Depuis 2005, Mohamed Lamouri chante ses chansons et celles de Cheb Hasni sur la ligne 2 du métro parisien, debout, son synthétiseur à l’épaule. En 2019, cette figure discrète et attachante du folklore de la capitale fait ses premiers pas hors de l’underground avec un album produit et arrangé par une dream team issue du collectif La Souterraine. Des souterrains aux feux de la rampe, voilà le récit d’un long processus, initié en solitaire par Mohamed Lamouri, le chanteur algérien de Paris, raconté par ceux qui l’accompagnent


Un article initialement paru dans notre numéro 215 sous le titre “Vers la lumière”.


Les habitués de la ligne 2 du métro parisien ont tous, un jour ou l’autre, entendu Mohamed Lamouri chanter ses complaintes lancinantes, en arabe, de sa voix rauque et intense, immédiatement identifiable dans le fracas du train-train quotidien, doucement accompagnée par la rythmique d’un petit Casio porté à l’épaule, sur lequel il égrène ses délicats accords tremblotants. Depuis 2003, souvent le soir ou le matin, un ange passe ainsi, dans le métro aérien (logique après tout) qui traverse les quartiers populaires de Belleville, Jaurès, la Chapelle, Barbès, suspendant les conversations, les lectures ou les pensées, le temps d’un air léger de Cheb Hasni (1968-1994), le «rossignol oranais» dont Mohamed Lamouri connait tout le répertoire. Quand il ne chante pas les ballades amoureuses du maître algérien du raï, Mohamed entonne ses propres compositions, ou de minimalistes adaptations de Billie Jean ou Hotel California, qui ravissent les touristes. Évoquant l’art brut synthétique d’une Space Lady ou les vacillements lo-fi de Daniel Johnston, mais dans leur version urbaine et cosmopolite, Mohamed Lamouri rappelle ainsi aux Parisiens la beauté de l’Afrique, de l’Orient, du lointain, et ravive chez tous la nostalgie du soleil, de la mer et de l’enfance.

Les limonades du Zorba

Si les Parisiens connaissent donc Mohamed Lamouri, sa notoriété le fait sortir de l’under – ground (littéralement), depuis précisément que le label Almost Music, porté par le cofondateur du collectif La Souterraine, Benjamin Caschera, a décidé de chaperonner une sortie discographique en bonne et due forme, après trois «mixtapes de terrain» et un 45 tours 1, au nez et à la barbe de tous les DA qui lui filaient leur carte dans le métro, cartes qu’il prenait «par politesse», nous dit-il, sans jamais donner suite, «parce que ça n’accrochait pas». Avec Benjamin Caschera, venu le chercher au Zorba, le repaire de Belleville où Lamouri boit ses limonades, ça a accroché. L’annonce d’un album a valu au chanteur de la ligne 2 des articles dans les grands médias nationaux (Le Monde, Les Inrocks, Le Figaro), séduits par le conte de fées du chanteur passant «des souterrains à la lumière» (Mediapart). En attendant la sortie de l’album Underground Raï Love, Lamouri continue d’arpenter les couloirs du métro avec son Casio, capitalisant sur sa notoriété grandissante, nous dit Benjamin: «Il m’a raconté que, juste après le papier dans Le Monde, ou un passage sur Nova ou France Culture, ça se concrétisait dans les dons directs, les gens lui donnaient plus dans le métro.» On ne refera pas toute l’histoire ici, ou alors dans les interstices des conversations menées avec Benjamin, Mohamed, et les musiciens qui l’accompagnent désormais au sein du Groupe Mostla, sur un premier album mariant raï amoureux, reggae 2019, mélismes orientaux et électronique prospective. Benjamin Fain-Robert, alias Baron Rétif, en supervise la production, Mocke (Holden, Midget!) et Raphaël Guattari y font ondoyer leurs guitares, Charlie O fait chalouper ses claviers, quand Moncef Besseghir ajoute percussions et Benjamin Glibert (Aquaserge) joue de la basse bondissante et mélodique (sur une première session studio en juin 2016). Supergroupe de super musiciens venus d’un peu partout, donc voyageurs et aventureux, le Groupe Mostla s’est d’abord mis au service de la voix de celui qu’ils surnomment affectueusement «Momo», comme le rappelle Baron Rétif: «Mohamed, c’est le meilleur chanteur qu’on connaisse, alors c’était cool de lui monter un groupe. On avait envie de le voir sur scène, de l’enregistrer. L’émotion de ses chansons passe d’abord par sa voix, la nostalgie avec. Il a ce talent-là, c’est naturel chez lui. On l’aurait enregistré sur du fifre et de la cornemuse, ou de la techno hardcore, l’émotion serait toujours accessible.» Mocke renchérit: «Momo s’investit totalement dans la moindre de ses interprétations, qu’il s’agisse d’une reprise ou d’un original. Il a une voix déchirante, empreinte d’une grande mélancolie, qui emporte tout. Quand on l’entend chanter, on se moque bien de savoir s’il appartient à la musique traditionnelle algérienne, au raï ou à la pop, tant on sent dans son chant une force qui ne se laisse pas dompter.»

