©Julien Bourgeois pour Magic

En concert à Paris ce mardi, Vera Sola nous raconte les tourments personnels qui l'ont menée à enregistrer son extraordinaire premier album, Shades, en 2018, deuxième meilleur disque de l'année selon Magic.


Jusqu’en 2017, tu étais incapable de faire entendre tes chansons à qui que ce soit. Puis tout s’est débloqué et tu as fini par enregistrer Shades. Que s’est-il passé ?

Un ensemble de choses, je décris ce qui s’est passé dans ma vie comme une sorte de cataclysme qui m’a amenée à cet album. J’écrivais secrètement et je jouais mes chansons secrètement depuis plusieurs années, mais effectivement je ne les jouais pour personne. Avant l’album j’ai dû jouer deux fois dans un bar, sous différents pseudos, et juste trois chansons. J’ai vécu toute ma vie (ndlr, elle a 29 ans) avec toute cette musique en moi, à la sentir et à rêver de la jouer, sans réellement penser que ce serait possible.

Faire partie du groupe d’Elvis Perkins semble avoir été un tournant…

Oui, il m’a convaincue que j’avais de la musicalité en moi et que je n’avais pas besoin d’avoir une formation académique derrière moi pour avoir le droit de jouer des instruments. Il m’a demandé de faire partie de son groupe. Je lui ai d’abord dit : “désolée je ne suis pas musicienne”. ll m’a répondu : “je t’ai entendu jouer, bien sûr que tu l’es”. Il n’avait pas entendu mes propres chansons, mais juste des petites choses en soirées. A la première répétition, j’ai joué de la guitare basse. Je n’en avais jamais touchée de ma vie, mais il m’a dit que c’était OK. On est parti en tournée ensemble pendant un moment. Elvis est reparti écrire et vers janvier 2017, tout ce que je pensais savoir de ma vie est littéralement tombé en morceaux. Mon job principal était d’animer une émission de radio et l’émission a pris fin alors que ma boss était malade. Ma mère est tombée gravement malade à son tour, tout ça dans le contexte terrible de l’élection de Trump. Vers février 2017, j’ai commencé à me dire : “Bon si je ne m’occupe pas de ma musique maintenant, ce sera quand ? Il n’y aura pas d’autre moment pour faire ça”. J’étais prête à ce que ça ne produise aucun résultat, mais j’étais au fond du trou et au moins j’avais décidé d’aller en studio et d’y réaliser ma musique. J’avais quelques chansons en tête. Avant de rentrer au studio, j’ai passé une semaine avec ma mère, qui était aux soins intensifs, entre la vie et la mort, pour lui poser LA question : “est-ce que j’ai ta bénédiction pour aller faire mon album ou est-ce que tu veux que je reste parce que tu risques mourir”. Elle m’a dit d’y aller et j’y suis allée. Ça m’a demandé beaucoup de courage. Chanter mes propres chansons m’effrayait littéralement, entendre ma propre voix m’effrayait, chanter ce que j’avais à chanter et prendre le titre de musicienne et de songwriter m’effrayait.

Qui avait déjà entendu ces chansons à ce moment-là ?

Elvis en avait entendu une ou deux, quelques personnes dans des bars sombres, je ne sais pas, peut-être six personnes au total. Et l’ingénieur à qui j’ai envoyé trois démos. Personne, pour résumer.

Tu as tout fait seule. Pourquoi ?

Au moment où je suis arrivée au studio, j’ai réalisé que je ne voulais pas que d’autres gens jouent mes chansons, que je voulais les jouer moi-même et que c’était important à mes yeux. Le piano c’était facile, les guitares ça allait, mais je n’avais jamais joué de percussions par exemple.

Mais pour se jeter de cette façon dans sa propre musique, c’est que tu mesurais le potentiel des chansons ?

Non non… Peut être les paroles, oui, parce que j’ai toujours écrit des choses, même si c’était juste pour moi, pour m’exprimer et pour faire quelque chose dans ces moments de grande souffrance. Mais le fait marquant, c’est que ma voix a complètement changé au moment où j’ai enregistré la première chanson. J’ai ouvert ma bouche à la première prise et je me suis dit : “oh my god qu’est-ce qui se passe ?” J’ai cru comprendre que j’avais laissé mes peurs de côté et que j’avais mué, comme un serpent qui abandonne sa première peau en quelque sorte. Je me suis ouverte à tout ce qui avait été en moi toute ma vie. Et là les chansons se sont construites.

