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© Emma Wallbanks

Aldous Harding est une femme et une artiste qui cultive un détachement souvent déroutant, et qui n’est pas sans rapport avec la fascination qu’inspire sa musique. Cette année, elle a répondu à nos questions par mail, avec cet art consommé du jeu de piste qui continue de la définir.

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Dans tes deux derniers disques, je perçois un refus de tout céder à la mélancolie. La mélancolie t’effraie-t-elle ? Quelle relation as-tu nouée avec elle ?

Je pense que le mot «refus» n’a pas grand-chose à voir avec la façon dont j’ai abordé les choses jusqu’ici. Il faut savoir composer avec tout. La mélancolie est une des rares émotions contre laquelle je ne lutte pas délibérément. Parfois, je choisis de la porter comme je porterais un parfum.

Tes chansons sont-elles un refuge ?

Elles peuvent m’allonger par terre ou me booster, mais c’est le cas de beaucoup d’autres choses finalement. Elles ne sont pas un terrain connu que j’aurais besoin d’arpenter encore et encore.

Pour écrire une chanson, as-tu besoin de conditions particulières ou peuvent-elles venir spontanément ?

Le geste poétique surgit normalement dans un environnement calme. Des images un peu folles peuvent provenir de n’importe où, en revanche. Certains musiciens ont besoin d’enregistrer, de réécouter, puis de reconstruire en ayant entendu ce qui n’allait pas. Je ne peux pas dire que j’obéisse à une règle de ce type. Le feeling, c’est un peu comme si un policier me prenait par surprise sur une scène d’action : «Ils sont partis par où ?», «À quoi ils ressemblent ?» Je me sens coupable si je ne parviens pas à aider à répondre et à «les» attraper.

Les chansons naissent-elles dans ta tête ou as-tu besoin d’être à la guitare ou au piano ?

Je m’approche de la muse et j’attends mon tour pour avoir audience. En général, je ne patiente pas trop longtemps. J’ai mes petites astuces pour capter son attention. Je me suis concentrée sur la phonétique plus que sur aucun disque auparavant, sur cet album. Le son des mots, leur capacité à faire poésie m’intéressaient plus que ce qu’ils véhiculaient sur le fond. Le piano a été subordonné à cette partie-là des chansons. 

Depuis ton premier disque, j’ai l’impression que ta voix est prêtée aux personnages que tu crées dans les chansons. Comme si tes chansons étaient un intermédiaire et toi, un chamane. Je fais fausse route ou pas du tout ?

La voix est l’outil que j’utilise pour remplir les vides que je peux percevoir dans mon univers. Il y a une partie de moi dans beaucoup de choses qui m’entourent. C’est comme le langage, c’est comme les vêtements, je ressens qu’ils sont là pour que je les utilise, moi.

Sur Warm Chris, ta voix change à chaque chanson, encore plus que d’habitude. Était-ce un but en soi ?

Je ne sais pas pourquoi, mais les choses se sont faites sans forcer et de façon plus nette cette fois-ci. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas cherché à obtenir ce résultat. Chaque projet de chanson est unique. La vibration générale et la personnalité du timbre se développent de pair, il n’y a pas de travail spécifique sur la couleur de la voix.

Faire de la musique est-elle la chose qui te rend la plus heureuse ?

Je me sens à l’aise, chez moi. Ce qui me rend heureuse, c’est de surmonter quelque chose de difficile grâce à mes efforts. Monter sur scène fait partie de ces choses difficiles.

Chaque album confirme que tu t’interdis de te répéter. Malgré tout, tu as confié la production des trois derniers à John Parish. Pourquoi ?

John a le don de reconnaître l’essence d’une chanson, son cerveau a ça en lui. C’est comme un sixième sens. J’ai le sentiment que notre relation, qui est une des plus importantes de ma vie, s’est consolidée autour d’une communication non verbale entre deux types de sensibilités. Lui peut montrer qu’il s’intéresse à mon vécu, moi je peux raconter que je m’intéresse à la politique par exemple, mais ça va au-delà de ce qu’on exprime : on s’intéresse très profondément l’un à l’autre.

Comment se passe l’enregistrement d’une chanson d’Aldous Harding, une fois les musiciens réunis ?

J’arrive avec ma guitare, on implore le Saint-Esprit, puis c’est chacun pour soi.

“All these lamps are free / They don’t mean a thing to me / I sowed these seeds / Why are you giving them back to me?” («Toutes ces lampes sont libres / Elles ne signifient rien pour moi / J’ai semé ces graines, pourquoi me les rends-tu ?») Quand je lis ces couplets, ça me renvoie à quelque chose que je me dis souvent sur les paroles de tes chansons : leur sens est grand ouvert et chacun peut, en quelque sorte, comprendre ce qu’il veut, avec un grand espace laissé à l’imagination. Il n’y a pas de message unique. C’est ma perception. Est-elle juste ?

Écoute, tu es sur ta planète et si je réponds, je devrai y aller moi aussi. La vie sera probablement plus belle si on attend le moment venu pour se prendre la tête avec tout ça.

De quoi tes chansons sont-elles les plus proches ? De prières ? De rêves ? D’expériences? D’histoires? Ou juste de chansons ?

Je dirais : des points de rassemblement. «Les chansons sont là, servez-vous.»

Ta musique accorde une place importante au silence. Dans ta vie, le silence joue-t-il un rôle crucial ?

L’attente avant un son est quelque chose d’assez profond, à mon avis. Avant de me lancer dans un solo de clavecin, je suis du genre à bien me poser. Mais peut-être suis-je une chose trop émotive.

(Traduit de l’anglais par Cédric Rouquette)

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