TOBIAS JESSO JR
TOBIAS JESSO JR

You can’t miss Tobias Jesso Jr. He’s six foot seven. On ne peut pas louper Tobias Jesso Jr., il fait deux mètres de haut ! Voilà comment un poster de tournée appâte le chaland. Si le Canadien est incontournable, ce n’est pas seulement en raison de sa taille, c’est aussi grâce à l’excellence de son songwriting. Ses rares démos hors du temps ne nous accompagnent-elles pas depuis deux ans déjà ? Épaulé par l’ancien Girls Chet “JR” White, le géant dévoile aujourd’hui Goon (“crétin” en français), un premier album de… géant après dix ans de tâtonnements musicaux. Sous couvert de pop idéale et sans prétention, biberonnée à la source des pontes des seventies, le disque cache une vraie profondeur. Rencontre avec un idéaliste de la mélodie, faux couillon mais vrai champion.

ARTICLE Victor Thimonier
PHOTOGRAPHIES Laurent Bochet
Tordu par l’enregistrement domestique, le piano délabré accueille un filet de voix maladroitement ajusté. De cet attelage chancelant se dégage le génie brut des mélodistes naturels qui ont un sens inné de la formule. La chanson Just A Dream porte bien son nom.

“Yesterday I had a baby/Now she is one day old and looks like her old lady/And last night I had a bad dream/That the world would end and would be forever ending”. Il y a des artistes que l’on chérit au plus profond de notre intimité. De ceux qui instaurent une proximité immédiate avec l’auditeur à la seule force de trois accords, d’une voix frêle, d’une mélodie précise et d’une poignée de mots balancés qui font mouche.

Tobias Jesso Jr. est de cette caste-là. Comme dans la chanson, lorsque mon fils est né, l’atmosphère exhalait un parfum d’apocalypse qui n’en finissait pas. Au-dehors, la pluie battante s’écrasait dans le froid de l’automne écossais. À l’hôpital, ma femme bourrée de morphine me regardait avec les yeux exorbités de terreur avant de passer sur le billard, me balançant : “Victor, je rêve que je meurs.”

Coincé, le pouls du petit faisait des vagues alarmantes et la sage-femme paniquait un brin. Le lendemain, avec le petit monstre dans les bras, je me repassais ce morceau que j’avais déjà écouté des dizaines de fois. Et c’était criant de vérité. Ce type est fort quand même. En quatre lignes, il avait parfaitement dessiné notre vie. Tobias enregistra Just A Dream deux ou trois ans plus tôt à des milliers de kilomètres d’Édimbourg.

Chez sa mère, à l’arrache. Un parfait inconnu pour nous, mais le rapprochement émotionnel était immédiat. “Comme tu dois t’en douter, c’est la première fois que quelqu’un me raconte un truc pareil. (Sourire.) J’aime beaucoup entendre ce genre d’histoires. Ça montre à quel point la musique peut être organique, vivante. C’est comme les gens qui reprennent mes chansons sur YouTube. Ils ont d’autres instruments, d’autres mélodies. Ils les interprètent différemment et c’est tout ce que j’attends de la musique.”Tobias est étendu de tout son long (soit plus de deux cents centimètres de barbac) sur un canapé. “C’est d’autant plus touchant que les paroles de Just A Dream sont simplement liées à un rêve que j’ai fait. Bizarre de s’imaginer avec une femme et un enfant, lui parlant de la fin du monde toute proche, hein ? Sur le papier, le concept est casse-gueule, mais c’est comme ça que je l’ai rêvé.” Imaginait-il que ces chansons puissent à ce point résonner chez quelqu’un qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam ?

“C’est le propre des bonnes compositions je pense. Elles sont délivrées par des personnes capables d’être suffisamment perméables aux émotions des autres pour qu’ils puissent s’y retrouver à leur tour. Des songwriters qui peuvent traduire dans un format audio leurs ressentis intérieurs. Lorsque j’écris un titre dansant, c’est parce que je veux danser. Et si je fais un titre chagrin, c’est souvent parce que je suis chagrin. J’essaie de « transmettre » ma douleur. Tant qu’une chanson est guidée par la sincérité des sentiments, suffisamment en tout cas pour scotcher l’auditeur pendant trois ou quatre minutes, c’est gagné. Je crois que c’est la base de toute œuvre artistique réussie. On ne peut pas l’expliquer, ça relève un peu de la magie.”

