©Julien Bourgeois pour Magic

Coincés entre idéaux perdus et avenir bouché, de jeunes musiciens français affirment leur liberté et leur créativité avec d’autant plus de force que la vacuité de leur entreprise leur est souvent opposée. Sans espoir, ni désespoir, le collectif Catastrophe ou le chanteur Flavien Berger s’emparent du présent, pour des lendemains qu’ils ne veulent pas voir déchanter. Rencontre avec un nécessaire optimisme.


Un article initialement paru dans notre numéro 212 sous le titre “Génération No Yes Future” dans le cadre du dossier “Demain la pop”


À l’orée du grand effondrement (climatique, économique, démographique) et du monde à la Mad Max partout annoncés (grandes migrations, luttes pour les ressources naturelles, guerres civiles), à quoi rime encore de sortir des albums de chansons pop ? Quel destin et quelle fonction la musique populaire enregistrée peut-elle occuper aujourd’hui – sinon d’adoucir les moeurs et de distraire de la catastrophe en cours ? Si la plupart des musiciens semblent se résigner à simplement continuer à faire ce qu’ils savent faire (de la musique), certains autres se questionnent sur l’avenir de leur pratique, autant formellement que pour les buts qu’ils lui assignent. Contre le discours alarmiste ou de fin de l’histoire que leur serinent leurs aînés, ces musiciens issus de la génération des millenials considèrent le futur davantage comme un champ, infini, de possibles, que comme, justement, un impossible, une fin. Collectif parisien de vingtenaires touche-à-tout – musique, théâtre, cinéma, littérature – Catastrophe fait partie de ces jeunes groupes qui, tranchant avec le flou artistique de la nouvelle «french pop» (Angèle, Armanet, Pretto et consorts), tentent de répondre à la morosité ambiante par des propositions audacieuses et affirmées. Avec un objet culturel à double face (un CD, La nuit est encore jeune, chez Tricatel, et un livre, portant le même titre, chez Pauvert), Blandine Rinkel, Pierre Jouan, Arthur Navellou et leurs camarades s’insurgent contre le fatalisme des chemins tout tracés, l’éternel retour du même et de la nostalgie. «Ce livre, écrit par amitié, nous l’avons imaginé comme une promesse faite à nous-mêmes et à ceux qui s’y reconnaîtraient, posent-ils en introduction de leur essai. Pas plus un programme qu’un traité ou un manifeste, c’est un rendez-vous donné à notre propre avenir. Un sentiment de jeunesse qu’on se dépêche de fixer avant qu’il ne s’évapore ; une certaine idée du futur. Pour beaucoup d’entre nous, l’idée même de résignation est obsolète et nos vies, ces anecdotes uniques et non reproductibles, nous aimerions en faire des paris. Après la sidération du siècle achevé, l’avènement des cultures de masse, le nihilisme et les cendres, nous renaissons aujourd’hui, fragiles et attentifs à ce qui pourrait arriver dans un monde brutalement rappelé au tragique, où il n’y a plus une seconde à perdre. Tout change à chaque instant : c’est une chance.» Ainsi est formulée leur déclaration d’intention d’une jeunesse résolue à ne pas se laisser abattre, et qui cherche, à travers toutes les formes artistiques, à se projeter dans un futur plus désirable. Dans leur QG parisien, un petit bar-PMU nommé Le Paradis, comme un repère programmatique dans la grande ville, Blandine Rinkel nous explique : «Il faut s’autoriser la possibilité d’un avenir. Nous n’avons ni l’espoir d’un grand soir, ou d’une grande rédemption, ni celui d’une fin du monde, d’une apocalypse qui, pour certains, arrangerait bien les choses aussi. Mais nous pouvons faire les choses plus librement, sans inhibitions, justement parce que la situation est désespérée. Le monde d’aujourd’hui rend difficile la possibilité d’imaginer de nouvelles formes, d’inventer de nouvelles manières de créer, de vivre. On l’a bien vu avec les commémorations de Mai 68 : les médias ne cessaient de dire que cette grande liberté de 1968 était maintenant perdue. On était affligés de voir que ces commémorations portaient seulement des discours de résignation, au lieu de repartir de cette émotion et de cette impulsion. Parler ainsi de Mai 68 c’était aussi une manière de fermer ce qui se passait en mai 2018, les blocages dans les universités, les manifestations. C’était comme s’ils disaient : “Vous voyez bien, 1968 n’a pas marché, donc 2018 ne marchera pas non plus.” C’est assez pervers.»

