@Ph Magliocchetti

L’un des plus beaux représentants de la pop italienne nous a accordé un long entretien depuis Rome pour évoquer son brillant dernier album Schegge. Au programme, son rapport à la musique, sa collaboration avec Laurent Brancowitz de Phoenix et son avis sur le public français.

Tu es retourné vivre à Rome après 17 ans. Ce changement de décor a-t-il influencé ton nouvel album Schegge ?

Giorgio Poi : Oui bien sûr. J’ai grandi à Rome. C’est chez moi. Je suis retourné dans mon quartier, celui où je suis né. J’ai commencé à travailler sur mes nouvelles chansons. Je me suis senti très connecté à la ville pendant que je travaillais sur cet album. J’y faisais de très longues marches. Je me promenais pendant des heures en écoutant de la musique, parfois en écoutant les chansons sur lesquelles je travaillais. Au lieu de m’asseoir à mon bureau avec mes enceintes pour juger ce que j’avais fait le jour précédent, j’ai préféré marcher et écouter d’autres choses. Et puis, de temps en temps, je lançais une de mes chansons sur lesquelles je travaillais. De cette façon, j’étais plus détaché par rapport à mon travail. J’ai pu faire de meilleurs jugements. Et en général, j’ai plus d’idées quand je fais ça.

Est-ce que Rome a changé ta façon de faire de la musique ?

Giorgio Poi : Tout peut influencer ma façon de faire de la musique. Depuis que j’ai commencé à écrire des chansons, il y a toujours eu une évolution chez moi. C’est comme si le prochain pas était toujours lié au précédent. J’espère que ça va continuer, et que ça m’emmènera vers des endroits que je ne peux pas vraiment imaginer aujourd’hui, mais que je n’aurais jamais pu atteindre sans tous ces pas précédents.

Après Gommapiuma, tu as beaucoup collaboré avec des artistes, parfois en dehors de l’Italie (Rob & Jack Lahana, León Larregui, Golden Years, Muddy Monk…). Tu as même été co-producteur sur le dernier album de Calcutta, Relax. Qu’est-ce que ces expériences t’ont apporté musicalement ?

Giorgio Poi : C’est difficile de mettre le doigt précisément sur des éléments qui peuvent atterrir dans ma musique quand je travaille avec d’autres personnes. J’apprends toujours des autres. Ils font émerger de nouvelles idées. Ça a clairement un impact. Ça change ce qui m’excite dans la musique. Par exemple, si je travaille avec quelqu’un d’autre et que cette personne me donne sa perception de la musique, sur l’arrangement, sur tout… j’ai l’impression que ça pénètre en moi et que j’en fais ma propre version.

Pourtant, tu as toujours produit toi-même tes albums. À quel moment de ta carrière as-tu su que tu voulais garder le contrôle total de ta musique ?

Giorgio Poi : Au départ, je pense que c’était une obligation. Au début, c’est difficile d’incorporer d’autres personnes dans un projet sans perspective ni argent. Quand j’ai commencé en solo, je devais apprendre comment tout faire par moi-même. Je n’avais même pas de carte de son, je n’avais pas d’ampli, je n’avais pas de basse, je n’avais pas de micro. Donc, j’ai acheté tout ça, j’en ai emprunté certains à des amis, je me suis enfermé dans une salle, et j’ai commencé à essayer, à tenter des choses. Pareil pour la batterie… J’y avais joué un peu au lycée avec des groupes, mais je ne suis pas vraiment batteur. J’ai dû apprendre. En enregistrant mon premier album, je me suis un peu amélioré, assez pour être capable de jouer toutes les idées que j’avais. J’ai appris à enregistrer mes idées. La technique, ce n’est pas trop mon truc. J’ai fait des recherches sur YouTube, par exemple “comment connecter une carte son à votre ordinateur”. Mais une fois que tu le sais, tu le sais. Il n’y aucune raison de ne pas te lancer tout seul. Et aussi, ça m’a permis de passer beaucoup de temps à travailler sur de tout petits éléments, sans personne qui s’ennuie ou qui me déteste parce que je suis en train d’être obsédé par quelque chose de dérisoire pour lui ou elle. J’aime vraiment cette liberté.

