“Le pickpocket, la bibliothèque et la Fiat 126”, par Benoît Crevits

Depuis le confinement, les journalistes de Magic vous présentent leur cheminement musical au travers d’une playlist de cinquante morceaux, accompagnée d’un texte de leur composition. Au tour de Benoît Crevits de vous parler (entre autres) de son point commun avec Will Oldham.

Quand mes camarades de chambrée à l’internat sont fans de Jean-Jacques Goldman, de Billy Joel et de Metallica, les semaines sont longues… Lorsque j’écoute La mémoire neuve, après les cours, je passe pour un illuminé… Heureusement qu’il y a les week-ends et les copains. Je vais souvent chez un ami qui a un grand frère. Ce grand frère organise souvent des petites soirées. Pour y entrer, il faut ramener une bouteille de Clan Campbell. Ce gars me fait assez envie : un petite amie, une voiture et plein de disques… À cette époque, au début des années 1990, les disques sont une denrée rare… Il me fait découvrir Soul Coughing, Tindersticks, Portishead, The Catchers, Blonde Redhead… Il m’autorise à lui en emprunter si je les ramène le lendemain : la chaîne Hifi surchauffe. J’absorbe à cette époque des quantités impressionnantes de musique. Lorsque les trajets en vélo sont impossibles, c’est ce grand frère qui nous emmène à bord de sa Fiat 126, paradis des découvertes : Yo La Tengo, dEUS, Björk. J’avoue, j’ai souvent prétexté de fausses crevaisons afin qu’il vienne me chercher au volant de son pot de yaourt rouge afin d’aiguiser mes oreilles. 

Au lycée, je rencontre un pickpocket compulsif, bressonien. Pour quelques francs, je passe commande et il file au rayon du Leclerc. Il se fera gauler à cause du dispensable New Adventures In Hi-Fi de R.E.M. et d’un album des Fabulous Trobadors. Paumé en riante Normandie, la visite de la FNAC la plus proche, celle de Rouen, est une fête. J’y reste plusieurs heures pour me décider sur l’achat d’un disque. Lorsque je retrouve l’internat avec sous le bras un Pavement ou un Ron Sexsmith, mes camarades de chambre n’en peuvent plus.

J’écoute Lenoir, évidemment, et commence à vouloir voir ces groupes sur scène : l’Abordage d’Évreux, EXO7 de Rouen. La musique prend une autre dimension et les premiers concerts sont une claque : Jonathan Richman dans le petit Club d’Évreux, Sloy, Gallon Drunk, Baptist Generals, Cat Power au piano, dos au public durant tout le concert, Miossec commençant son concert par : “Ça va les cons de Normands ? Le Mont St Michel, il est à nous.

Ma soif de découverte est insatiable : je pille le fonds de CD des bibliothèques de Cergy-Pontoise : Cergy-Préfecture, Cergy Horloge plus particulièrement. En autodidacte un peu fou, à l’image de celui qu’on croise dans La Nausée de Sartre, je suis méthodique et commence minutieusement à la lettre A. J’ingère les intégrales de Brassens, Barbara, The Beatles, Manset et les BO de Michel Legrand.

 À 17 ans, je pense que je vais mourir. Je ne sais pas pourquoi, mais je doute de finir l’année… Je lis un papier sur Will Oldham. J’apprends qu’à l’âge de 17 ans, lui aussi était certain de trépasser avant ses 18. L’interview me remonte le moral. Après avoir écouter sa musique, bizarrement, je vais beaucoup mieux. Je survis. Mon premier papier sera d’ailleurs une chronique de l’un de ses albums.

Depuis, j’ai ma petite collection de CD que je consulte comme un trésor, avec tous les souvenirs qui vont avec. Je les écoute dans l’ordre d’arrivée sur l’étagère sans déroger à la règle presque trente ans après… Le classement est méthodique. Depuis, je suis bibliothécaire et hypocondriaque. Mais je me soigne avec Will.

(Qobuz / Deezer)