Manger les peurs

Le collectif, désormais stabilisé à six membres, fait partie de ces artistes pop d’aujourd’hui qui tentent de proposer des alternatives aux habitudes bien ancrées des programmateurs culturels : aux concerts-performances dans des cabarets (Mme Arthur), des musées (le musée Guimet, le musée des Arts et Métiers), des squats ou des appartements, a succédé une tournée où, chaque soir, est réactivée la volonté d’innover, de sortir des sentiers rebattus de la représentation, en incluant davantage le public, en le responsabilisant : «Avant chaque concert, on passe une demi-heure avec les gens, dans le public, et on leur demande d’écrire sur un morceau de papier une peur, leur plus grande peur, poursuit Blandine Rinkel. On réunit ces petits papiers, et ensuite, à un moment du concert, on lit toutes ces peurs, sur une musique qui va en s’intensifiant, et finalement, on les mange. C’est une sorte de rituel de transformation de la peur en énergie. Chacun est ainsi mis en jeu, dans une position moins confortable que d’habitude.» En promouvant sur scène et dans ses chansons la sincérité, la transparence, l’innocence, le droit de se tromper, au risque d’un ridicule assumé, Catastrophe voudrait ainsi faire tomber les frontières entre le groupe et le public, fidèle en cela à la signification révolutionnaire du nom qu’il s’est choisi (Catastrophe, du latin catastropha, lui-même du grec ancien katastroph : «renversement»). En ingérant et métamorphosant ses peurs, dans un rituel quasi chamanique, il invite son audience à les affronter et à les dépasser. Selon Arthur Navellou, «il faut réussir à se libérer de toutes ces peurs du futur, comme les questions climatiques ou économiques, car elles cultivent finalement l’impuissance, nous font projeter notre impuissance dans l’avenir. Et moi je ne peux pas vivre ma vie impuissamment. Toutes ces angoisses sont liées à des projections erronées, car, par définition, on ne connaît pas l’avenir. Il est encore plein de possibles. Ne pas avoir de projections, ou être paisible par rapport à celles-ci, se dire qu’elles peuvent être de simples scénarios dans nos têtes, comme des rêves, ça rend la vie plus facile, ça permet de continuer à faire les choses.» Faire, prendre part, concrétiser les images qu’ils ont dans leur tête, autant de mots d’ordre qui permettent au collectif de multiplier les projets et les propositions : une captation de concert dans un dispositif immersif sur l’île de Porquerolles, un concert de «musique de la rue» qui accompagnerait les entrées et sorties des passants, comme sur une scène de théâtre, enfin la création d’un groupe éphémère, pour un seul single… Transdisciplinaire (quand les moyens de production et de diffusion se sont partout démocratisés) et control-freak (de sa musique, de son image, de ses conditions d’apparitions), Catastrophe est sans doute un modèle de groupe pop du futur. En constante métamorphose, réinvention, renaissance, le collectif s’attache à d’abord intensifier le présent, à créer l’événement, pour soi autant que pour les autres, et à ainsi in-finir, échapper aux projections morbides de lendemains qui déchantent.

Contre-temps au présent

Cette attention au présent, un autre musicien français la développe particulièrement dans un album paru en septembre, Contre-Temps, dont le titre pourrait induire une volonté de s’opposer au passage du temps, à la finitude, mais dont les chansons, finalement, sont des odes légères à l’épiphanie, à l’événement de la rencontre, de l’amour. «Je pense que la musique du futur, c’est la musique du présent, estime Flavien Berger. Il y a ce truc en musique qui est accroché à l’instant. On écoute le flux du présent. Un morceau de musique a une durée déterminée, et si on décide sciemment d’écouter un morceau ou un album, on sait qu’on va passer tant de temps avec cette oeuvre-là, c’est un voyage préprogrammé, on sait qu’au bout de cinq minutes le voyage sera terminé. Avec Contre-Temps, je m’empare du sujet du retour sur soi-même, sur sa vie, comme un voyage de la conscience. Finalement, ça permet de se rendre compte de ce qu’on a au présent. Je ne dirais pas que vivre le temps présent recèle un message lié au bien-être, mais en tous cas il y a un message d’espoir : lorsqu’on s’accroche au moment, qu’on se rend compte qu’il passe, et qu’on le fête. Contre-Temps, c’est se lover dans le temps. J’aime bien le mot “lover” parce qu’en anglais il y a “love” et quelque part c’est peut-être lié. Le thème de ce disque étant le voyage dans le temps je me suis rendu compte que le disque lui-même pouvait devenir un cadran sur lequel on peut choisir une zone plutôt qu’une autre pour se balader dans des souvenirs. Aujourd’hui on n’est plus obligé d’écouter un album du début à la fin, c’est de moins en moins dans la culture. On saute à cloche pieds de morceau en morceau et je me dis que, dans ce cas-là, au sein de l’album ça pourrait être comme un tunnel spatio-temporel dans lequel on arriverait dans des moments de sa vie, de manière elliptique, sans savoir comment.»

