Avec aussi Jerkskin Fendrix, Oxia et Sohn
THE ANTLERS
Blight
(TRANSGRESSIVE RECORDS) – 10/10/2025

Étrange personnage que ce Peter Silberman, l’homme tourmenté derrière The Antlers depuis le premier album de son groupe sorti en 2006 (Uprooted). Son troisième album en 2009 l’a fait sortir du rang, œuvre conceptuelle à la beauté plombée sur une enfant atteinte d’un cancer et son soignant. Hospice abordait la violence psychologique et le stress post-traumatique avec une précision explicite et une vulnérabilité sans faille. L’album plantait une ambition très forte, suite de confessions folk intimistes, de paysages sonores hantés et de post-rock aérien. En 2017, il révélait dans une interview qu’il souffrait d’acouphènes et que cette pathologie lui imposait le recours à un style musical épuré et le plus souvent acoustique. Il mettait alors le groupe en pause pour sortir Impermanence en 2017, un album solo méditatif et minimaliste, alliant sa voix fragile à une guitare douce et à une abondance de silence. Il revient avec son groupe.
Comme pour se préserver un calme intérieur, les neuf titres de son septième album, Blight, commencent souvent par des murmures, quelques notes de piano égrenées, des arpèges apaisés, une guitare en fingerpicking, avant de s’embraser en gerbes telluriques de guitares (Carnage) ou en bouquets électro (Something in the Air). Comme si l’apaisement et la sérénité recherchée (parfois maîtrisée : le quasi a capella, A Great Flood) étaient vite rattrapés par une irrépressible furie intérieure. Sur Carnage, la Telecaster rugissante de Silberman se mêle à la batterie de son compère Lerner, captant une énergie que le groupe a longtemps convoquée en concert, mais jamais fixée en studio jusqu’à présent. Le ton de l’album oscille entre l’effroi et la tranquillité, entre chatoiements et effondrements. Les thèmes de l’album sont lourds et lestés par une forme de culpabilité, celle de l’anéantissement de notre monde déploré. Silberman est hanté par l’anthropocène. «L’odeur de la fumée des feux de forêt par un après-midi ensoleillé, le bruit des tronçonneuses lors d’une randonnée en forêt : ces contradictions sont devenues impossibles à ignorer.»
Antlers s’interroge sur nos tendances passivement destructrices : pollution distraite, gaspillage involontaire et dévastation de la nature. L’album a été enregistré sur plusieurs années, la majeure partie dans le home studio de Silberman, dans le nord de l’État de New York, une petite dépendance perchée au bord du vaste champ de foin d’un voisin. «Une grande partie de l’album a été conçue en parcourant ces immenses champs», dit-il. «J’avais l’impression d’errer sur une planète abandonnée.» En résulte un climat d’ensemble lunaire et inquiétant mais aussi traversé de moments de douceur et d’apaisement. Entrer dans Blight et en domestiquer les variations et les bourgeonnements, c’est se lover dans une bulle éthérée aux reflets irisés, entre folk ouvragé, electronica étrange et chatoyante, secouée de spasmes. Il y a beaucoup de beauté pour se rasséréner dans ce Blight de haute volée, glaçant et troublant. Le lyrisme de Deactivate qui décolle en bouquets d’électro vertigineux est peut-être le sommet d’un disque méticuleux, anxieux mais valeureux. They Lost All of Us termine l’album sur une ambiguïté. Qu’entend-on dans les dernières notes du morceau : les vagues d’une marée, les ondes d’une planète dévastée, ou un feu embrasé ? Peter Silberman cherche à chuchoter mais n’a rien perdu de son intranquillité.
Rémi Lefebvre •••••°
SORTIE CD, VINYLE [ÉDITION SIMPLE OU DOUBLE] ET NUMÉRIQUE
OTHER LIVES
Volume V
(PLAY IT AGAIN SAM) – 10/10/2025

