Le temps s’est enfin accéléré. Au printemps 2015, la réédition du premier album de The Apartments, The Evening Visits… (1985),  précède à peine la publication tant attendue d’un cinquième LP splendide, No Song No Spell No Madrigal. Logique après tout pour Peter Milton Walsh, songwriter inclassable dont l’écriture raffinée a toujours semblé défier les impératifs éphémères des modes et les stéréotypes de quatre décennies traversées. Avec la lucidité moqueuse que confère l’expérience, l’Australien convoque avec la même délicatesse les vieux souvenirs des années de formation et les récentes hésitations douloureuses.

INTERVIEW Matthieu Grunfeld
PHOTOGRAPHIES Anastasia Konstantelos
PARUTION magic n°191Il y a, comme d’habitude, les questions que l’on prépare en amont. Celles auxquelles on réfléchit un peu pour trouver la formulation la plus précise ou la plus pertinente. Celles pour lesquelles le travail de préparation consiste simplement à se replonger dans les biographies, à vérifier quelques dates, l’exactitude d’un titre de chanson ou le nom et le pedigree d’un collaborateur. Mais dans le cas présent, pour la toute première fois, on passe davantage de temps à réfléchir aux questions que l’on ne posera pas. Par pudeur bien sûr. Et parce que l’on conserve un souvenir très vivace de ce bref instant où, au cours de notre précédent entretien passionnant et cordial à l’automne 2012 (cf. magic n°168), Peter Milton Walsh avait, sans qu’on ait même songé à l’interroger sur l’indicible, vacillé au bord de l’abîme avant de retrouver toute sa contenance et son élégance.

Sans doute également pour ne pas réduire au contexte intime et dramatique dont elles sont issues les huit chansons bouleversantes qui composent No Song No Spell No Madrigal, cinquième LP de The Apartments que l’on n’osait plus attendre. Un disque dédié à Riley, le fils de Peter Walsh disparu en 1999. Ce sont ces huit compositions qui expriment de la manière la plus juste et la plus poignante l’essentiel de ce que l’immense songwriter a pu éprouver. Le manque, l’absence et la nostalgie y sont omniprésents, sous une forme d’autant plus troublante qu’elle est dépourvue de toute trace habituelle de romantisme. Alors de quoi parler quand le plus important est de l’ordre du tabou ? De cette double actualité où s’entrechoquent les premiers et les derniers pas de The Apartments, de ce passé glorieux et de ce présent qui ne l’est pas moins. L’ordre d’évocation n’a guère d’importance : quel que soit le point d’entrée, la conversation semble inévitablement nous ramener au cœur des ténèbres.Ton nouvel album sort au moment même où le premier est réédité. As-tu l’impression de voir une boucle se boucler ?

Peter Milton Walsh : Oui, c’est bizarre, le passé et le présent entrent en collision. La seule leçon que j’en tire c’est que, exactement comme tout ce qui m’est arrivé de meilleur ou de pire depuis mes débuts, rien de tout cela n’aurait pu être planifié à l’avance. J’ai des amis qui sont extrêmement méthodiques et qui investissent énormément de temps et d’énergie pour tenter d’optimiser leurs choix de carrière. Moi, je suis totalement incapable d’organiser rationnellement une pareille conjonction d’événements heureux. Alors il vaut mieux s’abandonner aux miracles du destin ou du hasard et laisser advenir les choses. C’est ce que j’ai toujours fait. Et de temps à autre, ça finit par payer. (Sourire.)

Pourquoi as-tu collaboré avec le label Captured Tracks pour la réédition de The Evening Visits… And Stays For Years (1985) ?

Ce sont eux qui m’ont contacté il y a environ trois ans. Je n’étais pas forcément très chaud au départ parce que je suis toujours un peu réticent à l’idée de revenir en arrière ou même simplement de me pencher sur mon propre passé. Et puis j’ai fini par surmonter cette appréhension initiale. J’en ai discuté avec certains de mes proches qui m’ont parlé du label en m’expliquant qu’il faisait vraiment du bon travail en matière de rééditions, qu’il respectait énormément les artistes. J’ai parlé ensuite avec Mike Sniper (ndlr. fondateur et directeur de Captured Tracks) qui m’a réaffirmé à quel point il adorait cet album. Il pensait que le moment était venu de permettre à une nouvelle génération de le découvrir et de l’apprécier. Je me suis laissé convaincre et je ne le regrette absolument pas aujourd’hui. Au contraire, j’éprouve énormément de gratitude pour tous ceux qui s’intéressent encore à mes disques. Il y a tellement d’artistes et de chansons qui sont oubliés… Je m’attendais plutôt à faire partie de ce lot de malchanceux.

L’un des intérêts de cette réédition tient au fait que l’on découvre pour la première fois en CD les premiers morceaux que tu as enregistrés sur deux singles en 1979 et 1984. Ils sont très différents des albums postérieurs. Te souviens-tu à quel moment tu as pris conscience d’avoir trouvé ton propre style ?

C’est difficile pour moi d’avoir ce recul ou de mettre mes chansons en perspective. Une bonne mélodie, une bonne entrée en matière sur le premier couplet, l’expression authentique des sentiments : c’est ce que j’ai toujours préféré. J’ai probablement toujours eu le même point de vue sur le monde. Bien sûr, j’ai été transformé et façonné par tous les accidents et les péripéties de la vie, mais ma façon de les appréhender n’a pas tant changé. J’ai juste appris à l’exprimer dans des formes différentes, avec des instrumentations différentes. À la limite, j’ai presque tendance à considérer que je suis encore aujourd’hui à la recherche de ce style dont tu parles et qu’il n’a jamais cessé d’évoluer d’un album à l’autre. Du coup, il y a beaucoup de gens qui me disent qu’ils en préfèrent un en particulier et qu’ils aiment moins les autres. C’est variable selon les cas. Ça pourrait être pire, ils pourraient tous les détester ! J’ai abordé chaque session d’enregistrement avec une certaine forme d’inconscience. Bon, c’est vrai que cela s’entend davantage sur ces premiers singles. En les réécoutant, je me suis dit que j’ai eu de la chance de pouvoir grandir dans une certaine confidentialité pendant ces années. (Sourire.)

Ces premières chansons paraissent encore imprégnées des influences de l’époque contrairement à celles que l’on peut entendre sur le LP. Help ressemble par exemple beaucoup à Boys Don’t Cry de The Cure.

Oui, c’est ce que tout le monde m’a toujours dit. Mais c’est totalement fortuit puisque je l’ai écrite et enregistrée au printemps 1979, six mois avant la sortie du morceau de The Cure. Il faudrait plutôt demander à Robert Smith s’il a entendu Help !

MANHATTAN

Tu as écrit et composé la plupart des titres de The Evening Visits… alors que tu vivais à New York, une ville dont il est également souvent question dans ton nouvel album. À quoi tient son importance dans ton œuvre ?

J’ai été extrêmement marqué par cette période de ma vie. C’est la première fois que je quittais mon Australie natale pour m’installer dans un autre pays. J’avais vécu jusque-là dans un contexte très provincial, avec le sentiment profond que quelque chose était en train de se passer ailleurs, très loin de moi. Quelque chose que j’étais incapable de définir mais auquel je désirais accéder par-dessus tout. C’était l’une de mes motivations principales quand j’ai commencé la musique, et New York en était le symbole même. J’étais fasciné par la musique et les films. J’ai eu la chance de pouvoir y vivre suffisamment longtemps pour ne pas en avoir qu’une vision superficielle ou strictement mythologique. J’ai eu des relations amicales ou amoureuses à New York, j’y ai travaillé, j’ai joué dans des groupes : autant de ressentis banals mais qui m’ont permis de comprendre des choses en en faisant l’expérience quotidienne. Chaque grande ville possède son propre métabolisme et se transforme de manière presque organique. Le New York que j’aimais a donc disparu depuis bien longtemps, probablement dès la fin des années 80. Manhattan ressemble aujourd’hui à n’importe quel quartier de Londres ou de Paris. Il n’y a plus aucune place pour le genre de personnes avec lesquelles je traînais à l’époque ni pour le mode de vie insouciant qui était le nôtre. Je n’ai jamais de regret sur ce que j’ai fait. Éventuellement quelques-uns pour des choses que je n’ai pas faites. Je me dis que j’aurais parfois dû être un peu plus méthodique ou rigoureux. Mais je ne regrette rien de ce que j’ai vécu à cette période.

La réédition de The Evening Visits… contient également plusieurs démos inédites. Tu as exprimé des critiques sur les versions définitives de ces morceaux et notamment sur les arrangements de Victor Van Vugt.

Je t’arrête tout de suite. Victor est un excellent arrangeur et probablement un génie. J’ai pu dire que j’avais été déçu du résultat en écoutant l’album, mais ça concerne uniquement mon propre travail, pas du tout le sien. Je n’étais pas encore habitué au processus d’enregistrement et j’étais simplement étonné de l’écart qui pouvait exister entre la chanson telle que je l’avais conçue ou plutôt rêvée et ce que j’entendais au final. J’avais aussi en tête des points de référence presque inaccessibles et certainement beaucoup trop ambitieux. J’avais ce fantasme d’une énorme cathédrale sonore, je voulais égaler Scott Walker ou Dusty Springfield. Rien que ça ! Et bien sûr, j’ai été déçu de ne pas y parvenir. C’est un point de vue très naïf évidemment.

Dans le livret, Robert Forster des Go-Betweens te rend un bel hommage et rappelle à quel point tu étais une référence importante pour tes pairs. Étais-tu conscient à l’époque de ce statut particulier ?

Oui, partiellement. Parmi les gens qui m’ont le plus soutenu et aidé dans toutes ces périodes difficiles, il y a toujours eu beaucoup de musiciens, et pas seulement des compatriotes d’ailleurs. Ed Kuepper, The Go-Betweens, The Birthday Party : ils m’ont tous aidé à un moment ou à un autre avec une gentillesse incroyable. Ce sont des personnes qui se sont forgé une bonne opinion de moi quand j’étais très jeune et qui n’ont pas changé d’avis depuis.

MÉMORIAL

Tu n’avais plus sorti d’album depuis 1997. Est-ce que tu as tout de même continué à écrire et composer pendant toute cette période ?

Oui, de manière plus irrégulière mais je n’ai jamais complètement cessé d’écrire des chansons. En revanche, j’avais un peu peur que ces nouveaux morceaux, une fois enregistrés les uns à la suite des autres, ne constituent qu’une espèce d’avalanche de sentiments et d’émotions que je n’étais pas sûr de vouloir partager avec le public. En fait, pendant plusieurs années, je n’avais plus envie de m’exposer publiquement au travers de la musique. Je pensais qu’il serait plus confortable pour moi de rompre radicalement avec tout ce qui pouvait me rappeler le passé. Mais même à cette époque, je continuais d’écrire des chansons. Je ne peux pas m’en empêcher, c’est la seule chose que je sais faire et que j’aime faire. Au bout d’un moment, je me suis dit que si je ne me décidais pas à publier ces nouveaux titres, je devrais les enterrer, et qu’en les enterrant, j’enterrerais aussi des souvenirs qui leur sont attachés. J’aurais eu l’impression de perdre une deuxième fois beaucoup de choses qui me sont chères. Enregistrer cet album, c’est comme construire un mémorial. C’est une manière d’entretenir le souvenir. C’est une nécessité, et même un devoir, mais en même temps, c’est forcément douloureux.

Depuis 2009, tu as joué plusieurs de ces chansons en public, notamment en France. Est-ce que cela t’a aidé à prendre ta décision ?

Bien sûr. Surtout parce que j’ai de nouveau croisé des gens pour lesquels mes chansons comptent. J’ai fini par me dire qu’il fallait arrêter de réfléchir à ce qu’elles signifient pour moi sur un plan personnel, les publier et laisser ces gens les écouter, les prendre ou les laisser. J’avais aussi besoin de trouver les personnes qui pourraient m’aider et me soutenir. C’est ce qu’a fait Wayne Connolly, le producteur de l’album. C’est lui qui m’a donné le coup de pouce final en me disant : “J’ai réservé le studio pour tel jour et tel jour, alors tu viens et on enregistre.” J’avais besoin de ce soutien.

L’un des morceaux, Black Ribbons, était déjà sorti en single en 2011. Comment as-tu rencontré Natasha Penot (Grisbi) qui l’interprète avec toi ?

Antoine Chaperon, l’autre membre de Grisbi, était venu me voir une première fois pour discuter après un concert à Chinon en 2009. Il m’avait alors expliqué que Natasha était trop émue par le concert pour m’adresser la parole. Deux ou trois jours plus tard, nous étions en concert à La Coopérative de Mai à Clermont-Ferrand, dans cette salle où sont accrochées au mur des photos encadrées de tous les duos de Serge Gainsbourg. Sur le ton de la plaisanterie, j’ai dit à Emmanuel Tellier (ndlr. leader de 49 Swimming Pools) que j’adorerais faire un duo dans ce style. Et le même soir, sur les coups de trois heures du matin, Emmanuel m’a appelé dans sa chambre pour me faire écouter la reprise de Sunset Hotel que Grisbi venait d’enregistrer le jour même. C’est la première fois que j’entendais la voix de Natasha et je l’ai immédiatement adorée. J’ai pris contact avec eux le lendemain en leur disant que j’avais écrit une chanson à deux voix, et je leur ai proposé de l’enregistrer avec moi. C’était évidemment un mensonge, je n’avais encore rien écrit ! (Rires.) Dès qu’ils ont accepté, j’étais pris à mon propre piège. Je suis parti d’une idée qui me trottait dans la tête, inspirée du roman de Graham Greene, La Fin D’Une Liaison (1951) : j’avais envie d’évoquer une rupture amoureuse sans drame ni ressentiment. Des adieux exprimés sans pathos excessif, du point de vue de deux personnages qui enterrent leur passé commun avec une certaine sérénité. C’est comme cela que Black Ribbons est né.

“Je me suis dit que si je ne me décidais pas à publier ces nouveaux titres, je devrais les enterrer, et qu’en les enterrant, j’enterrerais aussi des souvenirs qui leur sont attachés.”

Une fois de plus, les arrangements de cordes et de cuivres sont très présents sur No Song No Spell No Madrigal. Comment les as-tu conçus dans le contexte d’un enregistrement presque impromptu ?

J’ai des amis qui préfèrent les ambiances plus “anorexiques” et qui m’ont suggéré de tout enregistrer avec une guitare et un piano. Éventuellement une batterie. Mais j’ai toujours adoré ce style d’orchestrations foisonnantes, et je me suis dit que si cet album devait être le dernier, il fallait absolument que je laisse une dernière trace de mon goût pour ces climats musicaux particuliers. Pour les cordes, Wayne et Amanda Brown m’ont beaucoup aidé. Je les ébauche souvent au clavier mais je ne sais pas écrire une partition. Il faut donc que quelqu’un suive et note le mouvement de mes doigts pour les retranscrire ensuite à destination des musiciens. Pour ce qui est des cuivres, j’ai surtout fait appel au trompettiste Mike Bukovsky avec qui j’avais déjà collaboré sur Fête Foraine (1996). J’ai une confiance totale en son talent, je sais qu’il va ajouter au morceau des éléments pertinents.

L’album est évidemment imprégné de sentiments assez sombres, mais certaines chansons apparaissent malgré tout assez positives et lumineuses. Je pense notamment à September Skies.

Oui, et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai décidé de la placer un peu avant la fin de l’album. Je n’adhère pas du tout à l’idée selon laquelle il faudrait absolument conclure une œuvre ou un disque sur une note positive pour remonter artificiellement le moral du public ou bien le rassurer. Je ne ressens aucunement l’obligation de prétendre que tout va bien alors que le monde ne tourne pas rond simplement parce qu’il faudrait trouver l’équivalent en musique d’un happy end hollywoodien. Les gens aiment les histoires qui se terminent bien, celles où les malades guérissent et ressortent vivants de l’hôpital. Moi, je n’aime pas ces histoires. Ou en tout cas, je n’ai pas envie de les raconter. Mais j’avais envie d’écrire un morceau qui contienne une forme d’encouragement adressé à moi-même autant qu’aux autres. Quelque chose qui permettrait de se dire : “Maintenant, ça va aller mieux”, même si on n’en est pas vraiment convaincu. C’est comme ce vers de Black Ribbons : “I’m gonna steal from the happy songs Ellington wrote.” C’est à moi que je parle en réalité. J’ai souvent eu l’impression que mes chansons les plus tristes comportaient une dimension prophétique, et ce n’est pas une sensation très agréable. Alors à la place des prophéties, j’ai essayé de jeter quelques sorts. Mais il y a tellement de sorts qui ne fonctionnent pas. On peut toujours essayer de ressusciter les morts, on n’y parvient jamais.

Un autre long format ?