Sortis de l'impasse shitgaze avec de l'argenterie et des ordures plein les bras, les marginaux de Cheveu avaient débouché un peu hagards sur une nationale accueillante. Quatre ans après Mille, le trio parisien dépasse sa condition de prince du caniveau avec un album, Bum, qui fait boum boum dans nos cœurs, subvertissant la pop moderne à grand renfort de bêtise et de méchanceté. Rencontre avec des mecs normaux. [Article Michaël Patin – Photographies Éric Pérez].

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Il est toujours amusant, quoique légèrement déprimant aussi, de constater que de nombreux auditeurs supposent une adéquation mécanique entre la teneur d’une œuvre et le mode de vie de ses auteurs. Plus la musique serait violente et anticonformiste, plus les responsables tendraient à vivre en marge, dans l’excès de tout – et particulièrement de substances illicites. Une vue romantique qui nourrit les légendes autant qu’elle s’y accroche, mais correspond souvent peu à la réalité, d’autant moins depuis que les grands paradigmes du rock ont été mis à sac. Ceux qui continuent (parfois malgré eux) de lui offrir une assise peuvent d’ailleurs se sentir isolés, à l’image de Nicolas Ker (Poni Hoax) qui exprimait son dépit de trouver les membres de Cheveu si normaux, alors que leur musique détonne par sa fantaisie punk. Étant convaincu que la musique est la drogue (moins souvent son reflet), on ne saurait regretter la simplicité de notre entrevue avec David Lemoine, Étienne Nicolas et Olivier Demeaux. Des mecs sympas comme vous et nous, ni snobs ni fracassés, qui emploient souvent le mot “truc” par flemme de chercher un terme plus adéquat, et ne font preuve d’aucune emphase en commentant leurs faits d’armes. Trois amis qui se connaissent si bien qu’ils terminent mutuellement leurs phrases et ne censurent aucune des vannes moisies qui leur passent par la tête. Ce qui ne les empêche pas d’avoir plein d’histoires passionnantes à raconter sur leurs vies d’artistes, extraordinaire par définition. Au chaud derrière un rideau noir à l’étage du Point Éphémère à Paris, on entame la conversation sur leur actualité immédiate : les clips qu’ils sont en train de tourner pour Bum, leur troisième LP et nouvelle révolution personnelle. Ils nous décrivent celui du single Polonia, tourné aux puces de Saint-Ouen autour d’une maison Futuro en forme de soucoupe volante que de riches esthètes installaient dans les années 60 en haut des pistes de ski. Ils se marrent doucement en évoquant le délire mexicain imaginé pour Johnny Hurry Up et le montage d’images libres de droits sur Madame Pompidou, déplaçant l’imagerie naze et dérangeante “des pubs pour assurances ou de Plus Belle La Vie. Ils projettent également la sortie d’un dessin animé illustrant Pirate Bay, réalisé par le bédéiste Pierre Ferrero (publié notamment chez Les Requins Marteaux). Autant d’éléments jouissifs et disparates qui viendront prolonger les audaces de Bum, nourrissant son propos par jeux de décalages. Une bonne manière aussi de prendre la température du trio parisien en cet instant décisif où son image publique va de nouveau être remaniée.

Il faut dire que les changements ont été nombreux pour Cheveu depuis la parution de 1000 en 2010. L’attention critique décuplée et majoritairement élogieuse – de Pitchfork à Libération, de New Noise à Télérama –, l’accès au statut d’intermittent faisant d’eux des musiciens de métier, l’afflux de propositions de résidences et de collaborations (dont la bande originale du film Les Apaches de leur fan Thierry de Peretti), la possibilité pour David de prolonger l’expérience live de la prison de Bois-d’Arcy (“Voilà, je profite de la réputation du groupe pour m’engraisser sur le social”), et bien sûr l’accès à des scènes sur lesquelles on n’imaginait pas les voir jusqu’ici (“On a mangé plein de mini Mars dans les loges des SMAC, du coup on a grossi et on a dû se mettre à courir”), comme celle de la Cité de la Musique à Paris en octobre dernier dans le cadre de l’exposition Europunk. “Mais ça reste marginal, on ne s’institutionnalise pas plus d’une ou deux fois par an”, assurent-ils. “Et puis le plateau était plutôt cool ce soir-là avec Holograms et Kap Bambino.” Au-delà de ces considérations finalement terre-à-terre, le grand bouleversement provoqué par Mille a été de faire de Cheveu un groupe français. Bien qu’ils aient établi leurs premières bases de l’autre côté de l’Atlantique, dans le circuit garage S.S. Records/Terminal Boredom – tournant même avec le regretté Jay Reatard –, on leur apposait désormais le label “made in France”.

