Photo par Titouan Massé
Photo par Titouan Massé

Figure emblématique de la scène DIY française, Jessica93 (l’alias du parisien Geoffroy Laporte) s’est imposé depuis l’album "Who Cares" en 2013, comme un des musiciens les plus radicaux et inclassables qui soit. Entre post-punk, shoegaze et cold wave, armé seulement d’un looper et d’une guitare, son quatrième album "666 Tours de périph" hisse plus haut encore l’art des empilements de couches de sons, de boucles hypnotiques, de mélodies subtiles et d’une poésie crue.

Ton précédent album, Guilty Species, date de 2017. Pourquoi 666 Tours de périph a-t-il pris tant de temps pour sortir ?

Pourquoi tant de silence ? C’est ce que tout le monde me demande… Mais en fait, les choses se sont faites sans que je m’en rende vraiment compte. Après la sortie de Guilty Species, j’étais parti pour de grosses bonnes années de tournée. Je suis allé jusqu’en Russie et au Canada, notamment. Par rapport au disque précédent (Rise, 2014), j’avais un peu élargi la zone dans laquelle je pouvais donner des concerts, les tournées ont occupé un peu plus de mon temps. Ensuite, il y a eu le Covid. Et puis également une volonté de renouveler un peu mon entourage professionnel. Changer de label, changer de tourneur, ça prend du temps, tout le monde se jauge au départ… Et après les choses se sont décantées. Le disque a été enregistré en 2024 et il sort maintenant, en 2025.

À la sortie de Guilty Species, tu étais optimiste et espérais sortir le suivant un ou deux ans plus tard.

J’ai eu pas mal la tête dans le guidon pendant de nombreuses d’années. Et je crois que j’ai eu besoin aussi d’un petit moment calme dans ma vie. Et je pense que ça a été bénéfique. Pour moi et pour les autres. J’ai été assez surexposé pendant un moment, enfin dans ma niche musicale, et ça a sûrement fait du bien que je disparaisse un peu, autant pour moi que pour les autres encore une fois…

Tu as enregistré 666 Tours de périph tout seul ou presque. Pourquoi ce choix ?

Je voulais vraiment revenir à la source. Ce disque, je l’ai composé tout seul, à l’ancienne, avec mon looper. Guilty Species était fait pour être joué en groupe, je l’avais composé avec l’idée que j’aurais besoin de musiciens pour la scène. Et d’ailleurs, sur celui-ci, il n’y a que le morceau Bed Bugs que je peux jouer en solo. Ça m’a un peu servi de leçon… Jessica93, au début, c’était fait pour être tout seul avec un looper. Donc je suis revenu à la base… et je pense que ceux qui me suivent sont plutôt contents de ce retour à la formule d’origine. Il y a plein de projets qui ont commencé en solo et qui ont fini avec un full band de quinze personnes mais je pense que l’identité de Jessica93, c’est moi tout seul avec mon looper. Et créativement, j’y trouve mon compte : ce qui est censé être une contrainte est devenu paradoxalement une sorte de liberté. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais du fait d’avoir ce looper, de devoir travailler avec un riff qui tourne en boucle et puis de moduler ce truc, ça m’amène à faire des chansons qui me plaisent beaucoup. Si j’avais encore la possibilité d’avoir plusieurs musiciens et de dire, tiens, cette guitare va faire ci, cette basse va faire ça, je me perdrais dans ma création. Grâce au looper, j’ai l’impression d’être face à l’essentiel et c’est vraiment le plus important pour moi.

Et donc toujours une composition à base de boucles et de guitares… ?

Oui, je n’ai rien changé, volontairement. Je ne veux pas faire évoluer ma musique comme certains, rajouter des synthés, des violons. Pour beaucoup, quand tu rajoutes un instrument dans ton projet, tu t’ouvres une porte, des possibilités, tu as l’impression d’être un peu plus créatif. Dans mon cas, c’est le contraire. Mon but, c’est de faire des chansons, de raconter des histoires avec mon petit matériel. Et maintenant que je l’ai, que je le traîne depuis quinze ans, je ne veux pas le changer. Parce que c’est un vaisseau, une espèce de petit bateau qui me permet d’aller à plein d’endroits. Pour moi, le plus gratifiant, c’est de réussir à faire un nouvel album avec exactement le même matos que les autres albums. De ne pas jouer la facilité ni d’aller chercher des nouvelles sonorités. Et de pouvoir quasiment le recréer sur scène. Sur mon nouveau set, je fais presque tout l’album… Et je peux encore caler des chansons de Who Cares ou de Rise. Mais comme je le disais plus tôt, un seul de Guilty Species. C’est un peu dommage, car c’est un album entier que je ne pourrais pas jouer pendant un moment, je pense.

