Après deux albums instrumentaux, Feral Hymns (2021) et Acts of Light (2023), l’Irlandaise Hilary Woods revient au chant avec Night CRIÚ, qui propose parmi les plus belles chansons que l’artiste ait jamais créées. Plongées dans les paysages sonores patiemment construits par l’artiste, elles saisissent par l’évidence de leurs mélodies et l’inventivité de leurs arrangements. On entre dans le cinquième album de Woods comme on pénètre en une cathédrale : saisi par les clairs-obscurs découpés à la bougie, happé par le poids de l’histoire, pénétré du mystère des lieux. Et sans aucune envie d’en sortir.
Avec l’album Night CRIÚ, vous êtes revenue au chant. Pourquoi l’aviez-vous délaissé pendant deux albums ?
Je n’ai jamais vraiment abandonné ma voix ; j’ai simplement confié la « voix » de mes deux précédents albums instrumentaux à d’autres instruments. C’était nécessaire à l’époque, je souhaitais une approche plus expérimentale, tendre vers d’autres formes d’écriture. Sur cet album, le chant, les harmonies vocales et les paroles sont au cœur du projet, et sont le point de départ de la construction de tout l’album. Il était important pour moi de revenir cette fois-ci à une écriture plus traditionnelle et de donner vie à ces chansons.
Comment avez-vous abordé le chant sur cet album ? Votre voix paraît plus affirmée, et il me semble qu’elle est davantage mise en avant dans le mixage que par le passé. Est-ce intentionnel ?
Le chant est effectivement plus présent dans le mixage de cet album, grâce à Dean Hurley qui l’a réalisé. J’ai appris de nouvelles façons d’utiliser ma voix sur ce disque. Chanter plus que d’habitude, et de manière plus affirmée, m’a libérée à un point que je ne soupçonnais pas – ou que j’avais oublié. Et puis, l’utilisation de la voix révèle toujours de nouvelles nuances et fait émerger des idées mélodiques. Les paroles sont plus audibles, moins réverbérées, et de ce fait, elles semblent peut-être plus affirmées.
Les harmonies vocales occupent une place importante et, à certains moments, vous invitez même une chorale. Qui se cache derrière ces voix qui vous entourent ?
Tous les chœurs sont les miens ! J’ai attaché une grande importance au fait d’harmoniser ma propre voix ; c’est l’une des premières choses que j’ai enregistrées. Je souhaitais également une chorale d’enfants dès le départ ; ils ont apporté énormément. Ils ont insufflé de la magie et une énergie nouvelle à l’album ; j’ai accueilli leur présence comme un véritable cadeau. Les enfants ont donné aux chansons une autre dimension, une autre atmosphère, une innocence et une nostalgie collectives – leur chant évoque à mes oreilles à la fois le passé, le présent et l’avenir.
Comment cet album a été enregistré ? J’ai cru comprendre qu’une partie avait été enregistrée chez vous, seule : c’est bien ça ?
Oui, j’ai enregistré beaucoup de choses chez moi ; les voix donc, mais aussi du piano, des guitares, des synthétiseurs, des samples, à partir des très nombreux field recordings [enregistrements de terrain] que j’avais engrangés au fil de mes pérégrinations. Ils sont des sortes de documents qui témoignent des lieux, des rues que j’ai parcourus et des sons qui ont rythmé mes journées. Par exemple, quand j’étais à Rome, qui est une ville que j’adore, j’ai décidé d’enregistré les cloches, qui semblaient accompagner chaque instant de mon voyage. Ce n’était pas planifié mais cela m’est apparu comme une évidence une fois sur place. Ces cloches se retrouvent sur le disque, et jouent un rôle important. Ce travail d’enregistrement à la maison a duré plus d’un an : j’ai posé les bases de la musique que j’espérais construire. Puis certaines parties de l’album ont été enregistrées à Londres, d’autres à Dublin, et d’autres encore à Richmond, en Virginie, avec Dean Hurley, dans différents studios indépendants.
Quel a été le rôle de Dean Hurley ?
Il a mixé l’album et il m’a également épaulée sur sa réalisation artistique. Il a apporté sa sensibilité, son talent et son énergie, et a permis à l’album de franchir un cap. Ce fut un honneur de travailler avec lui.
Vous avez aussi invité le percussionniste Gabriel Ferrandini à jouer sur l’album. Comment s’est déroulée votre collaboration ?
C’est un privilège de travailler avec Gabriel ; nous avons déjà collaboré à plusieurs reprises. Nous sommes amis, nous nous comprenons à demi-mot et je le respecte énormément en tant qu’artiste. J’ai apporté mes morceaux et je souhaitais y mêler des samples et des sons. En travaillant ensemble, nous avons pu mettre au point un processus expérimental d’enregistrement de percussions et de basses qui n’ont pas tous nécessairement été utilisés sur l’album, mais qui ont nourri sa réalisation.
Vos chansons semblent profondément ancrées dans le passé : avant le rock ‘n’ roll, avant le blues, avant la musique folk américaine. Elles ont quelque chose d’ancien et de très européen. Cela vous semble sensé ?
Je ne sais pas si le fait d’ancrer ces chansons dans un passé lointain est intentionnel, mais il est logique qu’elles semblent si profondément enracinées. Je m’intéresse, et ça a d’aussi loin que je me souvienne toujours été le cas, à la musique folk européenne, à la musique sacrée. J’aime me nourrir de l’idée que le son lui-même existe depuis toujours, qu’il nous précède. Il préexiste au langage, qui en est issu. Le son est un langage universel, une forme abrégée de communication, et j’aime l’idée de renouer avec cette fonction primordiale du son comme véhicule de communication. Il était important pour moi de produire ces morceaux de manière qu’ils aient une texture, une authenticité, une âme – mon approche est plus sensorielle que conceptuelle, je désire qu’ils provoquent des « sensations ». Au niveau de la production, cette dimension texturée donne aux morceaux une dimension plus physique, plus vivante.
Y a-t-il un son en particulier que tu espérais recréer ou révéler ?
C’est difficile à exprimer avec des mots, mais ce qui est certain, c’est que j’avais une idée très claire de l’ambiance que je voulais créer à travers le son. Je voulais une sonorité comme usée, qui garde en mémoire le passage du temps et qui fasse ressortir l’aspect folk des chansons sans pour autant les engager pleinement dans un univers acoustique. J’espérais créer un monde où l’électronique dialogue avec l’acoustique, en particulier les instruments en bois les plus « tangibles » (la flûte en bois et les percussions).
Nous évoquions l’enracinement profond des chansons de ton album. Y a-t-il quelque chose en elles qui s’enracine dans ton enfance ?
Nous avons délibérément cherché à créer une atmosphère sonore qui suscite l’émerveillement dans cet album. La simplicité était essentielle et, d’une certaine manière, cela fait écho à l’innocence de l’enfance, au jeu et à une certaine façon de voir le monde. Il y a un écho de nostalgie dans les chansons, un regard vers l’enfance en général… Quant aux fragments de ma propre enfance, se niche quelque part dans le disque un souvenir où je regardais ma grand-mère entonner une chanson de son répertoire de vieilles ballades de Dublin, transmises de génération en génération.