The Beatles, Get Back
© Courtesy of Apple Records

Le documentaire monstre Get Back, diffusé pour la première fois en novembre 2021, est disponible en BluRay depuis le 13 juillet. Une offrande à tous les fans des Beatles, surtout pour ceux qui ne se trompent pas sur l’histoire qui s’y joue.

Cet article est initialement paru dans notre hors série Les 100 meilleurs disques de l’année 2021. Il a été mis en ligne en juillet 2022.

Noël a déjà eu lieu. Si ce n’est pour vous, au moins pour moi. La parution d’un documentaire de sept heures et quarante-sept minutes en immersion avec les Beatles, Get Back, m’a fait réaliser que j’étais cerné par des dizaines de personnes vouant aux Beatles une passion sincère, documentée, envahissante peut-être. La même que moi. Je suis un admirateur sans borne de l’œuvre des Beatles. Leur musique a colonisé mes neurones à cet âge où les premières grandes émotions musicales s’impriment. Leur histoire est un condensé fascinant des plus puissantes passions humaines. Mes meubles sont pleins de disques et documents qui me permettront de les garder près de moi aussi longtemps que je le voudrai. Et depuis le livre En studio avec les Beatles de leur ingénieur du son Geoff Emerick (2009), j’ai l’impression de les connaître comme si je les avais fréquentés. La restitution écrite de leurs travaux par Emerick donne le droit de parler de «John, Paul, George et Ringo» comme on parlerait de vieux amis. L’avoir dit à son auteur l’année d’avant sa mort, pour les besoins de ce magazine (voir Magic n°206), n’est pas le moindre des honneurs que j’ai eu à vivre.

L’annonce de la parution d’un long montage par Peter Jackson des rushes des sessions de Let It Be – certes, le projet de film s’appelait Get Back en 1969, mais c’est devenu le matériau de l’album et film Let It Be en 1970 – avait suscité chez moi la tentation naturelle de compter les dodos avant l’inévitable abonnement à Disney Plus. Le voile serait enfin levé sur des images qui avaient été jusqu’ici protégées, pour ne pas dire écartées, des différentes vagues de parution d’inédits des Beatles. Pour cette raison, avait aussi émergé une redoutable méfiance. D’abord, pourquoi célébrer les cinquante ans du projet le plus essoufflé de la fulgurante carrière des Beatles (1962-1970) ? Les cinquante ans de Sergent Pepper en 2017 ? Bien sûr. Du White Album en 2018 ? Miam. D’Abbey Road en 2019 ? Of course, baby. La question était plutôt de savoir pourquoi Rubber Soul (1965) et surtout Revolver (1966) avaient échappé à ces mercantiles mais légitimes commémorations. Que Let It Be pût faire l’objet d’une célébration ne m’avait, en réalité, pas traversé l’esprit : McCartney avait déjà sorti l’essentiel en 2003 avec sa version naked, expurgée des arrangements de Phil Spector. 

Deuxième brique du malentendu : cette magnifique bande-annonce pleine d’énergie publiée des mois à l’avance, gavée d’images de franche rigolade, avec Lennon hilare et Harrison connecté aux autres. Un groupe au travail, heureux d’y être, ce n’est pas l’histoire telle que nous la connaissons : les Beatles n’étaient plus un vrai groupe depuis l’été 1968, ni au travail, ni dans la vie, et les sessions de janvier 1969 étaient celles qui leur avaient fait réaliser que le divorce était dans l’air – bientôt sur fond de querelles juridiques qui les conduiraient au tribunal dans l’affaire McCartney contre Lennon, Harrison et Starkey, qui s’étalerait entre décembre 1970 et décembre 1974.

LES BEATLES AU BOUT DU ROULEAU

Cette campagne de communication a magnifiquement fonctionné. Avant la mise en ligne de Get Back, pendant que vos proches le visionnaient, et depuis, à plus forte raison, vous avez forcément entendu dire que le docu montrait des génies au travail, un grand groupe en symbiose et une musique d’un autre niveau. Il y aurait beaucoup d’études à écrire sur ce que l’envie de voir et d’entendre suscite comme déformations dans la perception chez l’être humain. Car malgré une légitime volonté, dans le montage final, de protéger la mémoire collective des Beatles – les deux survivants et les deux veuves de Lennon et d’Harrison sont coproducteurs, dotés du final cut éditorial – l’histoire qui se déroule sous nos yeux, et plus encore, entre nos oreilles, est celle d’un groupe au bout du rouleau, doté d’un projet d’album très vague avec «14 chansons» qui ne viendront jamais, d’un projet de concert sans lieu réaliste à quelques jours de l’échéance, sans manager, sans boussole et sans que chacun soit bien certain de ce qu’il fait là. Ça ne les empêche ni de faire au mieux, ni parfois de faire semblant pour protéger l’essentiel. Mais là où ce document apporte de la nuance dans le déroulé des faits, il ne réécrit pas l’histoire en dépit des promesses conscientes ou inconscientes que des millions de fans semblent vouloir croire.

