JD Beauvallet - Passeur
Offert temporairement

Bonnes feuilles : JD Beauvallet & High Fidelity

Magic vous propose en avant-première et en exclusivité les bonnes feuilles des 42 pages inédites contenues dans trois nouveaux chapitres (“extra tracks”) de l’édition de "Passeur" de JD Beauvallet en format poche.

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Ceci est la reproduction de la colonne «Où ce salaud a-t-il pu voler ce fragment de mon intimité ?» parue dans l’hebdo pop moderne n°27.

Extrait de l’Extra Track #2, «Fidèles Obsessions»

Comment écrire derrière High Fidelity et Fever Pitch, puisque toutes mes obsessions y sont déjà recensées, disséquées avec une proximité affolante (ce Nick Hornby a-t-il lu dans mes pensées en buvant dans le même verre que moi, un jour, dans un pub londonien ?). Je me crois seul avec mes marottes, mon petit ridicule intime, mon cirque de superstitions forcément personnelles, et je trouve soudain que ma vie entière est là, étalée dans deux livres, étendue comme des sous-vêtements à tous les vents. Bien sûr, je me doutais bien que là, dans ce monde terrifiant qui commence au paillasson, il y avait des gens qui, eux aussi, avaient peur de l’intelligence des femmes, une conscience émue de leur propre médiocrité, un amour déraisonné pour le football et des milliers de chansons prêtes à démarrer dans leur petit juke-box personnel. Des disques bien calés, en parfaite maniaquerie, dans cette partie inutilisée du cerveau où l’on archive ses obsessions, prêts à servir de bande-son à cette petite dégringolade horizontale qu’est la vie d’un homme moderne.

Mais Nick Hornby a dépassé les bornes, s’autorisant la divulgation d’un secret sacré – mais où ce salaud a-t-il pu voler ce fragment de mon intimité ? –, trahison d’un de mes rites les plus confidentiels : la conception, permanente et déraisonnée, de Tops Cinq. Une arme formidable contre l’ennui. Il y en a de pleins carnets à la maison : Top Cinq des meilleures chansons avec le mot «Caroline» dans le titre, Top Cinq des livres écrits par des Georges (Hyvernaud, Perros…), Top Cinq des meilleures interprétations de chansons de Joe Meek… D’ailleurs, je ne me déplace pas sans mon Top Dix (rare privilège, le Top Dix n’est autorisé qu’aux événements historiques) des albums les plus bouleversants de l’histoire de la musique, histoire qu’on sache quoi jouer à mon enterrement (grosse poilade, l’enterrement : John Cale, Lou Reed, Nico, Nick Drake…). Je suis là, tout fier de mon vice égoïste et soudain, dans High Fidelity, je tombe sur un maniaque identique : Top Cinq des ruptures sentimentales inoubliables, Top Cinq des meilleurs musiciens aveugles, Top Cinq des boulots de rêve (journaliste au NME, producteur pour Atlantic Records entre 64 et 71…), Top Cinq des meilleures faces A d’albums… Un obsédé limite dangereux, lui aussi bousillé à tout jamais par ses disques – quand on entend Lou Reed chanter «Ma vie a été sauvée par le rock’n’roll», on est quand même au moins deux à se marrer en douce. Sauvée !? Et puis quoi, encore ?

Rendue débile romantique puérile à tout jamais, «par le rock’n’roll», ça oui. Merci, le rock, d’avoir fait de nous des bonsaïs d’hommes, incapables de vieillir un tant soit peu dignement, d’avoir des opinions raisonnables au lieu de nous réfugier, à chaque pépin – tout devient pépin, quand on est si con – dans des refrains et de prendre, devant la vie adulte, le même air imbécile et terrorisé qu’on avait devant le surgé à l’école. Déjà, à l’époque, je réussissais à me couper totalement de l’extérieur en faisant péter la musique à fond à l’intérieur. Il pouvait bien gueuler, l’abruti en phase terminale avec sa moralité et son goitre aussi répugnants l’un que l’autre, il ne pouvait pas gagner : Hunky Dory et Virginia Plain étaient de mon côté. Et plus je lis Nick Hornby, plus je me rends compte que je ne suis pas le seul à prendre la musique aussi dramatiquement au sérieux. «Est-ce que je me suis mis à écouter de la musique parce que j’étais malheureux. Ou étais-je malheureux parce que j’écoutais de la musique ? Les gens s’inquiètent de voir les gosses jouer avec des pistolets, les ados regarder des films violents. Personne ne s’inquiète d’entendre les gosses écouter des milliers – vraiment des milliers – de chansons qui parlent de cœurs brisés, de trahison, de douleur, de malheur et de perte. Les gens les plus malheureux que je connais, sentimentalement, sont ceux qui aiment la pop-music par-dessus tout.» Si seulement Nick Hornby avait pu écrire le ridiculement troublant High Fidelity trente ans plus tôt, peut-être mes parents auraient-ils lu cette mise en garde et m’auraient, purement et simplement, confisqué le mange-disques de couleur orange et de matière plastique.

Car la lecture de ces deux romans confirme ce que j’avais toujours, dans de rares moments de lucidité – payer les impôts, dire bonjour au Monsieur –, toujours un peu soupçonné : je suis malade. Complètement malade. Malade à me réciter les informations contenues sur les figurines Panini de 1972, malade à gribouiller des arbres généalogiques de groupes américains favoris, de Slint à Palace Brothers. «Dans les années 80, j’ai eu tendance à devenir un “music nazi”. Je ne supportais pas ces gens qui écoutent de la musique distraitement, qui prennent ce que leur propose la radio. C’est le signe d’un ramollissement, d’un manque total de passion. Moi, j’ai des centaines de chansons en tête, adaptées à chaque situation de ma vie. Ce n’est pas du snobisme : quelqu’un qui écoute seulement Phil Collins ne peut pas être intéressant», écrit Hornby. Quiconque a frénétiquement consulté les rayons poussiéreux d’un magasin Record & Tape Exchange londonien à la recherche d’un single finlandais de Scott Walker comprendra la profondeur du mal. Je jure ici solennellement qu’il y a une odeur – grisante, euphorisante même – dans les magasins de collectors. Une odeur de poussière céleste, d’interdit, de sexe. Ne surtout pas laisser aux œnologues le privilège des arômes enivrants : la pochette originale, en carton fort, de Pet Sounds a plus de nez, de cuisse et de robe que beaucoup de Saint-Émilion, grands crus compris.

JD Beauvallet
Passeur [Version poche augmentée]
Parution le 12 septembre aux Éditions Braquage, 334 pages | 12 €