On avait déjà mille raisons d’aimer Sarah Cracknell. Pour sa voix d’ange fripon qui égaye les mélodies souples et la discographie sans faille de Saint Etienne. Pour son premier album solo, Lipslide (1997), qui offrit au monde Ready Or Not, l’une des plus belles ballades des vingt-cinq dernières années. Pour sa classe impeccable, pour son glamour discret… Avec Red Kite, elle revient en solo dans un registre inédit, champêtre et lumineux. Une maestria pop toujours aussi réjouissante.

INTERVIEW Victor Thimonier
PHOTOGRAPHIES Paul Kelly
PARUTION magic n°193

LIPSLIDE

Sarah Cracknell : Mon premier LP solo est un melting-pot d’idées que j’avais accumulées au fil des années avec Saint Etienne. Je les avais en tête sans trop savoir quoi en faire, car elles ne collaient pas avec l’univers musical du groupe. Au milieu des années 90, l’activité de Saint Etienne a commencé à ralentir. Bob Stanley et Pete Wiggs avaient leur label, EMIDISC, qui leur prenait beaucoup de temps. Comme j’avais ces bribes de chansons qui traînaient, j’ai décidé de faire paraître mon disque à moi. Quand je repense à la période de conception de cet album, j’ai le souvenir d’une certaine solitude. J’ai collaboré avec pas mal de personnes différentes pour l’enregistrer, et j’allais de l’une à l’autre, absolument seule. Avec Saint Etienne, j’ai toujours eu l’impression de faire partie d’un petit gang. J’aime beaucoup Lipslide aujourd’hui. Avec le recul, on apprend à apprécier son propre travail. Il y a eu une belle réédition en 2012, et j’en suis très fière.

LE PREMIER JOUR (DU RESTE DE TA VIE)

J’ai été absolument ravie et flattée quand Étienne Daho a voulu reprendre Ready Or Not pour en faire ce titre en français. Plus que n’importe quel autre sur Lipslide, je regrette que ce morceau n’ait pas eu la chance d’être plus connu. Ce n’était pas un single, il n’a pas été diffusé à la radio, et c’est bien dommage. Or la reprise d’Étienne lui a donné une nouvelle chance. Ça lui a permis de toucher un public plus large en France. Personnellement, j’aime aussi cet exercice de réappropriation, quand on tente de traduire des paroles dans une autre langue. C’est l’une des meilleures façons de reprendre un titre. En retour, je crois qu’Étienne apprécie énormément He’s On The Phone, notre version en anglais de Week-End À Rome. Je garde un excellent souvenir de toutes nos collaborations avec Étienne. C’est quelqu’un de passionné, un vrai enthousiaste, qui se révèle aussi hyper généreux dans le travail. Cela se ressent dans sa musique. Sa manière d’évoluer sans cesse est exemplaire. Son dernier album en date, Les Chansons De L’Innocence Retrouvée (2013), est excellent. Même si la pochette est quand même limite. (Rires.)

CHERRY RED

Quand j’ai décidé de me lancer dans un deuxième album solo, mon manager (ndlr. Martin Kelly) a cherché un label pour le publier. Je crois qu’il a commencé par démarcher Cherry Red, qui nous a aussitôt répondu favorablement. Je me rappelle très bien de Cherry Red dans les années 80. Je trouve très appréciable de faire partie d’une structure comme celle-ci, dotée d’une vraie histoire. Avec Saint Etienne, nous avons toujours sorti nos disques sur des labels indépendants. C’était impensable d’envisager les choses différemment pour le mien. Ceci dit, c’est vrai que Cherry Red sort énormément de rééditions, le catalogue n’est plus tout jeune… Il dégage un côté nostalgique qui colle finalement plutôt bien à Red Kite. Cherry Red reste avant tout pour moi le premier label de Felt. Lawrence (ndlr. leader de Felt) aurait d’ailleurs probablement beaucoup plus de choses à dire sur cette maison de disques que moi.

