En ce week-end sans doute prolongé pour certains d'entre vous, Magic vous propose un cahier critique très riche de sorties à dévorer au soleil.
CAR SEAT HEADREST
The Scholars
(MATADOR RECORDS) – 02/05/2025

On savait Car Seat Headrest friand d’odyssées rock à rallonge – ces morceaux qui ressemblent à des EP mais se planquent au milieu d’un album, comme le fabuleusement interminable Famous Prophets (Stars), culminant à un modeste 16 minutes 10 sur le remake de Twin Fantasy en 2018. Eh bien, Famous Stars (Prophets) – ou l’inverse, on ne sait plus – risque désormais de baisser les yeux à chaque fois qu’on lui rappellera que Planet Desperation vient de lui griller la priorité, du haut de ses… 18 minutes et 52 secondes. Oui, 18 minutes et 52 secondes. À ce stade, ce n’est plus un morceau, c’est une minisaison. Et cette durée, ce n’est pas juste pour le sport. The Scholars tisse un fil d’Ariane narratif sous forme de lutte générationnelle et identitaire, au beau milieu d’un campus américain fictif.
Enfin, américain ? Le livret fourni avec le disque, illustré par Cate Wurtz – la bédéaste à qui l’on doit déjà toute l’imagerie de Twin Fantasy – nous plonge dans un monde à la croisée de l’heroic fantasy et du théâtre universitaire woke : châteaux en pierres noires et menaçantes, confréries scolaires à la Harry Potter, gnomes anthropomorphiques, et guerre interne entre étudiants en lettres classiques et jeunes nihilistes en Doc Martens. Le premier acte de The Scholars – inspiré d’un poème apocryphe signé de «Archbishop Guillermo Guadalupe del Toledo» – nous présente l’ensemble des protagonistes du projet (opéra rock oblige, chaque couplet peut se lire comme une réplique) : on y croise notamment Beolco, jeune dramaturge tourmenté, ou Devereaux, né dans une famille conservatrice religieuse et en quête de sens. Avant que tout n’explose, littéralement, à l’intérieur même du campus de la Parnassus University.
Mais plus que ce narratif délirant, qui trouve une étrange résonance dans bien des problématiques géopolitiques et sociales actuelles, The Scholars est, surtout, un excellent album de rock. Premier disque où Will Toledo cesse de considérer Car Seat Headrest comme son projet solo : ici, chaque membre a voix au chapitre, et ça change tout. De quoi permettre de donner corps aux morceaux les plus denses de leur discographie, comme CCF, fantastique ouverture inspirée des ballades rock FM des eighties, vivifiante et dopée aux trompettes, qui ajoutent ce je ne sais quoi d’épique – comme si un John Hughes shooté à la grandeur de Springsteen s’invitait à la fête. Will Toledo, dernier vrai virtuose du rock indépendant américain ? On parlait en ouverture de ses pistes à rallonge, mais il serait malhonnête de ne pas souligner le point essentiel : ce temps, on ne le voit pas passer. Oui, l’enchaînement Gethsemane / Reality / Planet Desperation dure une quarantaine de minutes, mais il se déroule tellement de choses au sein même de ces périples qu’on n’a jamais envie de décrocher. La moindre minute, le moindre hook, le moindre changement d’instrumentation, de voix, de paradigme, nous accroche, nous pousse vers la suite, jusqu’au prochain changement de plateau, jusqu’à la prochaine ligne déchirante. Tout ça, sans jamais trahir l’ADN résolument indie et DIY de Toledo et consorts. On pourra toujours tiquer sur l’ambition un brin démesurée de l’objet, mais c’est justement dans cette folie, ce trop-plein, ce refus de couper la moindre seconde superflue, que Car Seat Headrest touche – parfois – au sublime.
Jules Vandale •••••°
SORTIE CD, DOUBLE VINYLE ET NUMÉRIQUE
LAEL NEALE
Altogether Stranger
(SUB POP RECORDS) – 02/05/2025

Avec Altogether Stranger, Lael Neale continue d’installer son nom dans un créneau qu’elle n’a ni créé, ni réinventé mais qui lui correspond si naturellement : un drone pop lo-fi guidé par le doux son d’un Omnichord, une drum machine, des nappes de mellotron bien rêveuses et de la poésie. Une formule tout en simplicité, mais diantre, que c’est beau… Ce troisième album, conçu au lever du jour dans une maison perchée sur les hauteurs de Los Angeles, est une œuvre courte (32 petites minutes) qui se veut minimaliste et sincère : Tell Me How to Be Here, morceau le plus long et sûrement le plus beau du projet, évoque notamment la désorientation ressentie par l’artiste lors de son retour à LA après s’être habituée à la ruralité. Neale, dans son récit, se décrit alors comme une extraterrestre, une étrangère absolue (“altogether stranger”) observant les travers d’une humanité qui cherche à accélérer sans cesse quand elle défend la lenteur et l’authenticité. Et on trouve, dans sa musique, à la fois une humanité profonde, du confort et de l’imperfection – comme si les titres étaient droit sortis d’un rêve ou d’un moment de dissociation. Et qu’ils cherchaient à nous rappeler qu’il y a un peu de beauté à trouver partout autour de nous, à condition de la chercher.
Dorian Pike ••••°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
BLONDSHELL
If You Asked for a Picture
(PARTISAN RECORDS) – 02/05/2025

