The Apartments – No Song No Spell No Madrigal

(Microcultures/Differ-Ant)

Il y a encore quelque temps, on imaginait ce retour impossible. On ne pensait pas véritablement à une retraite, plutôt à une disparition. Le jaune fluorescent de la pochette d’Apart (1997) laissait une impression de fin de signal, de lumière mourante. Une balise qui s’éloignait lentement de nous. Oui, cette balise semble si lointaine. C’est comme ça, le temps passe. Les visages, les années, les parfums et les villes traversées, tout cela s’envole comme une volute de cigarette – ça ne pèse pas bien lourd. Les volets ont bel et bien été clos des années durant. Une nuit profonde où parfois les heures ressemblaient à des colères ou des pleurs, comme une scène d’un film de Nicholas Ray. Mais c’est imparable : le matin finit toujours par revenir. Peter Milton Walsh a longuement éprouvé cette expérience. Seul, au piano, le sommeil en dilettante, il veille et observe la répétition des jours.

Un vaste océan de minutes figées le sépare un peu plus de la tragédie intime, de l’indicible épreuve. On ne reviendra pas là-dessus : No Song No Spell No Madrigal le fait avec tellement de beauté et de pudeur que les mots sont à foutre par-dessus bord. Lorsqu’on écoute les premières mesures de ce cinquième LP, on comprend que l’Australien n’a jamais cessé de composer. C’est comme si le vinyle avait sauté et qu’il nous fallait simplement nous lever de notre fauteuil pour le relancer, tranquillement. La musique a donc continué discrètement son chemin tout au long de cette période de mutisme sec et contrarié. Une telle continuité apparente est un tour de force. Car l’écriture de Peter Milton Walsh est pourtant bien passée par des arrêts, des violences – un fracas. Mais dès le titre No Song, No Spell, No Madrigal en ouverture, l’ensemble présenté est homogène, identifié.

La ligne de basse renoue avec la phrase en suspens, des notes lourdes et puissantes, ces dernières comme effleurées par une batterie raide et élégante. Il ne s’agit pas de se dérober. Mais de tenir. C’est ce qu’il y a de particulièrement émouvant dans cette ouverture en clair-obscur. Un début en forme de confidence sur l’absent et l’absence. La guitare claire et nerveuse vient ponctuer les retrouvailles, les accords sont incisifs. On pense à What’s Left Of Your Nerve sans les nervures apparentes. Une tension rentrée, sobrement, en fade away. Rien à rajouter, c’est sublime. Les mots se font eux définitifs : “No song, no spell, no madrigal/Could bring you back to me”. L’émotion est vive lorsque Looking For Another Town démarre en un bouquet orchestral léger et lumineux. Les cuivres rappellent toutes les superbes compositions qu’on n’a jamais pu oublier véritablement. Things You’ll Keep, forcément…


Il y a toujours un peu de lumière et de chagrin dans les chansons de The Apartments. Comme un rayonnement sourd traversé de pluie sur la baie des Anges. Si on devait penser cinéma à travers ce disque, les titres deviendraient une comédie musicale orpheline de son, muette, où Fred Astaire porterait le masque tragique de Buster Keaton et danserait dans un silence impressionnant et complet. Tout ceci en noir et blanc façon Brassaï. Black Ribbons, paru en 2011 dans la foulée du retour scénique de The Apartments dans l’Hexagone, nous tire langoureusement de notre rêverie. Un duo mélancolique et automnal partagé avec une voix française (Natasha Penot, la chanteuse du groupe Grisbi), qui pare la nostalgie d’une certaine ambivalence. Peter Milton Walsh, tout comme ses chansons, est insaisissable. La tristesse s’offre là une valse avec une piquante fraîcheur. Une question d’atmosphère : “As your song floats down/Over the town”

La ville et sa caisse de résonance. Les années punk passées à Brisbane, marquées de vin jeune, puis l’exil new-yorkais. L’Europe, Londres et Paris. Tout ça défile comme une rivière, à vive allure. Des lieux de passage investis toujours un peu en solitaire. La solitude ? Elle est magnifiée sur Twenty One, le bateau ivre du disque. Les notes de piano, minuscules, semblent vouloir nous murmurer quelque chose. Des regrets, une impossibilité : “Oh where are the parties that were never held?/And where are the snows that never fell?”. Le crescendo remonte jusque dans la gorge, comme un sanglot. Peter Milton Walsh répète ces mêmes phrases comme s’il retrouvait l’usage de la parole. La mort ne convoque pas que l’inerte. Elle demeure cette incompréhension, cette violence.

Twenty One exprime au fil de son harmonie une candeur mais aussi une révolte. Une chanson ajustée comme une arme. Comment pourrait-il en être autrement lorsque la musique affronte l’injustice ? Il n’y a aucune réponse à délivrer. Plus loin, un indice est donné : Please, Don’t Say Remember. Il s’agit de poursuivre le rêve de la vie. Il s’agit de retrouver les chemins de traverse qu’étaient A Life Full Of Farewells (1995) et Apart. Ça ne se fait pas sans fraternité, sans quelques happy few qui se reconnaîtront. Merci à Microcultures qui rend le songe tangible. Merci la passion. Cet album est comme notre saison préférée, un ciel rempli de promesses et de souvenirs. Les chœurs de September Skies résonnent fort comme le cœur qui s’emballe – une joie simple. Walsh est un peu comme Ulysse, revenant de son odyssée et de ses miracles. Il continue de jouer la même pop music, peu importe le temps passé, les délais, les contrats, l’argent et les déceptions.

The Apartments est une obsession. The Evening Visits… And Stays For Years (1985), pour reprendre le titre du premier LP réédité parallèlement par Captured Tracks. Ce nouveau chapitre discographique vient rejoindre les fascinations passées, immanquablement. No Song No Spell No Madrigal est bien le disque tant attendu et devient en peu d’écoutes un compagnon fidèle et familier. Troublantes retrouvailles. Le grand sablier n’a finalement aucun effet sur les compositions de Peter Milton Walsh. Elles viennent à nous comme des souvenirs, à l’abri du temps. Elles sont rares donc précieuses. Elles sont nomades, en éternel mouvement. Dans Swap Places, le huitième et ultime morceau, Peter Milton Walsh chante : “You will never go home…” Une errance que l’on souhaite éternelle car elle demeure l’aveu bouleversant d’une liberté.

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