SHE LIVES BY THE CASTLE

Quand on parle du loup ! Lawrence a d’abord prétendu que cette chanson de Felt ne m’était pas dédiée. Puis il a affirmé qu’elle parlait bien de moi. Au final, je ne sais pas vraiment de quoi il en retourne. J’ai dû le lui demander une ou deux fois peut-être… (Sourire.) Si tu veux mon avis, je ne crois pas qu’il songeait précisément à moi lorsqu’il l’a écrite. J’ai juste eu la chance d’être l’une de ses amies proches, et oui, je vivais comme d’autres près d’un château (ndlr. Sarah a grandi à Windsor). Tu sais, Lawrence reste un très bon ami à moi. Il est très ouvert, on peut parler de (presque) tout ensemble. Felt était l’un de mes groupes préférés. J’étais même une énorme fan, j’allais à tous leurs concerts. Dans les années 80, j’avais une 2CV avec laquelle je sillonnais les routes d’Angleterre pour suivre leurs tournées. Je partais de Windsor et j’essayais d’entraîner avec moi tous les fans du coin. L’influence de Felt a été prépondérante tout au long de ma carrière, mais elle transparaît peut-être de façon encore plus intense sur Red Kite – je pensais sans arrêt à The Splendour Of Fear (1984) pendant l’enregistrement, pour ce son ample et aéré.

RED KITE

J’ai choisi cet intitulé pour la double image qu’il exprime. D’une part, l’idée du cerf-volant rouge ; d’autre part, l’évocation du milan royal (le rapace, tu sais). Lorsque j’étais jeune, c’était une espèce rare. Comme les chasseurs ont pris un malin plaisir à les canarder au-delà du raisonnable, ils ont fini par tous disparaître dans les années 80, avant d’être réintroduits petit à petit ensuite. Maintenant, il y en a partout dans la campagne ici, ce qui dégage parfois une impression sinistre. Nous avons enregistré Red Kite en deux semaines, dans une grange non loin de chez moi. Tout le monde logeait à la maison, nous nous rendions à la grange à pied. J’ai été épaulée par Carwyn Ellis de Colorama et Seb Lewsley, lequel a beaucoup travaillé avec Edwyn Collins. Je connaissais bien Carwyn, il me faisait souvent écouter ses instrumentaux. J’aime son style de production. À nous trois, nous formions une petite équipe.

Nous invitions aussi des musiciens du coin pour jouer ce que l’on ne pouvait pas faire nous-mêmes – les cordes ou les flûtes, par exemple. Ce fut une expérience très plaisante pour tout le monde. J’ai également enrôlé un ami avec qui j’écris depuis des années, Mark Waterfield. Et j’ai même fait une chanson avec mon neveu ! Je tenais à créer cette atmosphère de travail très détendue, relaxante, synonyme d’espace et de grand air. Nous sommes ensuite allés mixer l’affaire à Londres. Nous allons donner une poignée de dates à travers la Grande-Bretagne. Je n’avais fait que trois pauvres concerts pour mon premier LP, ce sera donc une quasi-nouveauté pour moi. Je me sentirai sûrement moins en sécurité sur scène qu’avec Saint Etienne puisque Debsey Wykes (ndlr. Dolly Mixture, Birdie), qui m’épaule d’habitude au chant, ne fera pas partie de cette configuration solo.

POP MUSIC

Pop, ça n’a jamais été un gros mot pour moi. Même dans les années 80, quand j’étais très branchée scène indépendante, j’adorais les charts. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Bob, Pete et moi nous sommes si bien entendus : nous éprouvons tous les trois un amour profond et indivisible de la pop. J’écoute énormément Radio 1, toute cette dance et l’electro pupute qui passent dessus. J’adore ! Ça me rappelle les années 90, ma période clubbing. J’aime la pop en tant que musique populaire, mais ce qui fait l’attrait d’une chanson pour moi, c’est sa mélodie. La mélodie est la clé de la réussite artistique. Mon principal problème avec la pop d’aujourd’hui, c’est qu’elle s’est uniformisée.