CORDES VOCALES

L’inexplicable y est pour beaucoup dans la vie de Tobias Jesso Jr. Fascinante, son histoire est faite d’échecs et de renouveau. Elle commence de la façon la plus banale qui soit. Tobias naît en 1985 dans une famille typiquement classe moyenne avec une mère auxiliaire de vie scolaire et un père ingénieur informatique. Enfance sans histoire. Il commence à apprendre la musique un peu par chance.

“Je ne savais pas ce que je voulais devenir. Généralement, on commence à y penser au lycée. À l’époque, j’étais un peu enveloppé et je ne m’imaginais pas être un jour sous les projecteurs. Mais j’avais un prof de musique qui me disait que j’étais bon. Et c’était vrai, c’était naturel pour moi. On m’avait mis au saxophone et j’apprenais très facilement. Quand j’ai commencé à jouer en groupe, c’est comme si je savais comment trouver la mélodie juste. Lorsque quelque chose ne collait pas, j’arrivais à identifier le problème et à le régler. Très vite, je me suis rendu compte que la musique était une activité qui me convenait bien. Ça m’absorbait très facilement.”

À Vancouver, l’histoire s’emballe quand son groupe d’adolescence où il tient la basse et les synthés, The Sessions, remporte le concours international Emergenza en 2006. En Allemagne, alors qu’ils raflent la mise devant plus de 1700 participants, ils sont invités à enregistrer un album avec… le producteur de Metallica ! La drôle d’affaire se transforme finalement en EP par manque de budget. Disons-le, The Sessions Is Listed As In A Relationship (2008) est un cauchemar.

Du rock lyrique et musclé aux mélodies putassières ; The Killers sans la finesse, Bloc Party sans la qualité mélodique. Tout est à jeter. “C’est ce que je faisais quand j’étais jeune. On n’est jamais particulièrement fier de ce que l’on fait à dix-neuf ans. Y en a qui vendent de la weed, qui font des conneries, et moi j’ai fait The Sessions. Ça fait partie de mon histoire, ça m’a aidé à me construire. Mes goûts se sont ensuite affinés. Même si je ne suis pas toujours fier de ce que j’ai écrit avant que je me mette au piano, c’était une période d’apprentissage normale.”On sent de la retenue quand il évoque cet épisode aujourd’hui. Comme s’il en avait déjà trop parlé, comme si cette anecdote avait pris trop d’importance dans son histoire personnelle – le storytelling comme on dit maintenant. Constatant rapidement l’ampleur des dégâts, Tobias rentre à Vancouver et dégote du boulot comme bassiste pour une fille de milliardaire qui veut tenter l’aventure pop, Melissa Cavatti.

L’initiative le conduit à Los Angeles où il reste pendant trois ans et demi. Melissa ayant planté son groupe après une poignée de concerts – la coquine ! –, Tobias se retrouve à galérer. Il tente de percer en tant que compositeur à son compte, sans grand succès.

Une expérience qu’il relate sur son titre sublime Hollywood – on y reviendra. “J’ai toujours rêvé de devenir songwriter. L’écriture, la composition, c’est la seule chose qui m’intéresse dans la musique. Trouver l’accord juste, la bonne mélodie, faire évoluer un morceau, c’est l’essence de ce que je fais. Trouver les bonnes méthodes pour réussir dans ce domaine a été vraiment difficile. L’apprentissage a été très long. Avant de me mettre au piano, j’étais super bon pour l’imitation. Je pouvais copier et interpréter des genres différents les doigts dans le nez. Si j’entendais du rock à la radio, j’écrivais une chanson rock. Si c’était de la pop, j’écrivais une pop song. Si c’était de la country, idem. Et je pensais que cette technique assez souple pour m’adapter à tout était suffisante pour sortir un truc qui marche. Mais ce que je faisais n’était pas sincère. Je devais manquer d’expérience, de personnalité. Ce n’est pas forcément lié au fait d’aborder des sujets personnels. Encore aujourd’hui, un extrait comme True Love n’a rien d’autobiographique. Je crois surtout que je n’avais pas compris que l’écriture était avant tout une affaire d’émotions.”

“Je ne pense pas que je pourrais me pointer dans une salle pleine de personnes qui ne me connaissent pas et les conquérir à la seule force de ma voix.”

Tobias Jesso Jr. décide de jeter l’éponge après une succession d’évènements malheureux : rupture amoureuse, accident, et cancer pour sa mère. Face à la calamité, l’aspirant songwriter rentre à Vancouver pour rester auprès de maman sans même rapatrier toutes ses affaires de Californie. Et trouve un travail dans l’entreprise de déménagement de son meilleur ami. Jusque-là, sa carrière musicale aura été un échec complet.

