Avec "Cosplay", leur troisième album, Sorry pousse – une fois de plus – encore plus loin la création d’une pop métamorphique, construite comme un collage de références finement choisies. On a rencontré Asha Lorenz, chanteuse et guitariste du groupe, juste avant un showcase parisien.

Corrige-moi si je me trompe, mais ce disque, c’est votre premier album : vous n’aviez pas sorti d’EP ou de mixtape avant. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Vous vouliez garder une forme de fraîcheur ?

Asha Lorenz (chant / guitare) : Oui, exactement.

Tu disais que vous êtes « morts » en faisant ce disque – ça pouvait être une mort artistique, physique, personnelle… Cette année, j’ai beaucoup écouté Headache, et il y a un morceau, I Appreciate You, où il dit “I love to die and to be undone”. Ça m’a fait penser à ce côté “reset” que vous semblez faire à chaque album avec Sorry.

Ce n’était pas vraiment un “reset” de Sorry, c’était plus une petite phrase qu’on s’est dite. Mais oui, pour créer de nouvelles choses, il faut souvent tuer les idées qui existaient avant. Et pour se sentir libre, il faut aussi tuer les idoles. Mais à la base, c’était juste une image abstraite.

Ce truc sur la mort, je le relie aussi à ta mère, qui était “death doula”, « accompagnatrice mortuaire ». Avec le recul, ça donne un truc intéressant.

Oui, c’est vrai. C’est un peu une idée de renaissance.

Tu dirais que vous êtes plus proches aujourd’hui de définir ce qu’est « le son Sorry », ou est-ce quelque chose que vous préférez garder volontairement flou, à chaque disque ?

Je ne pense pas qu’on se rapproche d’une définition. Ça change tout le temps. Ce disque établit surtout le fait que tout évolue. Mais forcément, il y a une cohérence naturelle, parce qu’on joue et on chante d’une certaine manière.

Peut-être que c’est aussi pour ça que vous n’aviez pas fait de mixtapes avant, comme c’était le cas pour 925 et Anywhere But Here : pour éviter de vous dire « ah, ça on l’a déjà fait ».

Oui, probablement. On écrivait énormément, donc on voulait rester concentrés sur l’idée de l’album, pas être dispersés.

Est-ce qu’il y a une chanson qui a servi de point de départ au disque ?

Pas vraiment. Il y avait tellement de morceaux différents que ça ressemblait presque à plein d’albums possibles. Le fil conducteur est venu du fait… qu’il n’y avait justement pas de fil conducteur. Un matin, tu te réveilles et tu réalises : « Attends, on a assez de morceaux pour faire un vrai disque. » Au départ, on ne savait même pas si on allait faire un album.

Je comprends. Cette année, j’ai commencé à écrire mes propres chansons. Parfois tu écris une chanson, puis tu l’oublies. C’est quoi le plus vieux morceau sur Cosplay ?

Jive. J’en avais fait une démo… il y a sept ans. Je pense que les chansons viennent à la vie quand leur moment arrive. Certaines sont faites pour plus tard. Tu les attrapes puis tu les reposes.

Tu veux dire que tant qu’une chanson existe, même en version démo guitare-voix, elle «vit» déjà ?

Oui, mais parfois le moment n’est juste pas le bon. Celle-ci était la première pour cet album.

Ça me fait penser aux débats sur «quand commence la vie d’un bébé» – chacun a sa philosophie…

Exactement. Je pense que certaines chansons viennent du futur ou du passé, qu’elles attendent juste leur moment. Et j’aime bien que ce soit un vieux morceau qui trouve enfin sa place dans ce que Sorry est aujourd’hui.

925 était une sorte de collage lo-fi, assez sombre, comme Anywhere But Here. Cosplay paraît parfois presque rêveur. Est-ce que tu dirais que chaque disque a son univers, ou qu’il y a un fil entre eux ?

Je pense que tu réécris souvent le même ressenti, mais sous un autre angle, même sans t’en rendre compte. Et comme en live on ne joue pas tant de morceaux que ça, ceux qu’on joue portent une vraie énergie. Je pense que ça tisse un lien.

