“C’est fou de ne pas réussir à parler de morceaux qu’on adore à ce point”, lâche Fabien Courtois, avec un accent de l’Est prononcé. À côté, Julien Naudin, la diction branchée sur 220 volts, complète parfois les phrases de son ami. Complémentaires, les petits frères de Philippe Zdar se sont rencontrés au Motorbass Studio – le nom Torb est un clin d’œil à l’endroit. Délaissant dans cette sélection parfois l’électronique pour fouiller dans le folk ou la pop moderne, les auteurs de Night Session reviennent toujours à leur premier amour, la techno.

INTERVIEW Thibaut Allemand
PARUTION magic n°195JTNDaWZyYW1lJTIwc2Nyb2xsaW5nJTNEJTIybm8lMjIlMjBmcmFtZWJvcmRlciUzRCUyMjAlMjIlMjBhbGxvd1RyYW5zcGFyZW5jeSUzRCUyMnRydWUlMjIlMjBzcmMlM0QlMjJodHRwJTNBJTJGJTJGd3d3LmRlZXplci5jb20lMkZwbHVnaW5zJTJGcGxheWVyJTNGZm9ybWF0JTNEY2xhc3NpYyUyNmF1dG9wbGF5JTNEZmFsc2UlMjZwbGF5bGlzdCUzRHRydWUlMjZ3aWR0aCUzRDkwMCUyNmhlaWdodCUzRDEwMCUyNmNvbG9yJTNEMDA5M2ViJTI2bGF5b3V0JTNEJTI2c2l6ZSUzRG1lZGl1bSUyNnR5cGUlM0R0cmFja3MlMjZpZCUzRDEwNzYyNzQ0MCUyNnRpdGxlJTNEJTI2YXBwX2lkJTNEMSUyMiUyMHdpZHRoJTNEJTIyOTAwJTIyJTIwaGVpZ2h0JTNEJTIyMTAwJTIyJTNFJTNDJTJGaWZyYW1lJTNFJulien Naudin : Entre dix-sept et trente-sept ans, je n’ai écouté que de la techno. À partir de 2009, en travaillant au Motorbass Studio de Zdar, je me suis ouvert au monde… De L’Île est d’une tristesse inouïe. Une amie m’a fait remarquer que ça ressemble un peu à The Rip de Portishead. On sent le désespoir dans la voix. Cette chanson raconte l’exil, elle fait écho à beaucoup de peuples qui ont vécu cette expérience malheureuse. D’une façon plus générale, elle évoque le devenir de l’humanité et sa façon de gérer les catastrophes à grande échelle. Quand tu as une famille, tu te demandes comment tu réagirais dans ce genre de situation. Ça me rappelle également des films sur les zombies ou le livre La Route (2006) de Cormac McCarthy. Après avoir découvert ce titre, je l’ai écouté toute la nuit, et ça m’a évoqué le survivalisme. Il y a une contradiction entre cette volonté de perpétuer l’espèce et les conditions de vie horribles qui attendent ces gens dans l’hypothétique “après”. C’est un mouvement marginal, mais à plus grande échelle, des États s’y préparent, comme avec cette arche de Noé d’un nouveau genre en Norvège, qui stocke les graines du monde entier. Bref, Pain-Noir m’a collé une grosse claque.Fabien Courtois : En découvrant ce morceau vers seize ou dix-sept ans, au début des années 90, je ne mettais pas de nom précis sur le genre. J’avais entendu un peu de techno, mais Jupiter Jazz représente bien plus. Il ne s’agit pas seulement d’un kick et d’une rythmique qui tourne, on y entend des nappes, des ambiances… Je n’imaginais pas que la techno puisse être cela aussi. Ces types sont capables de signer un titre planant puis d’enchaîner sur un autre brutal et acid. Les membres d’Underground Resistance ont apporté leur culture jazz, funk, hip hop. Adolescent, je vivais à Troyes, et la free party était un excellent remède contre l’ennui de cette ville. J’y ai découvert autre chose, un autre son, la joie d’être ensemble, sans le poids des apparences. On ne jouait pas de rôle, et à moins d’être un parpaing, impossible de ne pas ressentir quelque chose face à un morceau pareil. À l’adolescence, on se cherche une identité. Ce nouveau courant m’a donné une identité musicale.
JN : À l’époque, la techno traînait son lot de préjugés. On était réellement marginalisés. Or, à cet âge-là, ça rend la musique d’autant plus attirante. Aujourd’hui, je me demande ce qu’écoute la jeunesse pour se mettre en marge.JN : J’ai entendu cette chanson pour la première fois en 2002, sans doute dans un mix de Francesco Farfa. Blue Monday date de 1983 mais ce kick sec et puissant se retrouve beaucoup dans la production actuelle. Je suis toujours ému par cette rythmique qui t’emporte, ces nappes synthétiques et la nonchalance du chanteur. Pourtant, ce rythme est né d’un accident. Sur notre album, les incidents ont toute leur place. On tourne des boutons, on tente des trucs qui ne devraient pas forcément fonctionner ensemble. Night Session est truffé d’erreurs, de kicks qui ne partent pas dans les temps, de réverb’ trop forte. Par exemple, j’aurais bien enlevé huit ou seize mesures à Ultimiti Uno ou baissé un son un peu trop fort sur un autre titre. Disons que le mastering a été réussi. (Sourire.) L’improvisation fait partie intégrante de notre travail.