Une musique qu’on ne comprend pas

Si la pop permet de «s’accrocher au présent» et de l’intensifier, chaque chanson créant comme une parenthèse dans l’écoulement du temps, pourrait-on imaginer une pop du futur qui rendrait chaque instant unique, distinct, déconstruisant davantage les formats (couplet-refrain) et les durées (jingles, gimmicks) ? «Je pense que le futur en musique, ça voudrait dire une musique qu’on ne comprend pas, propose Flavien Berger. Quand j’ai entendu de la musique shangaan d’Afrique pour la première fois, j’ai trouvé que c’était de la musique du futur, ultra informationnelle, hyper énergique avec beaucoup de choses à la seconde. Si le futur va vers de l’information parce que le cerveau emmagasine de plus en plus de stimuli, je dirais que la musique du futur pourrait être une musique… (ndlr., il s’interrompt). C’est drôle mais dans son film Steak (2007), Quentin Dupieux imagine la musique du futur comme des instants morcelés les uns à la suite des autres, elliptiques, que notre cerveau d’aujourd’hui ne comprend pas. Si on demandait à un mec de la Renaissance : «Quelle serait la musique du futur ?», peut-être qu’il parlerait de la techno ou du dubstep. Il y a toujours ce moment, quand on est en train de fabriquer un morceau, où on se dit : ça, c’est le petit son qui fait que ça ne sonne pas comme aujourd’hui.» Dans son livre Dialectique de la pop, la philosophe Agnès Gayraud (lire notre entretien dans le n° 211) a aussi relevé cette séquence du film de Quentin Dupieux, où la musique du futur ressemble à une succession de moments déconnectés les uns des autres : «Quarante et une secondes d’un son de basse synthétique acide qui dégringole à environ deux cent quarante bpm, sur un rythme trébuchant, traversé d’échantillons vocaux inintelligibles, censés représenter la nouvelle musique, le cool auquel un homme (Ndlr., joué par Eric Judor), qui a passé quelques temps en prison, coupé des avancées de l’histoire de la musique, ne peut plus accéder.» Sa conclusion : «Réduire la musique du futur à la déconstruction de la musique, c’est toujours la condamner à la survie fantomatique d’une forme qui ne peut plus dire qu’elle-même, de moins en moins capable d’exprimer autre chose que soi.» Un formalisme ainsi jusqu’au-boutiste mènerait fatalement à la disparition de l’expression personnelle, la musique devenant simple matière sonore, dénuée des affects et des intentions dont la charge le musicien pop.

Pile au milieu du temps

Or pour Agnès Gayraud, ce qui constitue la pop, c’est justement la rencontre entre une histoire (de la musique) et une individualité (le musicien, son idiosyncrasie), entre la répétition des codes et l’expression d’une singularité. La nouveauté pop serait ainsi toujours «disruptive», contrepied formel (l’électricité chez Dylan), à contre-temps dans le continuum historique (Marvin Gaye imposant What’s going on contre l’avis du patron de Motown, Berry Gordy, qui lui prédisait, à tort, un échec commercial, car trop politique), ou chemin perpendiculaire dans l’évolution artistique personnelle (tous les revirements stylistiques de David Bowie, ou de Madonna). Et si progrès il y a de la musique pop, il s’effectue par sauts, ruptures, oppositions, c’est-à- dire moments, événements, plutôt que suivant la lente élaboration d’un esprit humain tendu vers son dépassement. La musique du futur serait ainsi créée par celui qui se situe pile au milieu du temps, entre le passé bien connu et les infinis possibles du futur. On reconnaît la nouveauté a posteriori, elle s’inscrit dans l’histoire quand elle est devenue un pattern (de la TR-909 de Roland pour l’acid house à l’autotune pour le rap), qu’elle a été imitée, reproduite, et qu’elle est entrée dans la conscience collective. Mais elle semble toujours et d’abord naître d’une profonde conscience du moment présent, sous le soleil exactement, permettant ainsi une confrontation plus apaisée avec le futur.

Un autre long format ?