C’est la valeur fondamentale de Get Back et son absolue modernité : c’est de la télé-réalité avant l’heure, sans le moindre filtre, et avec le meilleur casting possible au meilleur moment, c’est-à-dire les quatre pop stars les plus connues de la planète, au moment où elles ne sont plus certaines de ce qu’elles ont à faire ensemble sans avoir décidé l’irréparable. Avec les moyens du cinéma.

C’était une sensation effroyable, je n’avais qu’une envie, c’était de me tirer.

John Lennon

Si vous n’avez pas encore balancé votre exemplaire contre le mur à la lecture de ces lignes sacrilège, je convoquerai les Beatles eux-mêmes pour m’aider dans ma démonstration. Lors du premier documentaire monstre de leur histoire, Anthology en 1995 (dix heures de récit à la première personne bourrées d’archives), malgré le même soin apporté à la protection de leur héritage, les Beatles avaient cerné avec beaucoup plus de franchise l’intrigue qui serait celle de Get Back. George Harrison : «À l’évidence, nous n’avions rien de neuf à proposer et faire tout ça allait encore nous peser beaucoup. (…) Revenir dans l’hiver de la frustration avec les Beatles me coûtait ma santé et ma joie de vivre». Ringo Starr : «Les journées étaient longues et pouvaient s’avérer ennuyeuses». John Lennon, dans une interview issue des archives : «C’était une sensation effroyable, je n’avais qu’une envie, c’était de me tirer.»

Get Back, en 2021, a commencé à nous rassurer sur son authenticité quand, menotté par son parti-pris discutable de récit chronologique, il n’omettait pas de restituer, tôt dans le film, la fameuse scène du studio de Twickenham, déjà connue, où Harrison exprime à McCartney à quel point ce cirque le lasse désormais. «Je peux jouer [de la guitare sur ce morceau], ou pas jouer du tout. Tu me dis ce que tu veux et c’est ce que ferai.» «Ils nous filmaient en train de nous engueuler, c’était vraiment terrible», se souviendra le cadet des Beatles vingt-six ans plus tard. Le producteur George Martin, qu’on voit errer comme un ombre perplexe tout au long de Get Back, parlera des sessions de ce futur Let It Be comme d’un «disque de malheur» (“unhappy record”).

The Beatles, Get Back
© Courtesy from Apple Records

McCARTNEY DEVENU LEADER

Get Back raconte moins l’aventure d’un groupe que l’aventure solitaire de Paul McCartney pour le maintenir sous perfusion, et c’est évidemment un spectacle beaucoup plus fort. Le gaucher avait pris le leadership à partir de 1966, par tempérament, par nécessité de contrebalancer les aventures psychédéliques, amoureuses et/ou dépressives de John Lennon, et plus prosaïquement par passion absolue pour la musique de ce groupe et l’offrande que ces trois-là avaient déjà fait à sa vie. À l’image, McCartney essaie d’imposer des deadlines, d’obtenir des réponses à des questions liées à la progression du groupe qu’il est le seul à se poser, de faire qu’une chanson se finisse, ou même qu’elle commence.

Dans une des scènes de Get Back qui a le plus infusé sur les réseaux sociaux, on le voit s’accrocher à sa basse comme à une bouée pendant que Ringo a l’air perdu, qu’Harrison baille ostensiblement et que Lennon a mieux à faire loin du studio. McCartney gratte machinalement la quinte de la sur sa basse. Il gribouille avec du yaourt vocal ce qui deviendra Get Back (la chanson, single suivant du groupe) dans les jours à venir. Scène tout à fait ordinaire d’un musicien en train de se laisser emporter par une idée. Scène déchirante, surtout, d’un homme seul en train de lutter contre le sol qui se dérobe sous ses pieds. Il se dérobera définitivement huit mois plus tard, le 22 août 1969, lors de la célèbre session photo de Tittenhurst Park, le dernier jour de travail commun et simultané des quatre Beatles.