Du rock, du grunge, une esthétique slacker : en 2023, avec son premier album, Blondshell a décidé de réhabiliter les guitares pleines de larsens, les bonnes grosses vibrations venues des années 1990, celles qui occupent tout l’espace dans des refrains où l’émotion côtoie l’énergie la plus authentique. Mais ces six-cordes qui emportaient tout sur leur passage n’avaient rien de passéiste ou d’opportuniste. Au contraire. Ces neuf titres se plaçaient parfaitement dans leur époque, dans cette musique actuelle qui ne s’interdit rien. L’Américaine, originaire de New York mais qui s’est établie à Los Angeles, se faisait alors connaître comme une redoutable promesse à suivre de près. Deux ans plus tard, avec ce If You Asked for a Picture, Sabrina Teitelbaum (son vrai nom) confirme tout son potentiel. Tout aussi brut et frontal en apparence, ce second disque est en réalité plus introspectif, moins tumultueux, plus assuré et engagé. La Californienne approfondit ses mélodies, n’hésite plus à ralentir le rythme à plusieurs endroits (Thumbtack, T&A, Two Times) sans rien perdre de sa capacité à créer de superbes moments euphoriques et puissants (What’s Fair, He Wants Me, Man) malgré une petite redondance qui se fait sentir en bout de course. Rien qui ne gâche ce If You Asked for a Picture si rock et sans limite.
Luc Magoutier ••••°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
JENNY HVAL
Iris Silver Mist
(4AD / BEGGARS) – 02/05/2025

Avant d’être un album – le neuvième sous son nom pour la Norvégienne Jenny Hval en comptant les collaborations – Iris Silver Mist a été une fragrance. «Plutôt acier qu’argent, nous dit-elle, un parfum dont l’odeur donne l’impression d’être près des fantômes.» Ce disque de treize morceaux conçus pour donner l’impression de s’enchaîner dans un seul et même geste musical, est le produit de deux obsessions développées par la native de Tvedestrand depuis le confinement : les parfums, dans lesquels elle s’est lovée au plus fort de la pandémie, et la musique, vers laquelle elle a bien fini par revenir. Sous ses abords conceptuels, Iris Silver Mist est un voyage sonore et musical assez lumineux, comme en libre suspension de toutes les tensions de l’époque qui l’a vue naître. S’il est près de fantômes, c’est de celui de Trish Keenan, la voix envolée de Broadcast, avec qui elle présente de troublantes similitudes (All Night Long sonne comme du Broadcast sous influence Portishead), comme si l’Anglaise nous revenait pour nous promettre de ne pas s’inquiéter. Situé sur la carte de la pop quelque part entre Cocteau Twins, Weyes Blood, Yoko Ono, Blonde Redhead et donc Broadcast, Iris Silver Mist touche un sublime point d’équilibre entre songwriting et ambient pop.
Cédric Rouquette •••••°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
LOUIS PHILIPPE AND THE NIGHT MAIL
The Road to the Sea
(TAPETE RECORDS) – 02/05/2025

Personnage de roman et légende underground française, Louis Philippe (Philippe Auclair à la ville) a connu mille vies. Normalien, cuisinier, journaliste sportif exilé à Londres, biographe d’Éric Cantona, consultant, il n’a jamais cessé de sortir des disques depuis les années 1980 sur le label culte El Records (branche de Cherry Red Records) puis sur le label japonais Trattoria et a retrouvé ces dernières années une inspiration et une créativité confirmées sur ce deuxième disque avec le collectif de musiciens The Night Mail, emmené par le bassiste, artiste d’acid jazz Andy Lewis. Il rend ici un bel hommage au leader des Prefab Sprout (Song for Paddy) et Louis Philippe appartient bien à cette famille de grands songwriters et orfèvres de la pop ouvragée comme Neil Hannon, Andy Partridge, Bertrand Burgalat, Sean O’Hagan des High Llamas et Stuart Moxham de Young Marble Giants (il a collaboré avec les trois derniers). Voilà donc un album de chamber pop aux harmonies et mélodies enchanteresses et primesautières, aux constructions subtiles qui cultive un sillon précieux (dans tous les sens du terme) proche de celui d’Olivier Rocabois (en moins baroque sans doute). Des basses rondes, de l’orgue, des clavecins et Mellotron, des cordes et des chœurs en cascades font merveille sur The Road to Somewhere ou All at Sea. Quand l’esthète normand chante en français (La Maison sans toit) on pense à Francis Poulenc qu’il a repris dans le passé. Ville Lumière qui clôt l’album en beauté s’achève sur des harmonies féériques et nous voilà sorti d’une bulle désuète de légèreté et de féérie.
Rémi Lefebvre ••••°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
LUCIUS
Lucius
(WILDEWOMAN MUSIC) – 02/05/2025

