Lush – Lovelife

Retour sur un grand disque (presque) jamais réédité avec le troisiÚme album de Lush, Lovelife, paru en mars 1996 sur 4AD.

ARTICLE Thibaut Allemand
PARUTION magic n°163

LE CONTEXTE
Pour avoir un aperçu de la planĂšte en 1996, on pourrait quasiment ouvrir un journal datĂ© d’aujourd’hui : pas folichon. Tensions au Moyen-Orient, coupes rĂ©glĂ©es dans ce qui reste d’Etat-Providence outre-Atlantique, premiĂšre rĂ©union de l’OMC Ă  Singapour
 L’ultralibĂ©ralisme avance, peinard, tandis que le sous-commandant Marcos se rĂ©volte dans la province mexicaine du Chiapas. En France, ou plutĂŽt Ă  Mururoa, Jacques Chirac fait un dernier essai nuclĂ©aire, pour la route. À Paris, les luttes sociales de dĂ©cembre 1995 ont rendu les rues bien vivantes, mais Alain JuppĂ©, dĂ©jĂ , reste droit dans ses bottes. Et dans nos esgourdes ? Les vieux punks se sĂ©parent (Ramones) ou se retrouvent (Sex Pistols) sans que la face du monde s’en trouve changĂ©e. Les Etats-Unis bricolent avec Beck, plongent dans le post-rock de Tortoise ou dans celui, plus minimaliste et brumeux, de Labradford. De ce cĂŽtĂ©-ci de la Manche : Katerine Ă©voque ses Mauvaises FrĂ©quentations, tandis qu’Étienne Daho livre son album le plus audacieux et risquĂ© Ă  ce jour. Un pari gagné  sur le long terme. Dans la Perfide Albion, pour rĂ©sister Ă  la marĂ©e britpop, d’aucuns Ă©coutent de la techno en se vantant d’ĂȘtre intelligent (Aphex Twin, Autechre, Scanner). D’autres font les deux. Et certains poussent le vice en dĂ©fendant le premier single ravageur des Spice Girls. Girl power ? C’est ce qu’on va voir.

 

LE GROUPE
L’histoire, banale et ordinaire, de deux copines d’enfance bien dĂ©cidĂ©es Ă  Ă©crire un chapitre de l’histoire de la pop ou, au moins, Ă  en gribouiller les marges. Au mitan des annĂ©es 80, Emma Anderson et Miki Berenyi Ă©cument les concerts, portent Ă  bout de bras le fanzine Alphabet Soup le temps d’une poignĂ©e de numĂ©ros, et s’essaient Ă  la guitare dans quelques groupes obscurs. En 1988, ĂągĂ©es de vingt-et-un ans, les deux Londoniennes montent leur propre formation. Lush prend vie Ă  l’arrivĂ©e du batteur Chris Acland, du bassiste Steve Rippon et de la chanteuse Meriel Barham, qui se fait rapidement la malle pour rejoindre Pale Saints. EncensĂ© par la presse sur la foi de prestations scĂ©niques renversantes, Lush poursuit sa route et croise celle du label 4AD. En pleine effervescence shoegazing, ces nĂ©buleuses de six-cordes et ces voix fĂ©minines Ă©thĂ©rĂ©es sĂ©duisent immĂ©diatement. Mais en dĂ©pit d’un succĂšs grandissant des deux cĂŽtĂ©s de l’Atlantique et de l’arrivĂ©e, en 1992, du bassiste et jeune vĂ©tĂ©ran Phil King (The Servants, Biff Bang Pow!, Felt), ces proches de Moose doutent sans cesse. FatiguĂ©s que les tabloĂŻds ne s’intĂ©ressent qu’aux frasques, rĂ©elles ou supposĂ©es, de leurs deux meneuses. ÉpuisĂ©s d’ĂȘtre perçus comme une pĂąle copie des Cocteau Twins – une accusation exagĂ©rĂ©e, mais renforcĂ©e par le parrainage de Robin Guthrie, producteur de plusieurs sorties, dont le premier LP, Spooky (1992). 1996 sonne l’heure du changement de cap : Lush se rĂ©invente et signe l’une des Ɠuvres majeures de l’Ăšre britpop. Et de la pop, tout simplement. Une seconde naissance qui sera, pourtant, son chant du cygne.