Ce furent cinq longues années. Il y eut bien l’album en solitaire de Jesse Tabish Cowboy Ballads Part 1 publié en 2022 mais d’Other Lives, son groupe, les dernières nouvelles discographiques remontaient au printemps 2020, juste avant la pandémie. For Their Love avait alors magnifié la manière éprouvée avec leur deuxième album, le magistral Tamer Animals (2011), qui les avait mis en lumière. À savoir un croisement entre des compositions de country folk ciselées et des arrangements cinématographiques, baignés du souvenir d’Ennio Morricone – une bande-son pour western imaginaire. Depuis, donc, sévit le silence ; la musique d’Other Lives demeure si unique en son genre que l’absence du groupe fut immanquablement douloureuse. Volume V rompt cette absence et est annoncé par Tabish comme le début d’un nouveau chapitre pour la formation née à Stillwater, Oklahoma. L’écoute, cependant, contredit le présage : ce qui s’y déroule ne brise en rien le cercle vertueux jusqu’ici tracé. S’il y a variations, celles-ci demeurent à la marge. Les compositions du groupe épousent peut-être une facture plus classique, dans l’esprit d’un Randy Newman. Mais le chant épique et nasal de Tabish, le jeu en contrastes et rang serré des musiciens impriment à la musique leur mystère inchangé.
Pierre Lemarchand •••••°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
JERSKIN FENDRIX
Once Upon a Time… in Shropshire
(UNTITLED (RECS)) – 10/10/2025

Avec Once Upon a Time… in Shropshire, Jerskin Fendrix délaisse les synthés glitchés et l’absurde pop de Winterreise (2020) pour un théâtre rural où se croisent souvenirs d’enfance, amitiés défuntes et récits de deuils. Entre-temps, le Cambridge Kid s’est offert une reconnaissance mondiale grâce à ses bandes originales pour Poor Things et Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos – partitions baroques, inquiétantes, qui ont façonné sa réputation de compositeur singulier autant que son goût pour l’inconfort. Ici, il transpose cette ampleur dans dix “folk songs about life & death in the countryside” qui n’ont pourtant de folk que le nom ; on y entend un zigzag démesuré entre pop baroque, expérimentations diverses, cuivres qui délirent et ballades brisées, comme si la fragilité de sa mémoire elle-même en dictait la forme. La voix de Fendrix, tour à tour baryton grave et falsetto fissuré, incarne une foule de personnages – l’enfant, l’ami disparu, la mère, la mort elle-même – et fait du disque un grand drame choral qui s’habille d’une mélancolie éclatée. La campagne de Shropshire, lieu réel mais reconstruit par son imaginaire, devient alors le décor d’une sublime fresque à la fois tendre et intense où chaque nuance se ressent. En imposant sa propre logique émotionnelle, Once Upon a Time… in Shropshire ne ressemble en réalité qu’à lui-même : un objet rare et fragile dont la singularité marque autant que les paysages qu’il convoque.
Dorian Pike •••••°
SORTIE VINYLE ET NUMÉRIQUE
OXIA
Aelle
(PHUNK) – 10/10/2025

Quand on décide de se nommer Oxia, comme le nom d’une île grecque aux confins de la Méditerranée, on donne forcément des envies de voyage. Ithaque, l’île d’Ulysse n’est pas très loin… On se prend à rêver de l’Odyssée, de sirènes et de créatures étranges. Et c’est ce qui se passe d’entrée de jeu sur ce troisième album du DJ ou plutôt de l’artiste électronique grenoblois, avec un premier titre au groove hypnotique, à l’ambiance aquatique, empreint d’une douce mélancolie, et justement baptisé On the Trip. Il y a dans la musique électronique d’Oxia une sorte de langueur absolument pas monotone, une envie de sublime, de divin, ou a minima une idée de communion (au passage, le prénom Aëlle signifie excellence et élévation). Si, pour ce disque, Olivier Raymond alias Oxia est allé chercher des collaborations bienvenues (celle de Nicolas Masseyeff sur Faces, ou de Yannick Baudino sur les titres Silk & Fur et On the Trip), Aelle dégage pourtant une sensation d’unité, de compacité, et les titres s’enchaînent les uns aux autres – vraiment – sans temps mort. On pense parfois à Moby (qu’Oxia a remixé, avec Why Does My Heart Feel So Bad) pour la facilité à entraîner l’auditeur dans un voyage sonore et immersif. Un album élégant, subtil et même – écrivons-le – érotique, idéal pour accompagner une longue, très longue, très très longue séance de caresses et de câlins (cf. Calling the Sun, avec la voix craquante d’Hen Wen). Seul. À deux, ou trois. Plus ? Et pourquoi pas ?
Frédérick Rapilly •••••°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
BOPS
Panic
(HOWLIN’ BANANA) – 10/10/2025

