Une solide réputation de taiseux doublée d’un bien curieux album de relectures dub, Have Fun With God (2014), à promouvoir : on n’en menait pas large à l’heure d’interroger Bill Callahan sur huit des étapes les plus marquantes du parcours qui l’a mené des premières cassettes autoproduites de Smog aux luxuriances classico-folk de Dream River (2013). L’exercice se révèle pourtant plus plaisant à l’usage et le client bien meilleur que prévu. En bon Modiano de la country alternative, Bill réfléchit longtemps, pèse chacun de ses mots comme si l’avenir de la philosophie en dépendait et finit par énoncer en une heure ce que d’autres débiteraient en deux fois moins de temps. [Interview Matthieu Grunfeld – Photographies Richard Dumas].


SEWN TO THE SKY (1990)

Bill Callahan : C’est la toute première cassette que j’ai enregistrée. Je savais que personne ne voudrait la publier et j’ai donc créé mon propre label et financé moi-même un premier tirage de 300 exemplaires. J’ai commencé à travailler sur ces morceaux à peu près au moment où j’ai acheté un enregistreur 4-pistes que j’ai installé dans le sous-sol de la maison de mes parents. À vrai dire, presque aucune de ces chansons n’était composée à l’avance. Je commençais à jouer au milieu de la nuit, j’allumais simplement le magnétophone et j’essayais d’inventer quelque chose d’à peu près cohérent tout en improvisant pour l’essentiel. Dès que j’avais l’impression d’avoir enregistré un truc correct sur l’une des pistes, que ce soit un son de guitare ou une partie vocale, je m’arrêtais et j’essayais d’ajouter deux ou trois éléments supplémentaires sur les autres pistes. Quand le soleil se levait, je remontais me coucher. Rien de tout cela n’était réfléchi ou planifié à l’avance. À cette époque, les références et les influences ne comptaient pas vraiment. J’écoutais déjà énormément de musiques différentes, mais j’étais totalement incapable de comprendre comment les compositions des autres étaient fabriquées. J’avais encore beaucoup trop de lacunes techniques, j’aurais été incapable d’imiter qui que ce soit même si je l’avais voulu. J’essayais simplement de reproduire des sons que j’avais entendus çà et là et qui me plaisaient. C’est pour cela que ces premiers enregistrements sont aussi bruitistes et même abstraits. Ce sont souvent de petits accidents davantage que de vrais morceaux que j’aurais été capable de jouer de la même manière plusieurs fois de suite. Je n’étais donc certainement pas conscient de participer de quelque manière que ce soit à la définition d’une esthétique qu’on pourrait désigner sous le terme « lo-fi ». Je savais qu’il existait autour de moi d’autres groupes et d’autres artistes underground qui essayaient d’explorer les limites entre le bruit et la musique, mais cela n’a pas joué un rôle décisif au départ pour ce qui est de mon projet. Mes motivations étaient beaucoup plus personnelles et égoïstes : je voulais arriver à accomplir quelque chose, à rentrer de plain-pied dans ma vie. J’aurais donc fait n’importe quoi pour y parvenir. Si j’avais pu enregistrer tout de suite dans un vrai studio avec les mêmes moyens et le même niveau de perfection technique que Steely Dan, je n’aurais pas hésité un seul instant ! Mais ce n’était tout simplement pas possible.

JULIUS CAESAR (1993)