Depuis 2007, Lucius, duo indie-pop féminin originaire de Brooklyn, marque autant les esprits par son identité visuelle glamour et vintage que par ses voix siamoises séduisantes. Holly Laessig et Jess Wolfe, demoiselles de Rochefort 2.0, ne sont ni sœurs ni jumelles mais des amies de plus de vingt ans qui croisent avec le batteur Dan Molad et le guitariste Peter Lalish des influences musicales aussi variées que Scissors Sisters, ABBA ou Arcade Fire. Ce cinquième album, sobrement nommé Lucius, trouve son inspiration dans les expériences intimes et domestiques du groupe (divorces, pertes, naissances) et affirme un style plus cru, direct, proche de leur état d’esprit du moment, cahoteux. S’en dégage la sensation que certains titres ont du mal à décoller (Stranger Danger ou Hallways) pendant que d’autres avancent fièrement comme Gold Rush ou surtout Old Tape avec Adam Granduciel, le leader de The War on Drugs. Impressions, ballade à trois voix sous influence Fleetwood Mac avec la songwriter Madison Cunningham (vue cette année sur le très beau Billboard Heart de Deep Sea Diver) sort aussi son épingle du jeu. Inégal, Lucius reste attachant mais, malgré ce que semble annoncer la pochette, manque par endroits cruellement de mordant.
Cédric Barré •••°°°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE
DA CAPO
Songs from the Shade
(AUTRUCHE RECORDS) – 02/05/2025

Il y a deux ans, le lumineux The Light Will Shine on Me venait rappeler que Da Capo restait un groupe rare dans le paysage musical français avec sa pop orchestrale, savamment élaborée. Fondé il y a bientôt trente ans par les frères Alexandre et Nicolas Paugam, il a fait partie, pour son premier album en 1997, de l’aventure Lithium aux côtés de Diabologum et Dominique A. Nicolas a depuis pris la tangente, Alexandre reste seul maître à bord et propose, pour ce neuvième album, un concept qui ne manque pas d’ambition : les divagations d’un roi hanté par une mélancolie obscure et des visions cauchemardesques. On parlait de lumière au début de cette chronique. Cette fois, le titre de l’album, Songs from the Shade («Chansons de l’ombre») ne trompe pas : tout est plus noir. Les compositions se révèlent même claustrophobiques sur les trois premiers titres, entre tempête de cordes et chant mélodramatique. C’en est presque éreintant. Heureusement, Da Capo relâche ensuite la pression et adopte un ton moins ampoulé. Tout aussi habitées mais moins chargées, les chansons se révèlent plus touchantes, du très beau Skeletons – piano et cor anglais – jusqu’à ce You Cry final, en retenue et sobriété. Le calme après la tempête, en somme.
Philippe Mathé ••••°°
SORTIE CD ET NUMÉRIQUE
GIORGIO POI
Schegge
(BOMBA DISCHI) – 02/05/2025

Magic ne cesse de vous le dire depuis plusieurs années : la vitalité de la scène italienne est unique en Europe et Giorgio Poi est son plus beau représentant. Le natif de Novara, dans la région du Piémont, signe depuis 2017 une carrière immaculée. «Giorgio Poi est le roi», nous décrivait sans hésiter Stefano Bottura, le directeur du site de référence Rockit dans notre numéro 223. Une couronne acquise à l’aide de trois albums iconiques qui contiennent les singles les plus exquis et révélateurs de la passionnante renaissance de la pop italienne au milieu des années 2010. Le revoici avec Schegge («éclats» en français), enregistré à Rome et imaginé dans une période «d’énorme désorientation et de confusion», comme il le déclare au Corriere Della Serra. Sous la supervision de Laurent Brancowitz de Phoenix (un de ses plus grands fans), l’Italien, également producteur, a réuni en neuf compositions le meilleur de ses anciennes productions avec toutefois une pointe de nouveauté électronique : la force électrique et l’instantanéité de Fa Niente (nelle tue piscine, les jeux sont faits) ; la fantaisie synthétique de Smog (giochi di gambe) ; le lyrisme bouleversant de Gommapiuma (uomini contro insetti, schegge, delle barche e i transatlantici). En clair, Giorgio Poi offre ce qu’il a de plus profond, touche juste à chaque note, livre un disque sublime, poignant, entre euphorie et nostalgie, d’une intelligence indiscutable. Avec aussi, un œil sur la mer (tutta la terra finisce in mare) et l’envie de se sentir libre et moins seul. Personne ne discutera sa place sur le trône.
Luc Magoutier •••••°
SORTIE CD, VINYLE ET NUMÉRIQUE