 

L’ALBUM
Sous une serre et au milieu de cactus, un homme tend une pancarte oĂč est inscrit “Lush”. Aussi absurde et, avouons-le, plutĂŽt moche soit ce visuel, il a le mĂ©rite de rompre avec la doxa abstraite des sorties du label d’Ivo Watts-Russell, dont l’esthĂ©tique un brin figĂ©e Ă©crase souvent la personnalitĂ© des artistes. Une maniĂšre comme une autre pour Lush de s’affranchir de son passĂ© shoegazing et de s’affirmer, Ă  grands coups de chansons tranchantes et piquantes. Lush dĂ©ploie une pop amphĂ©taminĂ©e oĂč les guitares claires, les rythmes enlevĂ©s et un chant assurĂ© se taillent la part du lion. Lovelife prend les atours d’un manifeste hĂ©doniste et fĂ©ministe, mais Emma et Miki n’attendent pas de brevet dĂ©cernĂ© par une scĂšne riot grrrls dont elles se mĂ©fient comme de la peste. En revanche, leurs mots sonnent, claquent et crachent Ă  la figure du lad anglais (“They’re all over the place, these children dressed up like men”, in I’ve Been Here Before) ou de sĂ©ducteurs peu prĂ©venants (“When he’s nice to me he’s just nice to himself/And he’s watching his reflection / I’m a five foot mirror”, in Ladykillers).

 

Si cette derniĂšre, tout comme Heavenly Nobodies ou encore Single Girl (inusable single, justement) en remontrent Ă  Elastica question punk rock tendu, Lush mĂ©nage Ă©galement des pauses fragiles, oĂč le chant stratosphĂ©rique de Miki Berenyi tient en Ă©quilibre sur quelques cordes (Papasan). Qu’il semble loin, le temps oĂč les demoiselles, pĂ©trifiĂ©es de timiditĂ© et peu confiantes en leurs aptitudes, exigeaient qu’on baisse le niveau des voix pour monter celui des guitares ! MĂ©connaissable, le quatuor paraĂźt plus inspirĂ© et sĂ»r de lui que jamais. Lush plonge dans les sixties, dont paraĂźt surgir Olympia, tout en trompettes et rythme alangui. RĂ©actualisant le duo façon Nancy & Lee, Miki invite Jarvis Cocker le temps d’un duel vocal historique (Ciao!). Et, Ă  l’Ă©coute des ambiances nocturnes et plombĂ©es de This Is Hardcore (1998) de Pulp, on se dit que le crooner de Sheffield avait dĂ» fortement apprĂ©cier l’Ă©lĂ©giaque Last Night 
 Lumineux et aĂ©rien, franc et massif, ce troisiĂšme disque reste l’une des pierres de touche de la britpop, mĂȘme si Lush se dĂ©fendait d’appartenir Ă  cette scĂšne, comme (tous ?) ses contemporains – Blur, The Auteurs, Pulp
 Comme eux, Lush n’Ă©tait pas nĂ© de la derniĂšre pluie. Tout semblait alors prĂȘt pour un second dĂ©part, un vĂ©ritable triomphe, mais rien ne se passa comme prĂ©vu.

 

LA SUITE
Durant l’Ă©tĂ© 1996, Emma Anderson songe Ă  quitter Lush. Deux mois plus tard, le 17 octobre 1996, Chris Acland est retrouvĂ© pendu au domicile parental. Tout juste trentenaire mais dĂ©pressif, le batteur laissait entendre qu’il en avait assez de cette vie d’Ă©tudiant attardĂ©, sans trouver d’issue. Ce dĂ©cĂšs tragique sonne le glas d’une formation qui avait encore beaucoup Ă  dire. Lovelife attirait un nouveau public et promettait beaucoup, mais il restera sans suite. Depuis, Emma Anderson a publiĂ©, sous le nom de Sing-Sing et en compagnie de la discrĂšte Lisa O’Neill, deux LP attachants chez Poptones, avant de raccrocher les guitares en 2007. Miki Berenyi travaille dĂ©sormais dans un magazine et s’occupe de sa famille. Quant Ă  Phil King, on a pu l’apercevoir sur scĂšne, au sein de Go-Kart Mozart (parfois) et plus souvent de The Jesus And Mary Chain. Alors, ciao ? Non. L’influence des Londoniens s’entend encore dans les compositions nuageuses d’Asobi Seksu et surtout de Veronica Falls. Pourtant, dans les interviews de la jeune garde pop actuelle, Lush est rarement citĂ©. Comme s’il n’Ă©tait plus besoin de le mentionner. Comme s’il faisait partie du dĂ©cor. Comme si ça tombait sous le sens. Reste un album tendre et nerveux qui ne demande qu’Ă  ĂȘtre redĂ©couvert, car on l’assure : seize ans plus tard, l’Ă©motion est la mĂȘme.