Même si l’on parle parfois de lo-fi à propos de Julius Caesar, je suis pour ma part surtout sensible aux différences et aux évolutions par rapport aux premières cassettes de Smog. Tout d’abord, le contexte personnel n’était pas le même. J’avais emménagé dans une autre maison avec une colocataire qui possédait une guitare acoustique. Je n’en avais jamais possédé ni joué jusque-là, j’avais toujours travaillé avec une guitare électrique en la branchant directement dans le magnéto ou pire en posant un micro juste à côté, ce qui donnait un résultat atroce. En général, ma colocataire partait travailler la journée et je lui empruntais son instrument jusqu’à ce qu’elle revienne le soir. Le son est donc beaucoup plus clair qu’avant. De surcroît, cet album a été enregistré pour moitié sur mon 4-pistes et pour moitié dans un véritable studio. J’étais encore en train de tâtonner et de découvrir différents aspects du processus créatif dont j’ignorais à peu près tout. Par exemple, sur I Am Star Wars!, j’ai dû utiliser un sample de The Rolling Stones simplement parce que j’étais incapable d’obtenir moi-même ce son de guitare. En dépit de toutes leurs maladresses, j’apprécie toujours la crudité et le côté très direct de ces premières chansons. J’ai essayé d’écrire des textes aussi profondément honnêtes que ceux que j’avais envie d’entendre chez les autres. À cette période de ma vie, je préférais nettement tout ce qui était simple et compréhensible plutôt que la poésie un peu vague ou trop imagée. Beaucoup de choses ont changé depuis, mais je pense cependant que la trame de ce processus et les sentiments que je peux éprouver au cours des différentes étapes de la création sont restés remarquablement identiques. Le fait d’avoir une nouvelle idée qui surgit, la joie ressentie lorsqu’elle apparaît, l’excitation éprouvée à la perspective de pouvoir travailler sur quelque chose de nouveau : c’est exactement pareil qu’il y a vingt ans. Seul le contexte s’est transformé. J’ai notamment mis beaucoup de temps à me sentir à l’aise dans le cadre du studio. Il me semble que, pour Julius Caesar, nous n’avons pu faire qu’une seule session en studio, faute de moyens, et je n’avais vraiment pas l’impression d’être à ma place ni même d’être digne des quelques heures qui m’étaient octroyées. J’étais encore très naïf, inexpérimenté et je ne connaissais rien des règles ou des usages concernant la prise de son ou la balance entre les instruments. En plus, l’ingénieur du son était odieux et me donnait le sentiment non seulement de ne pas être concerné par ce que j’essayais de faire, mais d’être même carrément hostile. J’arrivais là pour qu’on me facilite la tâche et pour progresser et je me retrouvais à devoir combattre des forces contraires. J’en conserve un très mauvais souvenir.

THE DOCTOR CAME AT DAWN (1996)

À cette époque, j’ai commencé à m’attacher davantage à la cohérence de mes albums et de mes chansons. Le précédent, Wild Love (1995), était vraiment un patchwork, enregistré avec des musiciens très différents et qui exploraient des styles divers. Pour The Doctor Came At Dawn, je voulais qu’il y ait une certaine unité de ton et que tout le disque soit marqué par un son à la fois acoustique et ample. Au niveau de chaque titre, je me suis aussi plus attaché à suivre le fil d’une histoire plutôt que de juxtaposer des fragments impressionnistes. Pour autant, ce n’est pas un LP que je me repasse souvent. J’ai dit une fois à un journaliste que lorsque je réécoutais tous ces albums de Smog, y compris le cinquième, j’éprouvais une sensation de répétition un peu douloureuse, comme s’il avait fallu qu’on me cogne sur la tête à des centaines ou des milliers de reprises pour que la leçon finisse par rentrer. J’essayais désespérément de transmettre des émotions sans toujours y parvenir d’où cette sensation frustrante de me heurter toujours aux mêmes limites. J’étais encore trop dépendant du choix et des compétences des autres, notamment en studio, même si j’essayais d’imprimer ma touche personnelle. Musicalement, je n’avais pas encore construit ma propre colonne vertébrale et j’étais donc fragile. Tout n’est pas à jeter, loin de là. All Your Women Things par exemple est sans doute l’une de mes premières tentatives abouties pour écrire une chanson au sens le plus classique du terme, comme dans la country ou le R&B, en me référant aux détails les plus concrets possibles d’une situation vécue sans la transformer de manière à l’embellir ou la rendre plus conforme à des fantasmes.

KNOCK KNOCK (1999)