“Il faut nuancer. Ma carrière n’allait nulle part, certes, mais ma vie à Los Angeles était assez standard. Je ne faisais pas grand-chose, je profitais du beau temps. Rien de désespérant, juste une façon de m’y prendre inaboutie.” De retour chez sa mère, il tombe sur un piano. Tobias n’en avait jamais joué sérieusement mais se lance quand même. Il faut parfois savoir repartir de zéro, d’une feuille blanche, pour se renouveler.

Le voilà qui écrit et enregistre à domicile la ritournelle Just A Dream et une poignée d’autres démos. La démarche est alors purement personnelle, ne résonnant qu’entre les quatre murs de sa chambre et sur celui de sa page Facebook où il poste les morceaux.

“J’ai toujours fait de la musique seulement pour moi- même. J’y exprime ce qui me passe par la tête sans voir plus loin. Je n’ai jamais vraiment pensé à mon « public », je ne suis pas un performeur pur. Je ne pense pas que je pourrais me pointer dans une salle pleine de personnes qui ne me connaissent pas et les conquérir à la seule force de ma voix. Je peux chanter pour des personnes qui me connaissent et qui veulent m’écouter, mais je me sentirais mal à l’aise face à un public qui n’aurait rien demandé. Sur le plan de la composition, j’en ai fini avec une chanson à partir du moment où elle est écrite. Peu importe la forme sous laquelle elle existe. Du coup, je ne crois pas que jouer en live m’aide au niveau créatif. Ceci dit, mon expérience scénique est encore très limitée, je n’ai pas de certitudes. À chaque fois, l’expérience a été tellement éprouvante pour mes nerfs que j’étais content d’en finir. Encore maintenant, je ne me sens pas très à l’aise à l’idée d’être au centre de l’attention. Quand on me demande quatre sessions photos par jour et autant d’interviews, j’ai beaucoup de mal. Je n’aime pas les photos, je ne lis pas la presse, ça me passe un peu au-dessus. Tout ce que je veux, c’est me mettre au piano et jouer avec mes mélodies.”Vu l’animal, la lassitude de Tobias en interview est naturelle. Un tel idéaliste du songwriting n’est pas fait pour une époque où la multiplication futile des plateformes d’information et des contenus ajoutée à la raréfaction relative des auditeurs et le diktat de la promotion impliquent que l’on traite le premier compositeur doué venu comme de la chair à blogosphère, lui imposant un quasi-train de vie de pop star (le luxe et les millions en moins).

À Vancouver, sa démarche était simple, sincère et humble : composer les meilleures chansons qui soient, délester son cœur de lourdes pensées, des soucis, des échecs. Désinhibé par l’ingénuité de la méthode, Tobias s’essaie même au chant pour la première fois.

“L’une de mes plus grandes influences a probablement été Girls. Ce que j’adorais chez eux, c’était que Christopher Owens n’était pas un chanteur puissant. C’est bizarre parce que je suis pourtant friand des performances vocales fortes, des trucs que tu ne peux pas t’empêcher de beugler au volant par-dessus la musique. J’ai une voix assez limitée, mais pour exprimer une émotion, ça doit venir du cœur et de l’esprit, pas des cordes vocales. La chose la plus importante pour quelqu’un qui veut devenir chanteur, c’est de croire à 100% à ce qu’il fait. Une bonne voix, c’est juste un outil pour délivrer un message. Et sans l’honnêteté derrière, ça se limite à un bel emballage pour un produit merdique.”

“Je ne suis pas un fana obsessionnel qui recherche sans cesse la perle rare. Si on ne me recommande rien en particulier, j’écoute surtout de la musique à la radio.”

C’est justement autour de cette époque que Girls se sépare. Tobias Jesso Jr. se procure l’adresse mail de Chet “JR” White et lui envoie un message laconique : “Je suis désolé d’apprendre la mauvaise nouvelle pour le groupe. Je suis un grand fan de tes productions.” Il joint deux de ses démos. Deux heures plus tard, Chet le recontacte et lui demande plus de morceaux. Tobias se met alors au travail d’arrache-pied pendant que JR lui déniche un label – celui de Girls, True Panther Sounds, il s’est pas cassé la tête – et organise sa venue en Californie pour mettre un album en boîte. Tobias loge chez lui pendant quatre mois car, comme il nous le confie, Chet n’hésite pas à bousculer – pour ne pas dire annihiler – sa vie quotidienne en échange de la production d’un bon vieux disque.