Dans les années 80 et 90, il y avait une grande diversité de styles à la radio – de la dance frétillante comme de la britpop infâme. De nos jours, la production commerciale se résume en grande partie à l’EDM. C’est dommage. Ceci dit, je pense que la diversité stylistique dans les charts va finir par revenir. Ça fonctionne par cycles. Je me dis parfois que les évolutions récentes de l’industrie musicale sont effrayantes – plus rien ne se vend, tout se casse la gueule. C’est quand même mon moyen de subsistance, je ne sais rien faire d’autre ! Mais au fond, je sais que ce n’est pas si grave. Dans les années 80, j’écoutais toute la sainte journée des groupes dont personne ne parlait à part le NME, des artistes qui ne passaient jamais sur les ondes. Et ça ne me dérangeait pas le moins du monde. J’avais juste l’impression que c’était mon jardin secret.

BEAU LIVRE

Le livre Saint Etienne (ndlr. recueil de photos légendées par le trio, paru en juin 2014) a été un véritable plaisir à faire. C’est tellement chouette qu’on nous ait proposé de le faire. Travailler avec ce petit éditeur, First Third Books, a été un énorme privilège. L’objet final est tellement beau ! Ce fut très drôle de se réunir avec Bob et Pete, toutes mes boîtes de photos et de coupures de presse devant nous. Je suis une archiviste hors pair. (Sourire.) Deux longues sessions de documentation ont été nécessaires pour arrêter le choix des photos. Chacune d’elles a déclenché des avalanches de souvenirs et de discussions. Maintenant que nous avons un livre à notre nom, je suppose que nous sommes une véritable institution. (Sourire.) Nous l’étions peut-être déjà un peu, ça fait si longtemps que Saint Etienne est présent dans le paysage pop. Nous nous apprêtons d’ailleurs à sortir un nouveau disque l’an prochain.

CINÉMA

Mes parents travaillaient dans le milieu du cinéma. J’allais très souvent les voir sur les plateaux de tournage. Je me souviens précisément de l’odeur de la chaleur, due aux éclairages. Dès que je sens à nouveau cette odeur quelque part, je suis immédiatement ramenée en enfance. J’ai baigné dans le cinéma depuis toute petite. J’apprécie toujours autant le septième art, même si je ne vois plus autant de films que je le voudrais. Beaucoup de chansons de Saint Etienne – et dans une certaine mesure mes deux albums solo – ont un côté cinématographique. La musique de film est une influence importante, qu’il s’agisse d’Ennio Morricone ou de bandes-son de pornos soft italiens. (Rires.) Avec Saint Etienne, on a souvent travaillé sur les documentaires de Paul Kelly. Nous avons composé la BO de son dernier film, How We Used To Live (2013), et nous sommes prochainement invités dans plusieurs festivals pour la jouer sur scène.

GLAMOUR

J’ai toujours apprécié la petite dose de glamour qui va bien. Les pop stars doivent savoir s’habiller. Non pas qu’il faille sans cesse être flanqué de paillettes – même si pas mal de mes tenues de scène sont assez scintillantes –, mais il faut faire un minimum d’efforts. Je suis une enfant des seventies. Je regardais Top Of The Pops, j’adorais le glam. Ces tenues étaient complètement folles. Marc Bolan était juste incroyable ! En devenant chanteuse, j’ai toujours préféré choisir – ou même me fabriquer – des tenues classes pour monter sur scène. C’est vrai que dans Saint Etienne, je suis un peu la caution glamour, à côté de Bob et Pete. (Sourire.) Je crois qu’ils n’ont pas réalisé tout de suite que j’avais ce côté un brin extravagant sur scène. Dans l’ensemble, notre public est également bien habillé. De belles coiffures, des belles chaussures… J’en suis fière car ce n’est pas le cas pour d’autres groupes de notre génération. Par exemple, le public d’Oasis est affreux. (Rires.)

Un autre long format ?