“L’âge d’être impressionnable”, par Jérémy Pellet

Les journalistes de Magic vous présentent leur cheminement musical au travers d’une playlist de cinquante morceaux, accompagnée d’un texte de leur composition. C’est au tour de Jérémy Pellet de vous présenter ses souvenirs d'ado, pas très bien rangés, mais où tout est à sa place.

Se raconter en cinquante chansons, c’est composer avec un budget réduit. D’abord on se décourage, persuadé que c’est impraticable. Et puis comme il faut bien faire avec, on se met à chercher la meilleure combine.

Le résultat a failli être un instantané, qui aurait rassemblé mes écoutes refuges à l’heure du confinement. Mais cette sélection correspond en fait à une autre parenthèse qui, à 27 ans, est déjà refermée. L’affaire d’une poignée d’années, pas plus, où mes goûts et obsessions étaient encore à modeler. Le souvenir d’un bel âge pour être impressionnable et se reconnaître dans des disques, des chansons, qu’on aimait à l’instinct et qu’on n’a plus lâchés depuis. Un âge qui déborde à peine sur la vingtaine, ses premières certitudes trop tôt figées et son droit d’inventaire moins spontané. D’où la tentation de déformer la réalité, de penser à Happiness is a Warm Gun plutôt qu’à She Loves You, même si les Beatles en costume-cravate m’ont ébloui en premier.

Pour autant, cette sélection n’est pas une enfilade de portes d’entrée. Certains choix, comme le Man in the Long Black Coat de Bob Dylan, sont des révélations du second tour, découvertes dans les “recoins” d’une œuvre, quand je pensais en avoir épuisé le meilleur. D’autres sont extraits d’albums à l’ombre envahissante : Forever Changes, Yankee Hotel Foxtrot, On the Beach ou Station to Station. À côté, quelques chansons de plus faible magnitude sont là pour leur génie discret (l’instrumental Embryonic Journey que Jorma Kaukonen a tricoté pour le Jefferson Airplane). Enfin, des reprises plus ou moins essentielles (I Think It’s Gonna Rain Today par Françoise Hardy, Rainy Night in Soho par Nick Cave), préférées aux versions originales pour une histoire de goûts et de circonstances, sont aussi de la partie.

Il y a, dans cette playlist trait d’union entre la fin du collège et mes années fac, des trains Angers-Rennes et Rennes-Angers, un semestre d’hiver au Canada, et des révisions nocturnes qui n’avancent pas. Des moments solitaires donc, mais aussi partagés. Je pense à la pop sixties que je dois à un ami, à mon père qui m’a tendu Neil Young et sa galaxie, à des discussions passionnées en ligne, et puis à quelques films – l’ouverture du Mean Streets de Scorsese pour Be My Baby, le beat signature d’Hal Blaine et Harvey Keitel qui s’enfonce dans son oreiller.

Écartelée entre plusieurs pôles comme la country-soul sudiste ou l’Angleterre pince-sans-rire, cette playlist a été assemblée avec un sens de la dynamique qu’on peut trouver vague, ou même désastreux. Mais après tout, un souvenir adolescent est-il vraiment entier sans être un minimum mal rangé ?

(Deezer / Qobuz)