Comme par un coup du sort, les portes du Nouveau Continent se sont refermées au moment même où ils “perdaient leur exotisme pour devenir un truc bien d’ici” (dixit David). “On devait partir aux États-Unis faire une tournée pour Mille mais on a reçu un appel de l’ambassade américaine à Paris deux jours avant le départ disant qu’ils avaient été informés qu’on y allait sans visa de travail”, se souvient Olivier. “C’était suite à une dénonciation. Du coup, les choses sont devenues compliquées parce que ça coûte hyper cher d’obtenir le visa. Nous sommes restés dans notre cher pays.” Sourire jaune de rigueur. David confirme. “C’est sûr que cet événement a un peu niqué l’élan américain. Avant, on partait illégalement, comme des touristes, avec le matos caché dans les valises.” Mais après tout, puisque Mille est un chef-d’œuvre éclatant tous les canons et carcans imaginables, le monde originel du shitgaze US devenait sans doute trop petit pour le triumvirat. “On a revu les potes avec qui on jouait outre-Atlantique, la moitié d’entre eux a arrêté de faire de la musique. Toute cette scène s’est essoufflée”, conclut Étienne, un peu à regret. Malgré ou grâce à cela, ils peuvent désormais se passer de qualifier la musique qu’ils pratiquent, ou mieux, s’amuser avec les étiquettes pour mieux pointer leur absurdité. Ainsi, quand on fait référence à l’expression “art brut” employée dans la bio fournie par le label Born Bad (avec la photo sordide façon Qui Veut Gagner Des Millions ?), une vague de protestation s’élève. “C’est JB (ndlr. Wizz, patron de Born Bad) qui a mis ça en avant, mais on ne le revendique pas du tout”, affirme l’un. “On préfère parler de « maintenart »”, ajoute l’autre. “Un néologisme bien craignos pour ne pas dire art contemporain”, précise le troisième. Et les voilà qui ricanent et se rétractent à grands cris, au cas où on aurait eu la mauvaise idée de les prendre au sérieux.

DESPROGES
Au fond, on le sait et on l’a toujours su, des excrétions “rimbaldesques” de Clara Venus jusqu’à la récitation tirée du film Buffet Froid (1979) sur Polonia : Cheveu est un groupe indéfinissable, irréductible à la constellation de ses emprunts, non assujetti à ses propres excès, conducteur omnipotent d’une locomotive rock agressive et déglinguée à nulle autre pareille. On sait aussi que celle-ci carbure au danger. Il a donc fallu remettre en cause les habitudes, épuiser le connu pour repartir sur une voie vierge. “Pour Bum, on n’avait rien gardé des sessions précédentes. On a tout composé en deux ans, ce qui est très long à notre échelle.” Exit les vieilleries rafraîchies ou les reprises de titres parus (Push Push In The Bush Bush ou Like A Deer In The Headlights sur Mille par exemple). S’imposant une discipline de travail “plus resserrée et intensive”, ils ont définitivement déserté leur zone de confort lo-fi, prolongeant leur collaboration avec Maya Dunietz (qui leur a envoyé des centaines de pistes de chœurs enregistrés à Tel-Aviv), faisant appel à Xavier Klaine pour des arrangements d’orgue (Stadium, Blood And Gore, la fin de Polonia), ou décidant de s’en payer une bonne tranche en invitant Lord Kossity sur Madame Pompidou (“On l’a enregistré mais on ne l’a pas mis parce que c’était vraiment trop mauvais, même pas drôle comme Morenas).