Raconte-nous l’enregistrement et le processus qui a permis à Shades d’éclore ?

Au départ, j’avais réservé le studio pour cinq jours. En cinq jours, j’ai fait trois chansons. J’y suis retournée ensuite pendant six semaines. J’ai fait des sessions de 14 heures, je dormais dans le studio, je vivais littéralement dans cet espace et rien d’autre ne comptait. La post-production a pris plus de temps. Je suis absolument nulle en technique, le type de fille qui ne sait pas faire marcher les ordinateurs et qui casse les téléphones, j’avais clairement besoin d’aide car je suis très méticuleuse. Ça me rendait folle, et ça a pris des mois et des mois. Je n’ai pas eu le master avant février 2018.

Après une telle période d’autarcie, comment as-tu compris que l’album avait de la valeur ?

A ce stade le disque était encore le moyen que j’avais trouvé pour m’exprimer. Je n’avais pas l’ambition de le sortir. Parfois, pendant l’enregistrement, j’ai pu faire écouter des choses à d’autres personnes. Elles me disaient que c’était cool, bizarre, et différent et ça a installé l’idée que je pouvais en faire quelque chose. L’ingénieur du son avait beaucoup d’expérience et il me certifiait que c’était très spécial. Je me souviens de la première fois que j’ai passé The Colony à Elvis Perkins, qui n’en avait jamais entendu parler. Sa réaction a été (elle écarquille les yeux) : “mais c’est complètement dingue, comment tu as fait ça ?” Elle a été importante, rien ne m’a jamais davantage porté que ses encouragements. Ça m’a vraiment encouragée à aller plus loin, à en faire quelque chose et à me dépasser.

Avant 2014, quelle était la place de la musique dans ta vie ? Tu écrivais de la poésie, tu as grandi entourée de livres, mais quelle place pour la musique dans cet environnement ?

J’ai toujours écouté beaucoup de musique. J’ai été une ado assez perturbée. J’étais trop effrayée à l’idée de jouer de la musique car j’en écoutais beaucoup et tout le temps. La maison où j’ai grandi était remplie de musique et de danse. Mon corps était fait de musique, j’ai dansé très jeune. J’ai commencé à jouer du piano très jeune aussi, ça m’était assez facile, même si j’ai fait craquer beaucoup de profs car je ne pratiquais pas assez mon solfège, je voulais juste apprendre des morceaux. Une prof m’a pas mal décomplexée quand j’avais treize ans, en me convainquant que la seule chose importante était de jouer avec son coeur. La guitare, ça a toujours été compliqué. Je pensais que je ne jouerais jamais aussi bien qu’un homme. A douze ans, les boys autour de moi jouaient depuis plusieurs années et je pensais qu’il était trop tard pour m’y mettre. J’ai décidé d’apprendre moi-même, au collège, avec une guitare premier prix. J’ai des mains très petites, je ne peux pas faire beaucoup d’accords mais je suis très agile, j’ai développé un jeu qui est un peu devenu ma signature. Toute mon énergie à la guitare vient du sentiment que je devais être meilleure et différente.

Qui t’a influencée ?

Quand j’ai fait l’album, je n’avais rien de précis en tête. C’était juste quelque chose que je laissais sortir de moi. Rétrospectivement, je peux dire que Tom Waits avec Rain Dogs m’a beaucoup influencée, ainsi que des voix comme celle d’Edith Piaf et de beaucoup de chanteuses des années 1950-60 qui, en face B, enregistraient des choses trop bizarres pour passer à la radio. Beaucoup de gens me parlent de Leonard Cohen. Je l’adore, mais si ma musique semble s’inspirer de la sienne, ce n’était pas intentionnel.

D’où es-tu exactement aux États-Unis ?