Troubadour moderne

Aussi rauque, gutturale et forte que délicate, mélancolique ou douce, la voix de Lamouri est en effet de celles qu’on n’oublie pas, maturée par douze ans de pratique quasi quotidienne dans le brouhaha du métro, et nourrie depuis l’enfance par l’écoute assidue des standards raï algériens, dans la petite ville de Tlemcen, à la frontière du Maroc. «Je chantais pour faire plaisir à mes amis, a cappella, raconte Mohamed, puis j’ai appris à jouer du synthétiseur à onze ans. Je chantais ce qui passait à la télévision dans une émission très connue, Bled Music. C’est la musique de ma génération, celle des années 1990, avec beaucoup d’artistes produits par Rachid Baba Ahmed, un très grand producteur de raï, qui avait son studio à Tlemcen, un des plus grands d’Afrique. Mon chanteur préféré est Cheb Hasni, depuis que je suis enfant. Il a fait 150 albums. Il parle de la situation des gens, des jeunes, de leurs vies, de l’amour.» Mohamed lui aussi chante l’amour, mais toujours avec mélancolie, et lorsqu’on lui demande si ses chansons parlent de ses relations sentimentales, il devient timide: «Non, non, moi je n’ai pas de relations sentimentales. Je parle d’amour parce que c’est le thème majeur des chansons de Cheb Hasni. Je ne chante pas ma vie à moi… Un jour viendra.» L’amour rêvé, l’amour idéal, et l’objet de cet amour, la femme, l’amante, la mère, toujours lointaine, toujours absente: c’est toute cette distance entre l’anonymat et la solitude du chanteur dans les couloirs parisiens et son idéal chanté, cet être aimé ou à aimer, ce jour «à venir», qui rend sans doute son chant si émouvant, si profond. Lamouri porte l’amour dans son nom même, mais ressemble aux troubadours dont l’art est toujours plein d’un amour impossible, inaccessible. «C’est drôle de se promener avec Mohamed dans les quartiers de la Goutte d’or, Belleville, Ménilmontant, raconte Benjamin Caschera. On est souvent arrêté ou interpellé dans la rue par des passants qui lui demandent des nouvelles, le saluent, l’appellent “Hasni”. C’est presque comme un deuxième prénom pour lui. On mesure la sympathie populaire qu’il dégage, une sorte d’aura discrète qui correspond bien au personnage.» Si Momo n’a pas encore trouvé l’amour, il a suscité une véritable affection auprès de ceux que sa musique a touchés. De l’affection, de la bonne humeur, c’est aussi ce qui semble se dégager des séances de travail avec le Groupe Mostla : «Je ne m’inquiète pas trop pour les musiciens, explique Mohamed. Je leur dis de faire leur expérience de mes chansons. Ils savent ce qu’ils font, ils sont très pros. On s’aime bien, on rigole beaucoup, et ça me donne beaucoup de force.» Selon Mocke, «Momo n’est absolument pas directif, c’est une personne tout à fait charmante qui est toujours si enthousiaste de partager ses chansons avec nous qu’il semble toujours disposé à nous laisser la plus grande liberté dans notre interprétation. Je ne pense pas en revanche qu’on puisse lui faire chanter quelque chose qu’il ne ressent pas intensément.» Dès lors, avec cette voix unique au centre de toutes leurs attentions, le groupe mené par Baron Rétif a pu expérimenter, tenter des échappées, des mariages inédits, comme le raconte le producteur : «Il y a un croisement de raï et de reggae qui s’est opéré assez naturellement lors des premières répétitions. Mohamed adore Bob Marley, ça le fait littéralement décoller de chanter sur une pulsation reggae. Et Charlie O. est un grand spécialiste de l’orgue Hammond jamaïcain, le fils spirituel de Jackie Mittoo. Alors, certains de ses titres se sont retrouvés comme ça en concert, complètement reggae, avec Mocke bien obligé de faire les skanks.» Ce dernier n’en a pas l’air dérangé: «Il faut garder en tête que le raï est par essence une forme hybride, impure, et c’est en partie pour cette raison même que cette musique est aussi excitante et pleine de vie.» Depuis sa création dans les années 1920 jusqu’à sa popularisation dans les années 1980-1990, le raï a vécu de nombreuses transformations. Du raï des origines (mariant oud, accordéon, banjo, piano aux nay, derbouka, zoukra, ou bendir traditionnels) à la génération des nouveaux chanteurs, les Chebs («jeune», féminin cheba) des années 1980 (Cheba Fadila, Cheb Khaled, Cheb Mami), incorporant les premiers synthétiseurs et boîtes à rythmes, cette musique s’est nourrie d’influences arabes, espagnoles, françaises et latino-américaines, comme des styles rock, pop, funk, reggae ou disco. En 2019, le Groupe Mostla ne fait que poursuivre cette constante hybridation, selon Baron Rétif: «Si on fait un peu attention à sa musique, elle n’est pas particulièrement orientale, outre le fait que Mohamed Lamouri chante en arabe. Ce serait plutôt une musique occidentale arabophone, que nous aurions orientalisée sans vergogne en l’enregistrant. C’est vraiment la trahison totale.»