Tu aimes cette liberté, mais pour Schegge, Laurent Brancowitz de Phoenix a travaillé avec toi, t’a accompagné comme un superviseur. Quelle est ta relation avec lui et comment tu t’es retrouvé à travailler avec lui pour cet album ?

Giorgio Poi : Nous sommes devenus amis vers 2017 ou 2018 je crois. Je venais de sortir mon premier album Fa Niente et il m’a contacté en me disant qu’il aimait ma musique, et qu’il venait souvent à Rome. On a commencé à traîner ensemble quand nous étions tous les deux en Italie. On allait manger des glaces ensemble (rires). Puis, il m’a demandé si je voulais faire la première partie de Phoenix à Milan. Et j’ai évidemment accepté. Après, j’ai aussi fait leur première partie à Paris, à New York et à Los Angeles. À partir de là, notre amitié n’a pas arrêté de se renforcer. Pour Schegge, il est venu un jour chez moi, ici à Rome, et je lui ai juste joué les chansons. Je lui ai demandé : “Peux-tu me dire honnêtement ce que tu ressens, ce qui te vient à l’esprit, si tu as des recommandations, s’il y a quelque chose que tu ferais différemment”. Et il a commencé à me donner de très bons conseils, très précieux. Parfois, il me disait : “J’aime cette partie-là, mais je me perds sur celle-ci, peut-être que tu dois trouver une meilleure transition”. C’était un genre de feedback, d’avis général sur mon travail. Comme j’accorde vraiment une importance à ses goûts et à sa sensibilité, j’ai commencé à suivre ses conseils. C’était extrêmement précieux pour moi. Et c’était la première fois que je faisais ça.

C’était vraiment les bons conseils d’un bon ami… 

Giorgio Poi : Un très bon ami, quelqu’un à qui je peux vraiment faire confiance parce que je sais qu’il est honnête, qu’il n’a pas peur de dire les choses. J’aime sa vision et sa perception de la musique.

On parle souvent de cycle de trois albums dans la musique. Le tien avec Fa Niente, Smog et Gommapiuma a été salué par le public et la critique. Est-ce que ça a été dur de repartir sur un nouveau cycle ?

Giorgio Poi : Pour moi, chaque album ressemble au début d’un cycle parce que tu dois t’asseoir et trouver quelque chose de nouveau. Quand tu commences ce processus, tu ne sais pas si tu vas y arriver. Tu ne sais pas non plus exactement ce que tu cherches. Tu as juste quelques éléments sur lesquels t’appuyer depuis ton dernier album. Pour ce nouveau disque, j’ai vécu beaucoup d’expériences émotionnelles fortes ces dernières années. D’une certaine manière, j’étais plus concentré sur mes sentiments et sur ce que je pouvais en faire musicalement que sur les aspects techniques de l’écriture d’une chanson. Je me suis peut-être senti plus libre que jamais.

On retrouve cet aspect dans le titre de ton album, Schegge qui évoque l’idée de fragments, d’éclats…

Giorgio Poi : Oui, c’est l’idée d’une explosion. Parfois dans ma vie, j’ai senti que j’essayais de tenir à bout de bras beaucoup de choses qui étaient précieuses pour moi, certains aspects de ma vie, certaines relations… Mais en faisant ça, j’étais aussi en train de bloquer certaines énergies. Puis à un moment donné, beaucoup de choses sont arrivées dans ma vie et j’ai dû lâcher prise. C’était douloureux parce que j’ai dû laisser partir certaines relations et certaines personnes que j’aimais vraiment. Mais en faisant ça, j’ai senti que peut-être j’avais trouvé une sorte de paix, des perspectives différentes. C’était l’idée avec Schegge d’une certaine manière. Tous ces fragments qui explosent et qui sortent, je les ai libérés et j’ai explosé avec eux.

