Warren Ellis
Warren Ellis par Darren Gerrish

Exclu : les bonnes feuilles du “Chewing-gum de Nina Simone” par Warren Ellis

Magic vous propose les bonnes feuilles de la traduction française du "Chewing-gum de Nina Simone", best-seller au Royaume-Uni, dans lequel le musicien partenaire de Nick Cave livre un magnifique essai sur la mémoire, la transmission, et la valeur intime d'objets en apparence insignifiants. Le livre paraît le 6 octobre aux éditions La Table Ronde.

10 septembre 2013. Une cuisine à Bishopstone, en Angleterre. Tournage de 20 000 Jours sur Terre, le documentaire de Iain Forsyth et Jane Pollard consacré à Nick Cave.

Nick : Tu te souviens du concert de Nina Simone ?

Warren : Oh oui.

Nick : Putain, c’était bien, hein ?

Warren : Ça ouais, quel truc de fou… Je suis allé à un paquet de concerts mais celui-là, c’est l’un des meilleurs de ma vie.

Nick : Tu te souviens qu’avant de jouer elle a sorti son chewing-gum de sa bouche?

Warren : Mmm.

Nick : Elle était assise là, elle a pris son chewing-gum et elle l’a collé sous le piano.

Warren : Sur le piano, ouais.

Nick : Et là, bam ! Elle s’est mise à jouer comme une furie !

Warren : Je l’ai, ce chewing-gum… il est dans mon…

Nick : Attends, tu l’as pris ?

Warren : Ouais. Je suis monté sur scène et je l’ai récupéré à la fin du…

Nick : T’es sérieux?

Warren : Oui. Roulé dans la serviette avec laquelle elle s’essuyait le front.

Nick : Merde alors, je suis jaloux.

C’était la première fois que je révélais l’existence du chewing-gum en public. Bizarrement, j’ai le sentiment qu’il est devenu réel à ce moment-là. J’avais souvent ressenti ça en studio, quand les idées prennent forme, trouvent leur signification et leur raison d’être en échappant à leurs créateurs. On les voit inspirer d’autres personnes, renaître à leur façon en allant à la rencontre du public. Quand le documentaire est sorti, les gens se sont mis à me poser des tas de questions. Du genre :

« Tu vis vraiment dans cette maison perchée sur une falaise ? »

« Ça se prépare comment, les pâtes aux anguilles ? »

« C’est vrai que tu as récupéré ce chewing-gum ? »

« Tu l’as encore ? »

« Il est de quelle couleur aujourd’hui ? »

« Il est grand comment ? »

« C’est une blague, hein, cette histoire de chewing-gum ? »

« Il est à quel parfum ? »

« Tu l’as déjà mâché ? »

Extrait du livre Le chewing-gum de Nina Simone

(…) Quelque chose a changé quand les gens ont pris conscience de l’existence du chewing-gum. J’ai songé au nombre de secrets infimes en suspens dans l’univers, attendant d’être révélés. À tous ces gens qui abritent des lieux intimes, truffés de rêves abandonnés et de merveilles. Je suis monté au grenier et j’ai ouvert le tiroir où se trouvait le sac Tower Records contenant la serviette. Je l’ai dépliée. Le chewing-gum était bien là. Il avait gardé la même forme que dans mon souvenir. Le sacré-cœur. Un bouddha. Ce mignon petit lapin que les Japonais voient à la pleine lune et qui écrase du riz avec un pilon en bois pour faire des mochis 餅. L’Afrique. La Welcome Nugget. Parfois je voyais un Christ en croix, les genoux repliés. La trace des dents de Nina était encore visible d’un côté. J’étais à la fois étonné et soulagé de le retrouver. J’y pensais, quand j’étais en quête de conseil. Seul dans mes rêveries. Je l’imaginais palpitant au creux de la serviette. Petite fontaine sanguine.