Une part d’Afrique en France

De fait, entre des premières sessions en 2016 et l’album fini aujourd’hui, la production a varié, d’un registre vintage électrique-acoustique à une orientation plus moderne et synthétique. «Baron Rétif avait des idées rythmiques très précises qui ont constitué le canevas de notre travail en groupe, raconte Mocke. Charlie O a apporté son groove jamaïcain inimitable et moi j’ai essayé de mon mieux de retranscrire le style et phrasé des violons orientaux, souvent joués sur des claviers cheap, qu’on trouve sur les disques de raï de l’époque.» Mais Baron Rétif poursuit: «Mohamed nous a fait découvrir ces morceaux fin 1980-début 1990 produits avec des sons de claviers censés reproduire des flûtes traditionnelles, qui imitent de travers mais avec un charme offensif. Je suis retombé sur le Prophecy, qui est un incroyable instrument. J’ai programmé une demi-douzaine de sons, principalement des flûtes et des cordes trafiquées avec les oscillateurs très énervés et les filtres acides du Prophecy, des sons perçants, et persans, pour que Charlie O joue les leads en live. Plus tard Mohamed s’en est emparé en studio, avec son phrasé génial, et ça a complètement orienté la post-production de son album, qui a duré six mois de plus pour faire de la place au synthé raï et creuser le côté thug et beat de l’album. Mocke a enregistré des cordes et du saz électrique, un instrument qu’on a fait venir de Turquie, sec et tendu, qui peut se jouer en quart de ton, et Moncef Besseghir a posé des percussions, et quelques chœurs autotunés, style oranais: derbouka, bendir. Ça donne des orchestrations dans lesquelles on peut retrouver un quelque chose de chez Fairouz et Rhabani brothers, de l’orchestral oriental avec un peu de funk.» Pont entre le Maghreb et l’Europe, ce raï sentimental souterrain se nourrit ainsi de traditions autant que de modernité, et Mohamed Lamouri, troubadour mal-voyant des couloirs obscurs parisiens en est l’héroïque héraut, dont la voix porte un point de vue unique sur le cosmopolitisme, témoignant de la part essentielle de l’Afrique dans la culture et l’identité française. Son chant va résonner longtemps.

Un autre long format ?