Tobias accouche de près d’une cinquantaine de démos dont cinq d’entre elles ont été sorties l’an dernier sous forme de cinq 45 tours flexibles à édition (vraiment) limitée. “J’avais pondu tellement de maquettes pour faire mon album que je trouvais dommage qu’elles ne soient jamais utilisées. Et puis je trouvais marrant que l’on puisse comparer les versions terminées et les ébauches. Mais pour être honnête, j’ai surtout sorti ça parce que je m’emmerdais à mourir. Entre le moment où j’ai contacté JR et la sortie de Goon, il s’est écoulé deux ans et demi ! J’ai eu des problèmes – de visa notamment – pour me rendre à Los Angeles assez longtemps pour enregistrer avec Chet. J’étais de retour au Canada pour un moment puis je revenais en Californie pour enregistrer encore un p’tit coup. Aussi parce que je veux être sûr que tout soit parfait, et parce que je suis toujours persuadé que ce que j’ai fait le plus récemment est meilleur que tout le reste, je suis revenu pas moins de cinq fois en studio pour mettre en forme des nouveautés que je voulais absolument inclure sur l’album. Heureusement que le label me soutenait à fond la caisse. Mais même sans ces allers-retours en studio, le processus pour sortir un LP est de toute façon très long. Donc pour me faire patienter, on m’a proposé l’idée du flexi disc. Pour être franc, je me fiche un peu du format. Je ne suis pas un fana obsessionnel de musique qui recherche sans cesse la perle rare. Si on ne me recommande rien en particulier, j’écoute surtout de la musique à la radio.”Cette série de 45 tours tout mous sobrement intitulée Five Songs (2014) a plus qu’un intérêt anecdotique. Couplée aux deux autres maquettes que Tobias avait dévoilées avant Goon (Just A Dream et la romantique True Love), elle forme un corpus révélateur d’une certaine pratique de la musique. Où le songwriting prévaut, où l’habillage importe peu. Pourquoi ne pas avoir choisi de garder les démos telles quelles au regard de leur authenticité et de leur intensité ravageuse ?

“Elles ont beaucoup plu mais je les considère comme des ébauches très pauvrement enregistrées. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de fans de musique qui aiment ce genre de choses. C’est comme trouver un diamant dans la boue : la trouvaille est top mais le reste autour est pourri. Il y a une espèce de satisfaction à aimer ce qui est difficile d’accès, un snobisme qui fait qu’on apprécie un truc parce que le son est dégueulasse. J’appelle ça la « démosite aigue ». T’inquiète j’ai eu cette maladie aussi. J’écoutais beaucoup les démos de John Lennon à une époque et j’adorais ça parce qu’on entendait ses idées à l’état brut. Mais il faut bien travailler la production pour évoluer en tant qu’artiste. Je ne pouvais pas rester éternellement ce type tout seul au piano ! D’ailleurs, un peu avant que je contacte JR, un ami me disait que mes démos au piano étaient trop uniformes. Un piano, un son sale : il me reprochait de faire toujours la même chanson. En contactant JR, je voulais explorer de nouvelles possibilités créatives. Je savais qu’il y avait dans mes maquettes un vrai potentiel autour duquel broder, et qu’un bon producteur saurait les tirer vers le haut. Après, la production de JR reste assez minimale. Tu préfères les démos au disque ?” Non, mais j’ai quelques réserves.

“Le côté très Randy Newman de la démo, qui me gênait, n’était plus présent. Tu vois, j’aime m’amuser avec mes compos.”

Par exemple, Without You. On avait découvert et chéri ce morceau capté par La Blogothèque en septembre dernier. Sur le long format, il s’agit du seul extrait produit par Ariel Rechtshaid, lequel a voulu adapter pour Tobias les recettes efficaces et radio-normées éprouvées avec Vampire Weekend ou Haim plutôt que celles de l’authenticité utilisées avec Cass McCombs. Pourquoi avoir choisi ce petit effet sur la voix, qui est comme doublée ? Tobias se marre.

“Ça c’est le choix du producteur. Si ça me convient, si ça ne dénature pas ma chanson, je suis d’accord. En l’occurrence ça m’allait. Tu n’aimes pas ce titre ?” Comment ne pas l’aimer ? Miracle mélodique cadencé par un tempo souple et lent, Without You est si bien construit qu’un détail de production ne saurait occulter sa montée d’accords ravageuse, le refrain ou la justesse du chant langoureux.