Je me souviens avoir décrit Anywhere But Here comme l’un des disques les plus précis sur le fait d’avoir une vingtaine d’années après le Covid. Comment les choses ont-elles évolué à Londres depuis ? Je me rappelle que dans le communiqué, vous disiez que c’était un endroit « bizarre » où vivre.

Ça l’est toujours. Mais c’est dur de savoir si c’est la ville qui change, ou toi. Tu vieillis, ta vie évolue… Londres reste un endroit étrange, parfois épuisant, parfois génial. Un peu comme n’importe quelle grande ville.

Même à Paris, c’est ça : des salles de concerts ferment, c’est un down ; mais à côté, j’ai découvert plein de cinémas incroyables, c’est un up. La ville rythme un peu ta vie.

Oui, il y a plein de petites scènes auto-cultivées qui émergent. Des trucs nouveaux apparaissent, mais comme je vieillis, j’ai plus de mal à savoir où tout ça se passe. Mais je suis contente que ça existe.

Qu’est-ce qui fait que Londres est si créativement bouillonnante en ce moment ? J’ai l’impression que la nouvelle scène autour, notamment, de bar italia, pousse fort.

C’est drôle, parce que les médias regroupent souvent des groupes qui… ne font en réalité pas du tout partie de la même scène. Je crois que Londres offre surtout des opportunités. Comme beaucoup de groupes y rencontrent du succès, ça crée une sorte de barre à atteindre. Pas une compétition négative, mais un truc qui pousse les gens à travailler, à essayer d’atteindre ce niveau. Mais je ne suis plus vraiment « au cœur » de cette scène.

Et qu’est-ce qui crée cette “compétition” ? Le public ? Les groupes ? Les médias ?

Je ne dirais pas que c’est du chaos. Mais quand tu demandes pourquoi c’est une « bonne scène », je me dis surtout que beaucoup de gens pensent qu’on peut réussir à Londres – et ça crée un élan. Les gens vont là où ils pensent que « ça se passe ». Et ça finit par faire exister la scène.

Pour être honnête, je ne suis encore jamais allé à Londres. Comme je ne fais pas vraiment partie de la scène, je la regarde avec mes yeux de Parisien, et ça la rend très cool. Peut-être que quand on est dedans, on se dit « non, en fait, c’est pas si cool ».

C’est sympa que les gens trouvent ça cool. Mais honnêtement, je ne sais même plus trop ce qu’il en est de la scène.

Revenons à Cosplay : quand j’étais ado, j’étais un énorme nerd. J’ai joué à plein de jeux vidéo et pour moi, le « cosplay », c’était juste des gens en costume dans des conventions. C’est un truc que tu faisais aussi ?

Non, pas vraiment. Je vois des parallèles, oui, avec le cosplay de jeux vidéo, mais aussi le fait de « cosplayer » des musicien·nes ou des idoles. Et je trouve que c’est difficile aujourd’hui de s’attacher à une seule identité. Donc pour nous, c’était un prétexte pour faire plein de genres différents, et que ça ait du sens. Une manière de travestir les genres musicaux.

Par exemple, pour Waxwing, quand tu reprends la mélodie de Lucifer d’A.G. Cook… J’ai eu l’impression que vous faisiez une sorte de Frankenstein musical : piocher des éléments dans plein de chansons existantes, ou même juste des références. Est-ce que ça vient d’une envie de « cosplayer » des groupes rock ou pop que vous écoutiez ?

Non, je crois pas. C’est plutôt qu’on s’inspire de plein d’endroits différents. C’est plus collectif : essayer de redonner vie à une idée, et à tout ce qui tourne autour de cette idée, plutôt que copier. Pas copier, mais…

Oui, je veux dire s’inspirer, valider, incorporer des références pop culture dans la musique — que ça existe dans le présent, mais aussi pour une personne présente, vivante.

C’est ça que je voulais dire.