La dernière fois que je t’avais interviewé, tu m’avais dit que tu avais tenté d’incorporer de la simplicité en écrivant Gommapiuma. Quel était ton objectif cette fois-ci ?

Giorgio Poi : Je ne pense pas que je cherchais de la simplicité, je suis toujours en recherche d’efficacité. Je veux quelque chose qui soit facile à comprendre, mais pas simple. Je cherchais peut-être plus de complexité, d’un point de vue harmonique par exemple. Mais je ne voulais pas que ce soit un obstacle pour l’auditeur. Dans mes chansons je veux accueillir. Je n’aime pas quand j’écoute quelque chose et que le compositeur ne me donne pas la clé pour accéder à ce qu’il fait. Je trouve ça très excluant. Je me sens laissé à part. J’essaie de ne pas le faire dans ma musique, d’être toujours accueillant. Mais sans être trop rassurant. Je veux me challenger, pour moi d’abord. Pour ceux qui écoutent ensuite. Mais sans être snob.

On retrouve ce côté accueillant dans ta discographie. Même si elle ne se ressemble pas. Fa Niente était un album assez électrique, idéal pour partir en tournée. Smog, il y avait plus de synthétiseurs. Sur Gommapiuma, il y avait tous ces arrangements pour quatuor à cordes. Schegge ne serait-il pas ton album le plus pop finalement ?

Giorgio Poi : C’est possible (rires). D’une certaine manière, je suis d’accord et ton analyse est vraie. Le premier album est électrique, le deuxième plus électronique. Et le troisième est plus acoustique. Celui-ci est un mélange de tous ces éléments. Je n’ai pas vraiment mis de limite à l’utilisation d’instruments, par exemple. J’ai utilisé tout ce que j’avais envie d’utiliser. Mais, je ne peux pas dire à 100% qu’il est le plus pop, parce que je sens qu’ils sont tous pop d’une certaine manière. J’essaie toujours d’être simple, compréhensible. Je ne réussis pas toujours, je m’en rends compte, mais j’essaie toujours. Schegge est peut-être mon album le plus accessible. 

Le morceau Giochi di gambe ouvre l’album alors qu’il a été écrit en dernier. Ton label a dit dans un communiqué de presse qu’il « contient » tout ce que l’album veut exprimer. Musicalement, ça veut dire quoi ?

Giorgio Poi : J’ai l’impression qu’elle a condensé tout ce que j’ai vécu au cours des dernières années. Elle est sortie assez naturellement. Je fais des références à tout ce qui s’est passé dans ma vie pendant que je travaillais sur cet album. J’aime aussi le fait que, musicalement, c’était assez léger comme chanson. Il y a un peu une vibe reggae. J’ai l’impression que c’était la bonne chanson pour ouvrir ce disque. Dans les paroles, il y a aussi le mot “schegge”. L’idée du titre de l’album vient de ce morceau. Tout prenait sens avec cette chanson. 

Un des titres les plus efficaces de l’album est Nelle tue piscine. Est-ce que tu peux me raconter ton processus d’écriture pour aboutir à cette chanson ? 

Giorgio Poi : C’est une mélodie que j’ai en tête depuis des années. Depuis quatre ou cinq ans disons. Elle était toujours là, mais je n’ai jamais réussi à la finir. Dans les dernières sessions d’écriture de Schegge, j’ai trouvé les couplets et j’étais plutôt content de ça. Et cette mélodie s’est intégrée à l’album. Mais tu sais, peut-être que j’ai été plus “désorganisé” dans ma façon de travailler pour cet album. Cette fois, je n’ai pas été aussi rigoureux qu’auparavant. Je ne terminais pas une chanson puis je passais à une autre. Là, je travaillais sur plusieurs chansons en même temps. Je n’avais jamais fait ça auparavant. Ça m’a enlevé de la pression, le fait de devoir absolument terminer une chanson pour passer à la suivante. Là je réfléchissais à des idées pour plusieurs titres en même temps. Et s’il y avait quelque chose qui ne me plaisait pas, je pouvais le mettre de côté. J’avais les autres morceaux de toute façon.