Et le réenregistrer ?

J’y ai pensé, mais non, ce n’est même pas possible. Il faudrait que les chansons soient complètement différentes. J’avais toujours gardé une petite base de riffs qui tournaient en boucle dans le fond parce que c’est comme ça que j’avais composé au départ. Mais, sur scène, il me faut a minima un bassiste et idéalement un autre musicien. Et c’est quelque chose que je n’ai pas envie de lancer en ce moment. Ça ne risque pas d’arriver bientôt.

Peux-tu me raconter l’enregistrement de 666 Tours de périph ?

L’album a été enregistré en deux sessions de trois jours, entre décembre 2023 et juin 2024. Je l’ai enregistré chez Arthur Satàn, à Bordeaux. Pour l’anecdote, il m’a trouvé un soir au Chair de Poule [bar culte du XIe arrondissement de Paris, repaire de nombreux musiciens des scènes DIY et expérimentales, ndlr] et m’a demandé où j’en étais de mon projet. Je lui ai répondu : «Bah, je sais pas, j’ai quelques morceaux mais je sais pas trop». Je n’osais pas me lancer, je pense. Il m’a répondu : «Tu fais chier, viens à la maison, on verra ce que tu as», et il a sorti son téléphone et m’a pris un billet en première classe pour Bordeaux ! Je crois que je n’avais pas assez confiance en moi pour déclencher un processus d’enregistrement moi-même. Je ne savais pas si j’avais les bons morceaux, je n’osais même pas les jouer en live. D’habitude c’est ce que je fais, tester les morceaux en live. Mais ceux-là étaient vraiment inédits. À peine vingt minutes après être arrivé chez lui, j’avais déjà sorti mon matos, je savais déjà ce que j’allais faire, ce que je voulais. Et je crois qu’on a dû enregistrer six morceaux à la première session. Je suis revenu pour faire deux autres morceaux et faire les voix un peu plus tard. Ca a été ultrarapide, c’était pratiquement que du one shot. On n’a pas utilisé d’ampli, on a tout fait en ligne directe dans son studio, avec du très bon matériel. Il était vraiment dans une optique de producteur. On avait déjà tourné pas mal de temps ensemble, il avait déjà une petite idée du projet. Il savait déjà la direction que le disque allait prendre. Il m’a mis une grosse boîte à rythmes ultraréverbérée, il m’a fait une grosse basse, il m’a sorti des pédales en me disant : «Tiens, essaie ça, il faut avoir un son comme ci, comme ça…» Je n’avais plus qu’à me laisser aller à poser mes chansons.

Ta musique est largement faite de boucles et de couches de guitares… Comment as-tu fait pour savoir quand il fallait ajouter ou soustraire des sons, quand il fallait s’arrêter ?

C’est la question éternelle. L’équilibre entre le truc hypnotique et le fait de tourner en rond. C’est comme le peintre, tu ne sais jamais quand tu vas mettre ton dernier coup de pinceau. Pour moi, c’est du feeling, de l’intuition. En général, je pars sur un riff et si je peux passer quarante-cinq minutes dessus et que le lendemain, ça me donne envie d’encore y retourner, je sais que c’est bon. Ensuite, il y a plein de morceaux que je n’arrive pas à finir. Parfois je compose très vite, parfois il me faut des mois de galère avant de trouver le déclencheur, le petit truc auquel je n’avais pas pensé mais qui fait que le morceau, d’un coup, prend sa tournure, son ciment. Une fois que j’ai ce ciment, ce n’est qu’une question de longueur de couplets. Et j’aime bien que mes mélodies évoluent, qu’elles se transforment en refrains, que ça soit intéressant à écouter… J’aime bien miser sur les longueurs aussi. Je me dis, ce bridge, je vais le faire durer quatre fois au lieu de deux… Tout est au millimètre près.

Retranscris-tu ta musique à l’écrit ? Comment arrives-tu à cette précision dans la composition ?