Et du coup, est-ce que vous portiez un masque ? Ou est-ce qu’il y a des moments où le masque tombe pendant la création ?

Je pense pas qu’on porte un masque consciemment. Quand quelque chose t’inspire, ça entre en toi, c’est tout. Et ce sont juste des morceaux différents de ta personnalité. Donc je sais pas si c’est vraiment un masque. Ça fait partie de moi. Quand tu te connectes à quelque chose, tu peux pas vraiment distinguer si c’est un masque ou pas.

Mais est-ce que tu dirais que tous les musiciens sont vraiment eux-mêmes ? Est-ce qu’un masque peut permettre de ne pas être trop personnel, trop explicite dans ses chansons ?

Oui, je pense. Essayer des idées ou interpréter des choses existantes à ta manière, c’est une forme de masque. Mais en même temps, c’est toujours toi. Donc… c’est un masque, et ce n’en est pas un. Je pense qu’une bonne chanson, c’est l’équilibre entre toi et le reste du monde. Trouver le bon équilibre.

Oui, mais parfois c’est vraiment difficile selon le sujet.

Oui. Et si tu te dis que la chanson ne mérite pas d’être publiée… tu le sens. Si c’est trop auto-indulgent, c’est que ce n’est que pour toi – une expression personnelle – mais pas pour tout le monde.

Pour Cosplay, quelle était la chanson la plus dure à finir ?

Beaucoup ont été difficiles parce qu’on en avait plein de versions différentes. Il n’y en a pas une particulièrement plus difficile. Waxwing, peut-être – finaliser la structure était vraiment compliqué. C’est celle où on a le plus travaillé la forme.

Si chacun de vos disques devait avoir un costume, ce serait quoi ?

C’est drôle. Je dirais qu’ils ont tous plein de costumes différents. Pas un costume par disque… peut-être un costume « alpha » pour chacun. Ou peut-être le même costume, mais décliné.

Je ne sais pas pourquoi, mais 925, pour moi, c’est un costume de serpent. Surtout à cause de la chanson Snakes.

Ahah, très bonne idée.

Et la première chanson, Echo, je la lis comme une sorte de duo où tu ne sais pas si c’est toi qui parles, ou l’autre qui répond. Presque une métaphore de ce qui se passe dans le groupe ?

Ça pourrait, oui. Mais c’était pas mon intention au début. Les chansons prennent de nouvelles significations au fur et à mesure qu’on les joue.

Et ce soir, elle va signifier quoi ?

On verra bien. Ça dépendra de comment elle sort.

Et la première signification, celle que tu voulais lui donner ? Je la lis comme une chanson sur l’amour à distance, perturbée par la technologie : déformé, retardé par elle.

Oui, complètement.

Ma dernière relation était une relation à très longue distance. J’y ai vécu beaucoup d’échos, surtout vers la fin, quand tu deviens la seule personne qui parle – parce que l’autre ne peut plus, ou ne veut plus. Donc je crois que c’est pour ça que je projette cette vision distante.

Oui. Beaucoup de nos chansons parlent de distance, dans les relations ou dans les sujets qu’on évoque.

Tu cherches à réduire l’écart avec tes chansons ?

Non. C’est plutôt reconnaître que cet écart existe.

Dans Love Posture, le premier couplet parle d’une sorte de fusion physique. Les paroles disent : « We’re in a love posture / Four hands, four feet, a monster ». On dirait que tu te fonds dans ton partenaire.

Oui. C’est un peu ça. Plus ludique que négatif, mais oui : quand tu aimes quelqu’un, tu trouves ça…

Je vois ça comme une partie géante de Twister, où vous terminez complètement entremêlés.

Oui, c’est un fil rouge… je n’arrive jamais à mettre le doigt dessus. Je te donnerai la référence la prochaine fois.

C’était quoi, déjà ?

Le « Symposium ». L’idée que les humains étaient autrefois des êtres à quatre bras et quatre jambes, et qu’on a été séparés.

Donc en amour, on passe notre temps à recoller les morceaux ?

Exactement.

Un autre long format ?