On a aussi des réserves sur Bad Words. Pourquoi cette voix en retrait qui tranche tellement avec le reste de l’œuvre ? Et pourquoi s’être autant éloigné de la démo présente sur le 45 tours tout mou ? Bad Words, c’est ma composition préférée parce qu’elle a été enregistrée dans des conditions presque live. Pour la voix, on a essayé plusieurs choses et c’est ce qui marchait le mieux. Mais tu as raison, c’est une version complètement différente de la démo. Cela m’arrive souvent. En l’occurrence, je conduisais et je m’amusais à fredonner à voix haute sur une mélodie neuve. J’y ai calé les paroles de Bad Words et ça marchait. Et puis, le côté très Randy Newman de la démo, qui me gênait franchement, n’était plus présent. Tu vois, j’aime m’amuser avec mes compos, je trouve ça stimulant. Expérimenter des nouvelles recettes, taquiner sur de nouveaux accords. Si je n’ai pas à m’embêter à trouver des paroles, c’est le pied. J’ai deux versions pour pas mal de morceaux.”

Comment s’est passé le travail avec Chet d’ailleurs ? À quel point a-t-il apporté ses idées ? “Presque toutes les idées de production viennent de JR, qu’il s’agisse d’aspects techniques (quels micros utiliser par exemple) ou esthétiques (quels instruments faut-il mettre, comment les arranger, comment les jouer, quelle intensité, la durée, etc.). Je n’avais qu’à apporter mes chansons et donner mon avis. JR est quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Parfois, dans l’excitation de l’enregistrement, je proposais des idées à la va-vite et il les refusait sans même les considérer. C’est quelqu’un qui veut le meilleur pour une composition et qui sait comment l’obtenir.”S’il n’est pas l’unique producteur de Goon, Chet “JR” White est sans doute le plus marquant. Dès les premières mesures de How Could You Babe, il y a cette mise en son soyeuse mais minimale. Brute et crue, certes, mais de la plus juste des délicatesses. On retrouve soudain la main sûre qui a transcendé l’un des chefs-d’œuvre de Girls, Broken Dreams Club (2010). On pourrait détailler sans fin les trouvailles admirables de production qui jalonnent Goon comme les cordes à la Nico de Tell The Truth ou les bongos fugaces de Leaving LA.

Mais s’il fallait retenir un coup de maître, on choisit Hollywood. Porté par un thème très classique et autobiographique – le jeune naïf aux ambitions brisées par la sauvagerie d’un monde où rien ne s’acquiert facilement, où le travail et la probité ne sont jamais récompensés par la roulette du succès –, ce morceau est une merveille stylistique. Dans la majesté d’un piano souverain, Tobias Jesso Jr. libère une voix chaude à la texture étrangement élastique. Histoire de clore le récital, Chet envoie un chaos de cuivres cancanant, à la limite du couac.

Une pointe d’avant-garde dans une collection faussement vintage qui n’est pas sans rappeler les recherches de Julia Holter, qui utilisait sur Loud City Song (2013) un procédé similaire pour dépeindre l’angoisse de la société urbaine. C’est souvent par ce genre de hasards – un arrangement heureux, une formule habile et chanceuse – que Tobias effleure une profondeur dont il n’a sans doute pas conscience en premier lieu. On sent également derrière les thèmes souvent lourds de Goon – rupture amoureuse, échec, manque, fin du monde ! – un artiste qui s’amuse.

Sur la très McCartney Crocodile Tears, Tobias fait le con. Il se fend de faux sanglots avec la théâtralité bouffonne mais sincère qu’affectionne Christopher Owens. “Tu peux faire ce que tu veux sur une chanson du moment que tu restes honnête avec toi-même. Crocodile Tears me faisait rire avec son rythme bonhomme et ce « Bouh ouh ouh » que je balance. Je ne veux pas que l’on me prenne totalement au sérieux. Après tout, un disque, ce ne sont que douze chansons. Quarante-cinq minutes de musique, c’est tout. Je ne suis pas quelqu’un de très arty. Si on me demande de dessiner quelque chose, je vais représenter ce qu’il y a en face de moi. Sur la pochette, il y a une photo de ma pomme parce que c’est la seule façon – la plus basique, la meilleure – de traduire mes morceaux en image. Ce n’est même pas une bonne photo, c’est juste une photo, neutre.” Tout de même, en se plaçant ainsi au centre de la pièce, ne craint-il pas que sa démarche soit perçue comme égocentrique, narcissique ? “Ben non, il y a écrit « couillon » en plein milieu de ma figure !”

Un autre long format ?