Le simple fait de le savoir là, niché au creux de sa serviette, me donnait de la force. Comme le dernier souffle de Thomas Edison

Warren Ellis

Je n’avais pas déplié la serviette depuis 2013. Il y a eu deux longues périodes où je ne l’ai pas regardé. Je l’avais récupéré en 1999, après le concert au Royal Festival Hall. Pendant cinq ans, jusqu’en 2004, j’y avais jeté un coup d’œil de temps à autre. Puis plus du tout de 2005 à 2013. Et de 2013 à 2019, j’avais traversé une nouvelle phase sans toucher au sac. Je ne voulais pas le déranger. Quand Nick m’a parlé de son projet d’expo, j’ai dû aller vérifier que le chewing-gum existait encore. La dernière personne à l’avoir touché était Nina Simone, sa salive et ses empreintes digitales encore intactes.

Le simple fait de le savoir là, niché au creux de sa serviette, me donnait de la force. Comme le dernier souffle de Thomas Edison, conservé dans un tube à essai scellé au Musée Henry Ford dans le Michigan : pendant qu’Edison agonisait sur son lit, Ford avait demandé à son fils la permission de recueillir le dernier soupir de son père. Il avait posé une rangée de tubes à essai sur sa table de chevet, et les avait refermés lorsqu’Edison avait rendu l’âme. L’invisible, l’intangible, l’imagination activée par le rien. Ce rien capable d’éveiller l’imaginaire. L’imagination collective. Ce rien qui pouvait être tout. Une relique de l’un des plus grands concerts que j’aie vus de ma vie. Ma connexion à une femme touchée par la main de Dieu. Dr Nina Simone.

À un moment, j’avais pensé qu’il avait dû se désintégrer mais je n’avais pas eu le cœur d’aller vérifier. Je préférais l’imaginer encore là plutôt que de le retrouver en état de décomposition. Une sorte de chewing-gum de Schrödinger. Je ne voulais pas savoir s’il avait disparu. Je me souviens encore de ces images du monstre du Loch Ness, de Bigfoot et des fées de Cottingley que je regardais en classe quand j’avais 7 ans. Ça me procurait de drôles de sensations à chaque fois. Pourquoi aurais-je voulu remettre en cause leur validité, ou chercher à prouver qu’elles n’étaient pas réelles ? Ça me rassurait d’imaginer le chewing-gum enroulé dans sa serviette au fond du sac, guettant une forme de communion. J’étais convaincu qu’un peu de l’esprit de Nina Simone s’évaporerait chaque fois que je l’ouvrirais. Et, de bien des façons, cette pensée était plus importante que le chewing-gum lui-même.

Il y était toujours.

En le regardant, j’ai pris conscience qu’un jour, quand je ne serai plus de ce monde, cet objet sacré finirait à la poubelle. Ce projet d’exposition m’offrait une chance inespérée d’extraire le chewing-gum de Nina de mon orbite, comme si je l’avais eu assez longtemps sous ma garde et qu’on me demandait à présent de lui rendre sa liberté pour le bien commun. De le transmettre. Le moment était venu de le restituer au monde. Je ne m’étais jamais posé la question de ce qu’il pourrait signifier ou représenter aux yeux d’un tiers. Pour moi, c’était un objet très personnel, placé à côté d’autres totems qui me redonnaient du courage dans les moments difficiles. Les forces invisibles. La foi, l’espoir. Quant à Nick, il semblait super content de l’avoir : « C’est essentiel, Waz!! », s’est-il exclamé un mois plus tard autour d’une théière de Lady Grey au studio Retreat, à Ovingdean, où on préparait la bande sonore de sa future expo.

Warren Ellis
Le Chewing-gum de Nina Simone
Traduit de l’anglais par Nathalie Peronny
Parution le 6 octobre aux Éditions La Table Ronde, 224 pages | 28,50 €
Format 135 x 220 | 100 illustrations

Commander le livre sur le site de La Table Ronde