Il y a un titre en français aussi, Les jeux sont faits… 

Giorgio Poi : En Italie, on utilise beaucoup cette expression ! Pour cette chanson, j’improvisais quelques paroles un jour. J’avais juste la mélodie sur mon téléphone et un micro devant moi. J’ai eu cette idée, ça sonnait bien, vraiment bien. Ça faisait sens avec la direction que prenait le morceau. Mais c’est très difficile d’écrire cette expression sur une feuille (rires). Je ne parle pas français malheureusement. Il y a beaucoup de lettres qui sont juste là… Mais tu ne les prononces pas ! Le français est vraiment très difficile (rires) !

Tu as d’ailleurs beaucoup joué en France ces dernières années. Comment trouves-tu le public français ?

Giorgio Poi : Très curieux et très attentif, je dois dire. Il y a une très forte culture musicale en France, donc il y a beaucoup de respect pour les musiciens et les artistes. Même si vous ne connaissez pas l’artiste, que vous ne comprenez pas les paroles, il y a toujours beaucoup de respect et j’aime ça.

Tu as aussi joué en Chine, ailleurs en Europe. Qu’as-tu retenu de ces expériences, du fait de jouer tes chansons hors de l’Italie ?

Giorgio Poi : C’est toujours très intéressant parce que l’italien n’est pas beaucoup parlé dans le monde, sauf en Italie qui est un petit pays. La musique en italien n’est pas vraiment sortie de ses frontières, même s’il y a quelques exceptions, c’est vrai. Quand on chante en anglais, tout le monde est habitué à cette langue. Avec l’italien, c’est un peu différent. Il faut être curieux pour écouter notre musique ou venir nous voir en concert. Je suis toujours surpris que cette curiosité existe. Je ne l’avais jamais espéré.

Comment imagines-tu Schegge en live ?

Giorgio Poi : Nous avons déjà réfléchi à son format live. Et je suis content de la façon dont ça sonne. En plus, maintenant, j’ai quatre albums. Donc je peux choisir les meilleures chansons pour ma setlist. Quand tu n’as qu’un album, tu n’as pas trop le choix. Mais quand tu en as plus, tu peux garder une énergie constante pendant tout le concert. Et c’est très amusant. 

Si quelqu’un découvre ta musique dans 100 ans, quelle chanson voudrais-tu qu’il écoute ?

Giorgio Poi : C’est une question intéressante. Bien sûr, une de mes nouvelles chansons. Peut-être la dernière chanson, Delle barche e i transatlantici. Peut-être que ça les aidera à se détendre. J’ai l’impression qu’on est déjà assez stressé en 2025. J’imagine qu’en 2125, ce sera encore pire (rires).

Quand tu termines un album, est-ce que tu as un rituel personnel, un geste symbolique, pour marquer la fin de cette aventure ?

Giorgio Poi : Non, je n’en ai pas. Quand j’ai terminé un album, je suis heureux pour quelques jours et voilà. Je sais que rien n’est fini, je dois bientôt le faire de nouveau. C’est toujours difficile et c’est toujours un vrai challenge. Donc, je ne célèbre pas beaucoup la fin d’un disque. En général, une célébration ressemble à la fin de quelque chose et je ne ressens jamais que tout s’arrête. Même si j’ai terminé un album, ce n’est qu’un album et je veux en écrire beaucoup plus. Tu dois penser très vite à la prochaine étape. Un album n’est qu’une collection de chansons que tu écris à un moment spécifique. C’est toi qui décides que c’est terminé, une fois que tu as assez de chansons. Je veux juste continuer d’écrire des morceaux, du mieux que je peux. Je n’ai jamais le sentiment que tout s’arrête.

Notre chronique de Schegge est à lire ici.

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