FC : Idem pour la scène, où chaque live est différent. Nous avons une base commune mais, suivant le retour du public, on jouera plus planant ou plus violent. C’est un échange. Nous voulons éviter l’autoroute.JN : C’est hyper beau et délicat. Le piano a été enregistré au Motorbass Studio. Je nettoie cet instrument tous les jours et j’en joue aussi – des ré, des si bémol, parfois même des accords à trois doigts. (Sourire.) Philippe Zdar a mixé cette merveille de finesse au studio Plus XXX. Le tenancier s’étonnait du temps passé sur ce titre. “Je n’arrêterai pas tant que ce sera pas au top”, lui répondait Zdar. C’est un travail d’orfèvre. J’adore également Sexuality (2008) de Tellier et j’ai travaillé sur Confection (2013) et L’Aventura (2014), mixés par Zdar également. Sébastien Tellier est un personnage original, qui s’amuse et n’a pas peur d’essayer des choses différentes.FC : Une petite perle qui met les poils, ça fait pschitt dans ma tête ! (Sourire.) Underground Resistance (ndlr. collectif dont faisait partie Rolando) nous a marqués mais pas au point de se masquer, par exemple. Sur notre pochette, on ne se cache pas, mais on s’efface derrière le logo et les machines. Il fallait deux silhouettes humaines pour rendre le visuel moins froid, mais nous ne nous mettons pas en avant. Nous ne sommes qu’une interface pour faire vivre nos machines.JN : J’ai quinze ans et je me prends pour Sid Vicious, dont j’aime la folie, la déchéance et la décadence. Je le réécoute régulièrement en faisant du “air micro”. J’ai découvert le punk rock à dix ans grâce aux cassettes de mon frère, qui a trois ans de plus que moi. Bérurier Noir, Desperados, La Souris Déglinguée… Mais je n’ai pas monté de groupe. La guitare, c’est trop compliqué, les machines sont bien plus simples.FC : Une autre claque prise à l’adolescence. “Mais qu’est-ce que c’est ce truc ?!” Pour moi, LFO était un électron libre. Ce fut à la fois une révélation et un mystère, car il n’y avait pas Internet, je ne captais pas Radio FG… Ensuite, j’ai suivi Warp, et j’aime beaucoup Luke Vibert.
JN : Tout comme LFO, nous avons débuté dans nos chambres. D’abord des platines, puis un PC et des logiciels comme Reason. Mais je voulais un son plus dense, donc j’ai acheté un peu de matériel, un Access Virus, des claviers Korg, sauf que le budget devenait trop important. C’est pourquoi nous les construisons aujourd’hui.
FC : C’est aussi pour le kif. On pense à un son et on tente de créer l’engin qui reproduira cette palette. À l’origine, on voulait en acheter, mais la TB-303 est hors de prix par exemple. Nous avons donc créé un synthé-basse au son assez proche. Nous les dessinons et faisons attention à l’ergonomie pour prendre plaisir à tripoter les potards. Julien s’occupe du design des façades. Il nous arrive parfois des galères matérielles pendant les balances. Au festival Astropolis, en juillet dernier, il a fallu sortir le fer à souder. (Sourire.)JN : J’adore Olio pour la voix totalement libérée de Luke Jenner. J’étais assistant lors de l’enregistrement du dernier album de The Rapture, In The Grace Of Your Love (2011). C’était ma première mission, et Zdar m’en faisait voir de toutes les couleurs. Je l’appelais “Zdur”. (Sourire.) Je me souviens d’un jour où nous avions passé des heures à travailler sur In Love Divine, un excellent morceau uniquement disponible en bonus de l’album. On mixe ce titre un soir et, sur la session Pro Tools, je remarque un passage avec un marqueur où il est indiqué “Hell”. Je trouve ça étrange… Deux heures plus tard, ma femme m’appelle et me prévient que mon appartement est en train de brûler ! Une étrange coïncidence.FC : Ah, Carl Craig… Avec lui, le choix était vaste, mais cet extrait est spécial dans sa façon d’utiliser les synthés. Le son monte petit à petit et tu sens le côté analogique, c’est tellement beau. Il y a quelque chose qui passe dans ton corps, tu t’élèves. C’est comme un voyage. Craig sait prendre son temps.
JN : On conçoit également nos chansons avec de longues introductions. Ça correspond à une façon de mixer qu’on a connue. On peut laisser tourner le morceau, l’allonger – le DJ a plus de latitude.FN : J’ai entendu Timeless Altitude dans une soirée. C’est vraiment LE titre qui te met à l’envers. Quand il arrivait dans une fête, tout le monde devenait hystérique. Dans la techno, on cherche ce type d’émotion. Ce sont des purs moments de bonheur et d’euphorie où tu t’oublies complètement.
JN : “Tu t’oublies complètement”, voilà un excellent mot de la fin !

Un autre long format ?