Je suis née en Californie et j’ai grandi entre New York et le Canada. Mon père est canadien. Quand je n’étais pas à l’école à New York, j’étais à la ferme au Canada. J’ai passé beaucoup de temps seule là-bas. J’avais quelques amis mais c’était la plupart de temps de la famille et quelques amis autour du lac vers lequel j’ai grandi mais j’étais souvent seule avec le piano, ou à lire, penser, écrire, être une adolescente en colère… Je suis entourée par les livres et la musique, depuis toujours. Je suis une collectionneuse. C’est de famille. Il y a des livres sur tous les murs à la maison, quand ce ne sont pas des instruments. Ma chambre ne faisait pas exception. À New York, j’ai adoré passer du temps à marcher dans la ville, aller dans les magasins et parler aux gens. Même si je parle à la première personne dans mes textes, c’est plus souvent pour illustrer la vie des autres et les histoires que les gens m’ont racontée. C’est une façon d’être moi-même grâce au filtre d’une autre personne, je suppose.

Tu m’as dit qu’avant d’enregistrer Shades, tu ne savais pas exactement comment tu voulais que ça sonne… Maintenant que l’album est là, que tu as fait des concerts, as-tu une idée plus précise de ce tu veux en tant que musicienne, maintenant ?

Non ! Ça change tout le temps. Les arrangements changent en permanence en concert, ça dépend du public, du feeling de la soirée, du groupe, parfois je joue seule… Quelqu’un m’a dit un jour qu’une chanson n’était jamais vraiment terminée et je pense que c’est vrai.

Il est assez facile d’imaginer les versions les plus épurées de tes chansons, toi seule à la guitare. C’est d’ailleurs le parti-pris d’un inédit qui vient de paraître, Crooked Houses. Ça te tente de le faire plus souvent ?

Ça dépend vraiment de la situation. J’aime bien jouer en solo et j’ai eu plusieurs belles soirées de cette façon. Pour beaucoup de gens, me voir jouer seule avec ma guitare est plus fort que me voir soutenue par sept ou huit musiciens. J’ai une voix puissante, donc je peux le faire. Et parfois j’aime le challenge qui consiste à emporter de cette façon des gens qui ne me connaissent pas. Mais c’est aussi vraiment fun de jouer avec d’autres. Ma bassiste, Jenny est un génie, elle est incroyable, elle sait juste quoi faire, il suffit de la laisser voler, c’est comme si nos flux sanguins nous connectaient. Jouer entourée de personnes qui vous donnent l’impression de savoir mieux que vous ce qui est bon pour votre musique, c’est exceptionnel.

Penses-tu déjà à la suite ?

J’ai une cinquantaine de chansons d’avance et je continue d’écrire. Je suis très excitée à l’idée de faire un deuxième album. C’est plutôt facile d’écrire pour moi. Même si je sais jeter vite et bien un morceau qui est mauvais. Mais c’est très difficile de comprendre ce qui se passe. Parfois une chanson n’a pas besoin de plus de 25 minutes pour naître, comme New Nights. Mais Loving, loving m’a pris quatre ans.

À Magic, nous avons consacré un dossier aux nouvelles “guitares héroïnes” dans notre numéro de janvier. Ces femmes songwriters qui ont des univers très personnels entre la folk et la pop. Te sens-tu faire partie d’un mouvement ?

Je ne le sens pas dans ma vie mais je suis très ouverte à ça. Je sens, oui, que le nombre de femmes songwriters explose et c’est super cool. Mais je ne me perçois pas comme une femme songwriter. Je ne me réveille pas le matin en me disant “je suis une femme et je me sens puissante d’être une femme”. C’est la société qui me renvoie ça. J’aime toutes les musiques. Je suis aussi imprégnée d’électro et de rap que de pop et de folk. Je suis une grande fan de Kendrick Lamar, c’est un génie.

On sent que ce qui se passe en ce moment est très important pour toi. Shades t’a sortie d’une passe douloureuse. Es-tu heureuse ?

C’est très confus pour le moment. Ce que je vis est plus surréaliste qu’heureux et je ne sais pas vraiment ce qui se passe. 2017 était la pire année de ma vie. 2018-2019 est beaucoup plus heureux mais c’est la suite de cette histoire. Je me sens très chanceuse d’être entourée de personnes qui me rendent capables de m’exprimer.

Combien de temps veux-tu être musicienne ?

Je ne sais pas. C’est ma vie en ce moment. •

Un autre long format ?