Red Apple Falls (1997) et Knock Knock sont étroitement associés à mes yeux parce que ce sont les deux premiers LP que j’ai enregistrés en studio avec un groupe au grand complet et en collaboration avec Jim O’Rourke. Pour la première fois, j’ai eu l’impression de travailler avec un producteur qui jouait dans mon équipe plutôt que contre moi. Jusque-là, je n’avais connu que des ingénieurs du son à moitié saouls qui détestaient ma musique et passaient leur temps à m’expliquer que rien de ce que je voulais faire n’était possible ou sensé. Comparé à eux, Jim m’est apparu comme une vraie cheerleader : enthousiaste, positif, toujours prêt pour explorer de nouvelles directions. Il n’a pas hésité à partager son savoir-faire en m’expliquant en permanence ce qu’il faisait avec les micros, pourquoi et comment il le faisait. Autant d’astuces que j’ai retenues et que j’ai utilisées ensuite tout au long de ma carrière. Le travail avec le groupe m’a aussi ouvert de nouveaux horizons. Quand trois ou quatre musiciens jouent en même temps, l’énergie qui se dégage est différente, beaucoup plus puissante et excitante que tout ce que j’avais connu auparavant. C’est la première fois que je m’amusais autant en faisant de la musique, que j’éprouvais un plaisir presque sensuel, et c’est sans aucun doute pour cela que les chansons sont devenues à ce moment-là plus accessibles ou plus agréables à écouter pour la majorité des gens. Cela faisait aussi un moment que j’avais envie d’enregistrer avec une chorale, mais cela n’avait jamais pu se faire pour des raisons de budget. J’avais notamment contacté le Chicago Children’s Choir, mais c’était trop cher. J’ai donc demandé à une des gamines qui faisaient partie de cette chorale si elle voulait bien venir chanter en étant payée au noir. Elle a accepté et elle est venue en studio avec quelques-unes de ses copines d’école qui, elles, n’avaient jamais chanté de leur vie mais qui s’en sont plutôt bien tirées. Au final, je m’en suis sorti pour quelques billets et autant de parts de pizza, ce qui reste dans mes tarifs. En général, j’ai toujours l’idée de base pour les arrangements au moment où je compose. Je n’essaie pas d’ajouter des chœurs ou des cordes ou de la flûte pour le plaisir de la nouveauté, j’essaie de coller le plus possible aux sons qui émergent dans mon esprit au moment où surgit l’inspiration originelle.

A RIVER AIN’T TOO MUCH TO LOVE (2005)

Ce n’est pas un hasard s’il s’agit du dernier album de Smog. Cette période correspond pour moi à une série de changements importants dans ma vie. J’avais envie de quitter Chicago depuis un moment et j’ai fini par partir m’installer au Texas, à Austin. C’est la première fois que j’habitais seul dans une vraie maison avec un jardin, une allée, une chambre d’ami dans laquelle je pouvais enregistrer quand je voulais parce que je n’avais pas d’amis et que je ne connaissais personne à Austin. Mais pendant plusieurs semaines, je n’ai pas été capable de jouer une seule note. C’était très bizarre, j’avais enfin réussi à faire ce dont je rêvais depuis plusieurs années, à m’accorder du temps et de l’espace, mais je n’arrivais pas du tout à en profiter. Je pense qu’il m’a fallu pas mal de temps pour digérer toutes ces transformations. Mes parents sont venus me rendre visite et quand je leur ai fait part de mes doutes et de mes difficultés, ma mère m’a suggéré d’écrire à ce sujet. C’est comme cela que l’inspiration est revenue et c’est pour cela que je leur ai rendu hommage sur Rock Bottom Riser. J’ai même fini par reprendre suffisamment confiance pour oser pour la première fois m’attaquer à un titre de quelqu’un d’autre, In The Pines. C’est un morceau traditionnel très ancien et cette reprise était pour moi une manière de rendre hommage à ce patrimoine qui m’avait profondément influencé tout au long de la conception de l’album. Nous avons ensuite enregistré dans le studio de Willie Nelson qui se trouve dans un tout petit bâtiment isolé, en pleine campagne, dans un recoin du gigantesque terrain de golf dont il est également propriétaire. Malheureusement, je ne l’ai jamais croisé puisqu’il habite à Hawaï maintenant.

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SOMETIMES I WISH WE WERE AN EAGLE (2009)