Nous étions en train de nous séparer sans avoir conscience que ça se déroulait.

Paul McCartney

Dans Anthology, McCartney exprime les choses avec ce recul-là : «Ce qui s’est passé avec ce film [référence à sa version initiale de 1970, ndlr], c’est qu’on a exposé au grand jour le processus de séparation d’un groupe. Nous étions en train de nous séparer sans avoir conscience que ça se déroulait.» De fait, McCartney est injuste avec lui-même sur son absence de conscience des choses. Dans l’autre grande scène du docu Get Back, celle où il apparaît au bord des larmes quand il relève que la moitié du groupe ne s’est même pas déplacée pour la session du jour, lui et le réalisateur Michael Lindsay-Hogg font le bilan du tournage en cours. Ils s’adressent à nous avec cinquante ans d’avance. Lindsay-Hogg constate à voix haute que s’il s’agit de montrer un groupe au travail, il n’y a rien sur la pellicule. S’il s’agit de raconter l’histoire qui s’écrit sous les yeux de tout le monde, c’est un matériau fantastique. McCartney opine.

Tout au long de Get Back version 2021, la musique sonne comme dans le premier montage de Get Back en 1970, film mort-né, réédité rapidement en 1981, et dont circulent des versions pirates depuis. Elle est plutôt dure à soutenir. Constater que les Beatles sont un groupe ordinaire quand ils sont privés de leur feu intérieur devrait être considéré comme rassurant. Ainsi en va-t-il pendant sept bonnes heures, à l’exception de rares master takes arrachées à la fatalité, et jusqu’au moment où la musique devient folle à en remuer les tripes lors du fameux concert sur le toit du 30 janvier 1969.

Cette date est connue comme la dernière prestation live de l’histoire des Beatles, et comme un geste de provocation rock’n’roll. En réalité, en montant sur le toit des bureaux d’Apple au 3, Savile Row, les Beatles agissent comme un groupe qui ne veut pas sortir de son canapé. Toujours est-il que ce moment culte de l’histoire du rock est délivré ici pour la première fois en intégralité, avec une supervision musicale enfin digne, et un montage en mode multiplex – d’un musicien à l’autre, d’une rue à l’autre, d’un flic à peine pubère à l’autre, d’un mec sur les toits de la rue d’en face à un autre – qui est un extraordinaire sommet. Réussir une telle performance avec des chansons qui étaient à peine finies la veille est un spectacle fascinant d’un grand groupe qui se souvient enfin de qui il est quand ça compte vraiment. Cette foi en ce moment-là était la raison de l’énergie déployée par McCartney.

The Rooftop Concert | © Courtesy of Apple Records

Rien ne garantit que ce happy end aurait simplement été possible sans l’irruption d’un cinquième membre, le fantastique claviériste Billy Preston. Le son de Get Back et de la plupart des chansons de Let It Be lui doivent leur légèreté, leur musicalité et leur rigueur rythmique. Preston est étranger aux tensions de ses partenaires, tandis qu’eux comprennent que c’est la fin sans pouvoir le verbaliser. À l’évidence, les Beatles savent globalement se tenir les uns avec les autres. Ils font venir leurs compagnes et des artistes amis pour mieux s’en assurer. Mais Get Beck est tout sauf un film sur les secrets de studio de génies au travail. C’est au contraire un miroir grossissant sur ce que les Beatles ne sont plus. Ce sont quatre jeunes adultes qui se sont beaucoup aimés, cherchent – le plus souvent en vain – un territoire d’entente et, comme les vieux couples en détresse, tentent de se maintenir en prenant appui sur de vieilles habitudes. Ici l’action de faire des chansons et de se dire prêt à conquérir le monde pour elles agit comme la dernière béquille. Et c’est un spectacle hallucinant.

Get Back
Série documentaire réalisée par Peter Jackson
(En exclu sur Disney +) – 25/11/2021
(3 Blu-Ray set) – 13/07/2022

Get Back par The Beatles
Livre 240 pages, 39 euros
(Éditions Seghers) – 15/10/2021

Let It Be 50th Anniversary (coffrets LP / CD)
(APPLE RECORDS) – 15/10/2021

Get Back (Rooftop Performance)
Album numérique – 28/02/2022

Un autre long format ?