Étienne a remisé la boîte à rythmes officielle dont il avait lessivé tous les bitoniaux pour se payer le dernier controller Maschine tant prisé par les superstars du hip hop. Puis ils se sont enfermés en studio, exorcisant la seule (mauvaise) expérience qu’ils en avaient grâce à l’encadrement de l’ingénieur du son Laurent de Boisgisson, qui assure aussi désormais la continuité pendant leurs concerts. “On a joué tous les morceaux en live dans le studio One Two Pass It et on n’a presque pas fait de retouches, ce qui permet de les transposer plus facilement sur scène”, explique Étienne. “Comme les gars du studio viennent du hip hop et du funk old school, ils ont bossé à fond sur les boîtes à rythmes. Laurent est un ayatollah de la fréquence, on a passé un temps de malade sur chaque son de kick.” Dit autrement par Olivier : “On s’est finalement pris pour un groupe de rock normal.” En l’occurrence, cela signifie qu’ils ont trimé encore plus dur pour continuer de se/nous surprendre, passant du copier-coller de bouts de répétitions à des compositions plus charpentées mais tout aussi délirantes, et multipliant les versions de chaque texte avant de fixer la forme – ou comment maximiser le minimalisme. “Au départ, je voulais faire un disque 100% français”, précise David en sa qualité de chanteur et auteur.

“Même si, au final, ça ne concerne que la moitié des textes, je trouve que ça apporte quelque chose de frais, direct et marrant. La manière dont je les interprète est assez bizarre, ce n’est pas franchement chanté, ni dans la tradition du parlé-chanté à la française, façon Alain Bashung ou Gainsbourg. Ça se rapproche plus des intonations de certains films ou pièces de théâtre.” Quelle que soit la langue, l’esprit bête et méchant reste une balise de leur identité – David avoue une passion pour Reiser, Desproges et Coluche, “même si on n’a pas l’habitude de mettre ces références-là en avant”. Cet esprit est assumé de bout en bout voire poussé encore plus loin dans ses retranchements régressifs. “Quand j’écoute Pirate Bay, je me demande si ça va passer”, s’esclaffe David. “Les paroles sont tellement premier degré, collées à la vitre ! Ça parle d’une espèce de pirate qui a un bon œil et un autre qui déconne, et qui veut partir à l’aventure avec sa bande de potes. C’est presque enfantin, un peu gênant.” Le pire, c’est qu’ils risquent de continuer à se traîner leur image de branleurs, toujours à l’arrache. On les soupçonne même de trouver cela pratique. “C’est vrai que ça enlève de la pression, mais c’est à double tranchant. D’un côté, il y a cet aspect débonnaire, lose et cracra qui nous colle au cul. Mais en même temps, le disque a un son clean, des arrangements hyper chiadés et des ambiances variées. On aime bien jouer sur cette duplicité.” On leur demande s’ils acceptent enfin qu’on qualifie leur musique de pop puisque les indicateurs semblent pointer dans cette direction.

Ils acquiescent tout en prenant soin d’apporter quelques bémols, suivant le réflexe naturel des contrebandiers. “Pop suggère quand même un côté facile qui ne vient pas trop à l’écoute du disque. Il n’y a pas de gentils petits refrains catchy. Notre musique est de plus en plus écoutable et de moins en moins évidente sur le fond.” Tous les trois se rejoignent pour dire qu’ils ont pris soin de limiter les “effets de manche”, évacuant les samples de cheval ou de Mary Poppins et rejetant en bloc les riffs qui paraissaient déjà exploités ailleurs. “Il y a peu de saturation et presque pas de réverb’, ce qui est un véritable parti pris de notre part. Parce que depuis quelque temps, tous les groupes garage, comme Thee Oh Sees, en mettent partout.” Voilà comment Cheveu continue de mettre à exécution ses plans de subversion artistique. Une stratégie d’autant plus efficace qu’elle emprunte des voies détournées, volontairement paradoxales : l’humour et la mélancolie, le cinéma et la poésie, le faux rebond et l’accident. Pour la première fois, David, Olivier et Étienne ont même ressenti une puissante et consensuelle satisfaction à la fin du processus. On leur rappelle qu’à l’époque de Mille, ils affirmaient qu’ils n’écouteraient pas leur musique s’ils n’en étaient pas les auteurs. Ont-ils finalement découvert à travers leurs expériences retorses une forme de paix collective ? Ils se tortillent sur leur siège en espérant que quelqu’un d’autre réponde à leur place. Enfin, David cède à l’ironie : “Maintenant oui, on écouterait notre musique, parce qu’elle vraiment super.” Heureux les simples d’esprit qui écriront la légende de ces faux clochards célestes.

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