Dans la seconde moitié des années 2000, j’ai senti que mon style d’écriture évoluait peu à peu. Au départ, je crois que c’est lié à ma manière de jouer de la guitare. J’ai essayé de progresser dans ce registre et notamment de complexifier les interactions qui pouvaient exister entre la guitare et la voix. Je ne pourrais pas exactement t’expliquer pourquoi, mais c’est à partir du moment où je suis parvenu à utiliser la guitare différemment – non plus comme un simple contrepoint rythmique ou comme un prolongement de la mélodie chantée mais comme un élément à part entière – que me sont venues en tête ces images d’éléments naturels comme les roches, les rivières, et ces visions de paysages, d’espaces très vastes. Sans doute parce que la musique était devenue à la fois plus fluide, plus simple, plus pure et que j’ai plus ou moins inconsciemment associé ces qualificatifs à des éléments naturels. De ce point de vue, Sometimes I Wish We Were An Eagle est très différent de tout ce que j’ai pu écrire par le passé, en appelant à mes émotions du moment. Petit à petit, j’ai l’impression que mes textes se réfèrent à une pluralité de situations différentes plutôt qu’à une expérience unique, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont devenus impersonnels pour autant. Faith/Void par exemple est une manière pour moi d’exprimer de façon directe mon point de vue sur la religion. Je suis toujours gêné quand quelqu’un me demande si je suis croyant ou à quelle forme de spiritualité j’adhère. J’ai essayé d’y réfléchir et j’ai fini par me dire que la meilleure manière de définir une forme de spiritualité, c’était de l’accomplir en acte et de faire ce que l’on estime juste au quotidien – c’est en gros cette proposition qui transparaît dans la chanson. J’avais également envie d’introduire sur cet effort davantage de matière et de profondeur dans les arrangements. Nous avons beaucoup travaillé sur ce point avec Brian Beattie et nous nous sommes notamment inspirés d’Extension Of A Man (1973) de Donny Hathaway. Nous voulions que les orchestrations illustrent les états d’âme du narrateur sans pour autant occuper une place envahissante. Je crois que nous y sommes plutôt bien parvenus.

APOCALYPSE (2011)

Il existe un certain nombre de références culturelles que l’on peut désigner comme des mythes qui sont tellement présents dans l’inconscient des Américains qu’ils font désormais presque partie de leur ADN. Des études récentes ont montré que notre mémoire est matériellement présente dans notre organisme sous forme de traces, au moins pendant quelques décennies. Les images associées à la création des États-Unis font désormais partie de notre sang et cette présence est bien sûr réactivée en permanence par les westerns et les films hollywoodiens en général, sans parler de la musique. Même les paysages font désormais partie du mythe. Tout cela est présent en moi et c’est ce que j’ai essayé d’exprimer au travers de ces chansons. Kris Kristofferson, George Jones ou Johnny Cash, tous ces musiciens dont je cite les noms sur l’album font partie de ceux qui ont développé et entretenu cet imaginaire américain. En outre, ils ont également un autre point commun qui m’a surpris et intéressé : ils ont servi sous les drapeaux comme soldats à un moment de leur vie. J’ai donc essayé d’imaginer ce qu’un songwriter pourrait éprouver en étant impliqué dans une guerre.

HAVE FUN WITH GOD (2014)

J’ai commencé à écouter du dub quand j’avais quinze ou seize ans, il y avait une station de radio locale qui en passait trois ou quatre heures de suite chaque semaine. À vrai dire, je pense que mes premiers albums – et notamment Sewn To The Sky – ont été largement influencés par cette musique. Quand j’entends aujourd’hui un morceau comme Coconut Cataract, j’y perçois vraiment la trace du dub. Dès le départ, j’ai senti de manière confuse que les chansons qui composaient Dream River (2013) possédaient des facettes différentes et que certaines n’étaient pas suffisamment mises en évidence dans les versions originelles. C’est comme cela qu’est née l’idée d’un disque de remixes dub. Comparé au précédent, Dream River est aussi un LP pour lequel la trame rythmique est très présente, avec des congas, des lignes de basse nettement découpées. J’ai donc pensé qu’il se prêterait plus facilement à cet exercice de style. Nous avons d’abord tenté l’expérience sur trois ou quatre titres et elle s’est révélée tellement excitante que nous avons décidé de continuer. À mes yeux, c’est aussi une manière de rompre avec la routine et notamment de briser les habitudes qui peuvent rapidement s’installer en studio quand on enregistre avec les mêmes personnes. Une fois qu’on a trouvé une bonne manière de poser un micro ou de mixer la batterie, c’est extrêmement tentant de procéder toujours de la même manière, presque comme un robot, sans jamais se demander si cela convient pour de nouvelles compositions. Brian Beattie et moi n’avions jamais réalisé quoi que ce soit d’approchant et n’avions donc aucun point de repère pour nous guider ou nous restreindre. Nous ne pouvions pas nous appuyer sur nos recettes habituelles, c’était à la fois déstabilisant et stimulant.

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Un autre long format ?