Non, ce n’est pas écrit. C’est que de l’oreille. Je n’ai pas appris le solfège. Ça a beaucoup étonné Arthur quand je lui ai dit. On a l’impression que je fais ça à la va-vite, mais tout est réfléchi, je passe énormément de temps sur les détails, tout est pensé… Je n’ai pas de cahier dans lequel je note mes idées, tout est dans ma tête et quelquefois dans ma boîte à rythmes ! Je dois avoir un esprit structuré pour ça : pour moi tout est très clair, très net, je ne peux pas me perdre…

Tu assumes également le chant majoritairement en français cette fois…

Arthur avait tendance à mixer avec beaucoup de reverb au début mais je l’ai un peu freiné parce que je voulais vraiment que l’on comprenne les textes. JB [Jean-Baptiste Guillot (patron de Born Bad Records), ndlr] a écouté le premier mix et nous a demandé de le retravailler pour que les voix soient encore plus audibles. Quand j’ai entendu le résultat final, j’étais vraiment content, c’est ce que je voulais. Au début de Jessica93, ma voix était plutôt sous-mixée, je mettais plein de reverb et ça sonnait cold wave. Mais ce n’était pas que je voulais sonner cold wave, c’était parce que je ne supportais pas de m’entendre chanter ! La seule manière de pouvoir le supporter c’était de foutre une tonne de reverb. Mais j’ai gagné en confiance, je me suis arrangé avec ça et je supporte ma voix maintenant. Les paroles sont donc plus audibles, plus compréhensibles. Le projet avait besoin de ça aussi. Au lieu de rajouter des synthés, des violons et tout, il y avait juste à éclaircir la voix et que la voix joue son rôle de lead. Les albums précédents étaient chantés en anglais parce que dans ma vie personnelle, je parlais beaucoup anglais à ce moment-là. C’était naturel de chanter en anglais. Depuis, je ne parle plus anglais dans ma vie de tous les jours et j’ai moins senti le besoin de chanter dans cette langue. Et puis, j’aimais bien l’idée que l’album soit 100 % en français. À force de chanter en anglais, je me rendais compte que les gens ne prêtaient pas attention aux paroles. Ça m’a un peu miné, on va dire. Peut-être que d’anciens morceaux auraient eu un plus gros impact avec un chant en français, elles auraient été mieux comprises. Cette fois, je voulais vraiment qu’on sache de quoi je parle. En France, quand un groupe de rock veut chanter en français, il a tendance à faire de la poésie de cinquième, à parler de la Lune et du désespoir qui ruisselle sur le trottoir dans l’indifférence des foules… La poésie, je ne la vois pas comme ça : je chante comme je parle. Il y a des gros mots, de l’argot, il y a des tournures de phrases incorrectes, c’est comme ça que je suis. Il faut que ça vienne naturellement. Et le chanter…

C’est aussi une forme de poésie…

J’ai aussi fait le constat qu’en France, maintenant, dans une chanson, les gens n’osent pas être vulgaires. La seule musique vulgaire en France, ça reste le rap. C’est la seule musique qui se permet de dire «la chatte à ton père». Je trouve ça mortel de dire ça. C’est magnifique. Mais jamais un groupe de rock n’ira sur ce terrain-là. Et je trouve ça dommage : il faut qu’il y ait des groupes qui osent dire «nique sa mère». Ça peut faire un très bon refrain «nique sa mère». C’est un refrain dans ma vie de tous les jours, «nique sa mère». Et c’est devenu un élément d’un morceau. C’était obligé. Évidemment…

Comment s’est fait la signature avec le label Born Bad Records ?

Je trouve que c’est une évidence. Avant d’être sur Born Bad, il y avait des gens qui pensaient que je l’étais déjà. Teenage Menopause, sur lequel j’étais avant, c’était un peu le label petit frère de Born Bad, ils étaient très proches en termes de ligne éditoriale et d’affinités. Et puis j’avais déjà joué avec des groupes de Born Bad, avec JC Satàn, Frustration, etc. Ça aurait pu se faire plus tôt mais j’aimais bien l’idée de créer une histoire avec un label, d’avancer ensemble, de se donner la main et de s’entraider… On a bossé ensemble pendant dix ans avant de se rendre compte naturellement que Teenage Menopause ne pouvait plus m’apporter grand-chose et réciproquement. Et pour moi c’était une évidence de continuer avec Born Bad. Je suis un mec de Paris, c’est le label rock de Paris. Et c’est exactement avec ce genre de label que je veux bosser, c’est celui qui peut m’ouvrir d’autres portes. À l’international par exemple. Ce qui est un peu paradoxal et ironique, c’est que c’est maintenant que je chante moins en anglais que mon disque va peut-être être plus distribué à l’étranger…

Julien Courbe

Un autre long format ?