupe qui nous reste si cher et dont les dernières nouvelles discographiques datent déjà d’il y a cinq ans (Dark Days/Light Years, 2009). L’ampleur de ses projets solitaires laisse-t-elle une place à une reformation de Super Furry Animals ? À la fois évasif et rassurant, l’intéressé se montre – sur ce point comme sur les autres – à la fois optimiste et énigmatique. Quoique drôle avant tout. “Nous sommes restés très proches, géographiquement et personnellement. Il est sans doute inévitable qu’à un moment ou à un autre nous retravaillions ensemble puisque les conditions fondamentales sont réunies : nous continuons à écrire des chansons et nous sommes tous en vie. (Rires.) Huw Bunford, le guitariste, est retourné à l’université pour étudier la composition classique, et il a même appris à diriger un orchestre. Il pourrait bien en faire profiter notre groupe un jour, à moins qu’il ne se révolte à nouveau et envoie valser la baguette et les pupitres… On ne peut jamais jurer de rien.”

Un autre long format ?