Les frères rennais Louis, Oscar et Germain Bop méritent presque le sobriquet de D’Addario français, en référence aux jumeaux qui composent Lemon Twigs. Les Twigs ont inventé le “Merseybeach”, fabuleux mélange de pop britannique et californienne du siècle dernier revisité. Bops possède aussi ce côté centre de recyclage des influences – notamment UK. Mais les comparaisons s’arrêtent là. Car Bops est un quatuor, depuis qu’il a été rejoint par Tom Beaudouin, et car, dix ans après des débuts résolument garage, les Français possèdent leur façon à eux de faire résonner les héritages. En écoutant Panic, troisième album complet en huit ans et successeur du remarquable Sounds of Parade (2022), l’on pense très vite au Supergrass de In It for the Money (1997). Le timbre du chanteur Louis a ses points communs avec Gaz Coombes et leurs mélodies ne sont pas étrangères (ni à celles de Bowie). Il y a surtout ce brin de mélancolie supplémentaire, presque de sérieux, dans des morceaux qui ont gagné en coffre ce qu’ils ont perdu en ressort. Le réalisateur Samy Osta (La Femme, Feu! Chatterton, Juniore) a relevé le défi consistant à enregistrer en live des morceaux composés comme en première intention, puis de les enrichir des chœurs et de quelques arrangements signature. À l’arrivée, même constat qu’il y a trois ans : Bops mérite d’être beaucoup plus écouté qu’il ne l’est.
Cédric Rouquette ••••°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
SOHN
Albadas
(APM RECORDS) – 10/10/2025

L’album instrumental, comme celui de reprises, de versions acoustiques ou le live, est un pas de côté, souvent inutile ou accessoire, pour marquer une pause, finir un contrat discographique ou casser la routine. Le Britannique Sohn y cède après trois albums de facture électro-folk classique et l’exercice, sans être détonnant, est assez intéressant. Le titre de l’album est tiré du mot espagnol albada, qui signifie «chant de l’aube», et reflète un rituel profondément personnel qui a émergé pendant une période de bouleversements émotionnels et créatifs. «Le chaos du monde rendait les mots vains», nous dit l’artiste. Il a commencé à improviser le matin, à capturer ses humeurs et ses pensées avant le début de la journée et ces chants de l’aube lui ont «sauvé la mise». L’album capture in fine une large gamme d’émotions et de modulations apaisantes ou angoissantes : de la contemplation à la Brian Eno (Is Love Permanent, Or Does It Evaporate With Us?) à la menace (le flippant Ascent qui n’aurait pas juré à la fin du film Sirāt (2025)). Albadas est également la première sortie sur le nouveau label de SOHN, adaptpivotmove, censé être un foyer de musique exploratoire et axée en dehors des limites de la forme de chanson traditionnelle. La voix s’est absentée mais “words like violence break the silence”.
Rémi Lefebvre •••°°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
ELECTRIC GUEST
10K
(BECAUSE MUSIC) – 10/10/2025

Je me souviens qu’étant ado, il y avait un groupe que «j’aimais bien» mais les guillemets étaient importants parce qu’ils me permettaient de hausser les épaules, genre : «Ben oui, je sais mais c’est comme ça». Le groupe en question, originaire de Boston, se nommait The Cars. En France, ils étaient (un peu) connus pour un slow, Drive, et pour You Might Think, un peu rock concon. Ils avaient aussi publié un morceau superbe, moins connu en France, Heartbeat City, qui faisait penser à Simple Minds période New Gold Dreams (1982). Mais The Cars était plutôt catalogué Rock FM. En gros, pas cool. Toute cette digression pour essayer d’expliquer ce qu’est le duo californien Electric Guest, propulsé vers les sommets en 2012 grâce au virevoltant This Head I Hold, et qui publie avec 10K, son troisième album. Leur musique, mélange efficace de pop et de rock, boosté aux sons électroniques, a ce petit truc sympa qui fait que l’oreille se dresse à l’écoute de leurs nouveaux futurs tubes (Till the Morning, Play the Guitar…). Mais on ne garde de ces chansons, par ailleurs toutes pimpantes et apprêtées, que c’est comme de mastiquer du bubble-gum : au bout d’un moment, tout le goût est parti. Et ça, c’est pas cool. Un disque à ranger comme les sucreries dans la catégorie «plaisirs coupables».
Frédérick Rapilly ••••°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE