Shame par Julien Bourgeois, Paris novembre 2017.

2018 débute par une violente secousse : la premier album de Shame, Songs of Praise, attendu depuis deux ans sur la foi de prestations scéniques inoubliables. Magnifiée par le filtre du studio, la musique des gamins londoniens est à leur image : pleine de sève et d’énergie vitale, même si les temps sont durs.

 

Il y a des choses que l’on peut avoir envie de penser très fort, mais que nous n’écrirons pas de façon trop nette pour préserver le groupe auquel est destinée la sentence. Admettons que le rock soit, sinon mort, du moins, assez profondément enraciné dans le XXe siècle qu’il peine à repousser ses limites et à affirmer aujourd’hui son absolue pertinence entre le hip-hop et les musiques électroniques, courants qui définissent la bande-son de l’époque. Considérons, sinon, qu’il n’existe aujourd’hui que sous forme diluée, dans les formidables mélanges d’esthétiques qu’est devenue la pop au tournant du siècle, ce qui est probablement la même chose.

Si le rock était cet ancêtre à la vigueur incertaine, il prendrait, en ce début d’année 2018, quelques gorgées d’un élixir de jouvence – évidemment alcoolisé – pour renaître sous une forme chimiquement pure, délestée de ses rides, de sa soi-disant maturité et de quelques doutes existentiels. La recette de cet elixir se trouve dans un grimoire du Queen’s Head, un bistrot du quartier de Brixton à Londres, où a été plantée, voici trois ans, la graine qui allait permettre au groupe Shame de devenir une excitation majeure de la scène indie, jusqu’à la parution de son premier album, Songs of praise, ce vendredi chez Dead Oceans. Couvé par Fat White Family, qui lui a prêté ses premiers amplis, Shame a imposé sa griffe au cours de prestations scéniques aussi intenses que déraisonnablement fréquentes (130 dates en 2017, dont 47 en festival et une au Point-Ephémère en décembre). Bonne nouvelle : sur disque, le trip est au moins aussi bon.

Direct-dans-ta-face

Le groupe explose de rire (“oh non pitié”) quand lui sont reportés quelques écrits ayant déjà fait d’eux les porte-paroles d’une jeunesse britannique révoltée par le Brexit, paumée par l’époque et pour qui l’entrée dans la vie adulte est un enfer économique, sentimental et identitaire. Shame se tiendrait les côtes de la même façon si nous avions tenté quelque chose du même genre, sur l’idée qu’il redonnait une identité et un futur au rock. C’est bien l’impression que laisse le quintette de très jeunes adultes qui compose ce groupe. Ces jeunes gens consument l’énergie de leur vingt ans dans la musique, à parts égales pour magnifier le quotidien avec l’adrénaline et pour escorter les questionnements du chanteur Charlie Steen.

Evidemment, nous vous recommandons l’écoute – le shoot, devrions-nous écrire – des dix morceaux et 38 minutes (“no bullshit”, affirme Steen) qui composent Songs of Praise. Mais une entrée en contact réussie avec la musique de Shame ne sera jamais aussi intense qu’à travers la scène. Ils appellent eux-mêmes cette expérience le “direct-dans-ta-face”. L’expression porte en elle cette sauvagerie originelle du rock, son animalité, et le côté “no limit” de leur don de soi face au public. Le chanteur Charlie Steen et les quatre musiciens (basse, batterie, deux guitares électriques) sont des bêtes de scène qui ont déjà à leur compteur une jambe cassée, une cheville foulée, quelques litres de bière renversés sur les spectateurs et d’innombrables immersions dans la fosse au plus près des corps chauffés à blanc ; il n’a pas fallu plus de 90 secondes pour que cela se produise lors de la dernière Soirée de poche de la Blogotheque, l’été dernier. L’idée même de faire spectacle se dissout dans ce manifeste : “On ne pense plus, on agit en oubliant toute idée de jugement, se passe ce qui doit se passer“. Ça se termine systématiquement torse nu.

https://www.youtube.com/watch?v=ADo0aVYjeZ8

Ceci serait anecdotique sans des chansons bien fichues et un son d’une cohésion extrême, rare pour un groupe si jeune à tous les sens du terme. Sauvages sur scène, bien élevés et attachants à la ville, les Shame ont pris le contrôle de leur musique pour aboutir à Songs of praise et ses quelques sommets : le labyrinthe rythmique et émotionnel Dust on trial qui ouvre le disque, les singles évidents Concrete, Tasteless ou Friction, les flow déments de The Lick ou Tampoon. “On ne voulait pas se précipiter pour enregistrer, raconte Josh Finerty, le bassiste. Ce disque, nous le voulions très bon musicalement, et on tardé à rencontrer le bon producteur pour parvenir à ce résultat. Les premiers qu’on a vus nous disaient : ‘je vais vous mettre dans une pièce, vous allez vous brancher, on fera tourner l’enregistrement pour avoir l’énergie et ça ira très bien’. Nous, on voulait précisément dissocier ce qu’on faisait sur scène de notre musique de studio.”

On voulait que chaque chanson ait une patte sonore bien à elle”, pose le batteur Charlie Forbes, “mais qu’il y ait une chaîne de continuité entre les morceaux” complète Charlie Steen. Dan Foat (James Blake) et Nathan Boddy (Gary Numan, Celeste) seraient les artisans d’un son qui réussit un miracle : continuer à faire sonner Shame comme le feu, mais avec des lignes claires. De plus en plus de producteurs viennent de l’electro et ne sont pas à l’aise avec groupes à guitares, analyse Sean Coyle-Smith, guitariste. Leur façon d’enregistrer un disque est, mine de rien, assez figée et pas adaptée à une musique comme la nôtre. Nous sommes obsédés par le son de la basse, par la batterie, par l’espace qui doit être laissé à chaque instrument. Nous enregistrer, c’est avoir Joy division et Television pour références.”

“On ne sonne simplement pas comme du punk.”

L’aveu a son poids car Shame n’aime ni le name-dropping, ni “le fait d’être rangé dans une catégorie”. Le groupe a trop souvent été casé dans la mauvaise et nourrit une méfiance perceptible quant à l’exercice. Un tel déchaînement de guitares et un phrasé chanté-hurlé créent une connexion spontanée avec les racines du punk, pourtant né à l’époque où les parents de ces jeunes gens allaient à la maternelle. “S’être entendu dire que nous étions un groupe de ska punk moderne, je l’ai perçu comme franchement insultant, balance Coyle-Smith. C’est un genre très ancré dans le passé et clairement dépassé. On ne sonne simplement pas comme du punk. Qui peut sérieusement prétendre qu’on sonne comme les Sex Pistols ? Il y a de l’énergie dans notre musique mais c’est tout.” “Cela dit, des gens considèrent que Televsion et Bjork sont punk, relève Charlie Steen. Ce n’est pas faux sur l’attitude. Si être punk, c’est être anti-establishment, bon… Pourquoi pas.”

Shame assume de pouvoir parler de politique et d’ordre social, dans ses chansons comme en interview, sans complexe mais sans volonté d’engagement ou d’influence. La chanson Visa Vulture, directement adressée à Theresa May, a contribué à donner à Shame un porte-parolat qui ne l’intéresse guère, au point d’avoir écarté la chanson de l’album. Dans les textes de Steen, trois types de strophes écrasent les autres : des ordres mystérieux et assénés avec brutalité (“bathe me in blood”, “shake me up”), des punchlines auxquelles on peut réfléchir à deux fois (“You’re clinging to conflict, just let go”, “And I hope that you’re hearing me”) et surtout des questions. Des tas de questions : dix-neuf dans Friction, dix-sept dans Concrete, plusieurs dans toutes les autres.

C’est vrai, je m’adresse directement à l’auditeur, c’est comme ça que je me connecte avec les gens, relève Steen. Ça crée un contact et ça transmet aussi une forme de confusion, que je revendique. J’écris des paroles parce que je veux comprendre, pas parce que je “sais”. Je crée une conversation sur les sujets qui m’intéressent, qu’ils soient personnels ou sociaux.” Le moment qui suit sa réponse révèle la façon dont évolue le groupe, entre immersion totale dans la musique et ambiance de potache. Steen poursuit la réponse avec le plus grand sérieux : “Tout le monde peut avoir une partie de la réponse”. “Si vous avez une idée, écrivez un mail à contact@shame.uk.” le chambre Finerty.

Un “you” mystérieux plane sur ces textes biens souvent introspectifs : “Ce “you”, c’est moi, révèle Steen. C’est une conversation avec “mon autre moi”. Je m’engage sur des sujets que je ne saisis pas en toute conscience. Il m’arrive de comprendre quelques jours, semaines ou mois plus tard ce que j’avais en moi à ce moment-là. J’aime l’idée de laisser l’interprétation ouverte. Il n’y a pas de complexité ou de clefs si profondes que ça à chercher. C’est la coulée de mes mots à moi.

Il peut y avoir de la colère dans ce qu’on donne à voir, mais il y a tellement plus.”

Shame (“Honte”) a intitulé son album “Songs of praise” (“Jour du Seigneur” dans sa compréhension anglo-saxonne). Ces gaillards aux bouilles et attitudes encore très juvéniles ne sont pourtant ni les démons ni les anges que dessinent ces expressions. “Si quelque chose me gêne, c’est que trop de gens pensent que nous ne sommes pas sympa et se demandent : ‘qui sont ces frustrés colériques ?’, regrette Josh Finerty. Il peut y avoir de la colère dans ce qu’on donne à voir, mais il y a tellement plus. On s’amuse profondément à faire ce qu’on fait.” “Nous ne sommes pas traversés par un seul type d’émotion, enchaîne Steen. Nous ne sommes pas des monolithes, nous réfléchissons à tout. Il y a de la colère dans nos concerts, mais j’ose espérer qu’il y a aussi de l’humour et de l’esprit. Cette colère apparente, c’est de la passion, je préférerais que ce soit interprété comme ça.” Pour convaincre ses suiveurs, Shame aura 59 dates, entre Europe, Australie et Etats-Unis. Cette tournée au rythme fou s’achèvera en France, le 20 mai à l’Aéronef (Lille).

Texte : Cédric Rouquette
Photo : Julien Bourgeois 

SHAME – Songs of Praise
(Dead Oceans)

 

Un autre long format ?