Robert Forster – Songs To Play

(Tapete Records/Differ-Ant)

L’histoire est trop belle pour ne pas paraître suspecte. Comment persuader le lecteur que les louanges qu’il s’apprête à lire ne sont pas de celles qui relèvent de la simple nostalgie ? Que non, décerner à Songs To Play le titre d’album du mois d’octobre 2015 ne relève pas de la même impulsion passéiste et complaisante que celle qui pousse la rédaction de Mojo à saluer régulièrement les nouvelles œuvres de Bob Dylan ou Leonard Cohen, avec des trémolos d’admiration gâteuse dans la plume ? Peut-être suffit-il simplement de la raconter, cette histoire. Il était une fois – ou plutôt deux…

Deux hommes, presque deux légendes, qui ont éclos artistiquement dans la même ville – Brisbane – et à la même époque – le crépuscule des années 70 – avant de connaître des destinées cousines et contrastées. Le premier, Peter Milton Walsh, a resurgi intact de ses longues années de silence pour signer avec The Apartments le meilleur album de 2015, No Song No Spell No Madrigal. Enfin, c’est ce qu’on pensait jusqu’à ce que notre second personnage culte, Robert Forster, consente lui aussi à interrompre sa préretraite confortable – depuis laquelle il se contentait de gérer son patrimoine musical et ses propres mythologies – pour tenter de coiffer au poteau automnal son éternel rival et ami.

Leurs œuvres singulières ont en commun d’apparaître comme des antidotes au déclin de l’âge. Et surtout comme des échappatoires au deuil. Ici, c’est celui de Grant McLennan, le partenaire de Forster au sein de The Go-Betweens, décédé en 2006 après trois décennies de collaboration fructueuse. Son ombre planait déjà largement sur The Evangelist (2008), dernier LP en date de Robert, qui contenait trois chansons cosignées à titre posthume avec l’inoubliable disparu.

Depuis la parution de The Evangelist, Forster semblait donc décidé à abandonner l’avant-scène, se retranchant dans une position distante de conservateur de son œuvre passée, de critique pour la presse australienne – un recueil de ses chroniques, The 10 Rules Of Rock And Roll, a été publié en 2011 – ou encore de producteur pour le compte de ses compatriotes de The John Steel Singers (lesquels manifestent leur gratitude en l’accompagnant pour ce grand retour).

Il s’agissait sans doute pour lui de rechercher une forme d’apaisement ou de protection contre la réapparition des fantômes, qu’une anthologie de The Go-Betweens (G Stands For Go-Betweens, 2015) a pu permettre de domestiquer à défaut de les conjurer. “The past is just a door I don’t go through”, chantait récemment Walsh, comme un écho lointain au titre prémonitoire du premier disque solo de Robert Forster, Danger In The Past (1990). Et si Songs To Play apparaît comme l’un de ses meilleurs albums toutes périodes confondues, c’est justement parce que Forster a enfin trouvé les ressources suffisantes pour se confronter aux spectres. Et les terrasser brillamment.

Une lutte à bras-le-corps qui s’engage dès l’intro de Learn To Burn, incroyable entrée en matière digne du meilleur The Strokes. Les guitares ciselées et scintillantes font ressurgir en un instant tous les fantasmes adolescents de l’Australien pour le New York qu’arpentait sous les néons le Little Johnny Jewel de Television. Le combat se poursuit un peu plus loin avec Songwriters On The Run, seule évocation (presque directe) de McLennan. Où est réinventé le temps d’une chanson le parcours initiatique de The Go-Betweens en déguisant les deux inséparables compères en évadés du pénitencier, grisés par leur liberté fraîchement conquise et décidés à accomplir leur mission mystérieuse et romantique.

De ce jeu de cache-cache avec le passé, Robert Forster ressort vainqueur haut la main. Il bénéficie d’une production précise et dépourvue de fioriture qui sied parfaitement à une écriture aigre-douce et un phrasé distancié. L’ironie est présente – I Love Myself And I Always Have, il fallait oser – mais sans envahir le propos ni nuire à l’émotion. Celle-ci est souvent surlignée par le contre-chant et le violon de sa compagne, Karin Bäumler, dont la contribution rappelle forcément celle d’Amanda Brown au bon vieux temps de Tallulah (1987) de The Go-Betweens.

Dans ce climat familier, l’éternel dandy s’autorise même des incursions inattendues en territoires exotiques pour un résultat à chaque fois magnifique : les ondulations bossa de Love Is Where It Is et surtout le final en apothéose d’A Poet Walks. Ce titre est un sublime autoportrait voyageur qui s’achève sur un feu d’artifice de violons et de cuivres digne de Forever Changes (1967) de Love, pendant que Forster balaie d’un regard rétrospectif ses années de vie : “To walk past all the loves that I’ve known/Past all the lives I’ve outgrown/The skin and the bone”.

Trop élégant et pudique pour en chanter davantage, il achève de semer la confusion sur une conclusion ambivalente, Disaster In Motion, qui commence comme Bachelor Kisses (1984) et laisse la fin du monde en suspens. Songs To Play ne possède certes pas la sombre intensité dramatique qui imprègne le cinquième LP de The Apartments. Il n’en demeure pas moins aussi puissant et saisissant.JTNDaWZyYW1lJTIwd2lkdGglM0QlMjIxMDAlMjUlMjIlMjBoZWlnaHQlM0QlMjI0NTAlMjIlMjBzY3JvbGxpbmclM0QlMjJubyUyMiUyMGZyYW1lYm9yZGVyJTNEJTIybm8lMjIlMjBzcmMlM0QlMjJodHRwcyUzQSUyRiUyRncuc291bmRjbG91ZC5jb20lMkZwbGF5ZXIlMkYlM0Z1cmwlM0RodHRwcyUyNTNBJTJGJTJGYXBpLnNvdW5kY2xvdWQuY29tJTJGcGxheWxpc3RzJTJGMTQ1Mzk4ODMxJTI2YW1wJTNCYXV0b19wbGF5JTNEZmFsc2UlMjZhbXAlM0JoaWRlX3JlbGF0ZWQlM0RmYWxzZSUyNmFtcCUzQnNob3dfY29tbWVudHMlM0R0cnVlJTI2YW1wJTNCc2hvd191c2VyJTNEdHJ1ZSUyNmFtcCUzQnNob3dfcmVwb3N0cyUzRGZhbHNlJTI2YW1wJTNCdmlzdWFsJTNEZmFsc2UlM0JzaG93X2FydHdvcmslM0RmYWxzZSUyMiUzRSUzQyUyRmlmcmFtZSUzRQ==

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