Suede by Dean Chalkley press shoot

“Lorsqu’on donne autant d’interviews que moi, on doit forcément inventer des choses, broder. Environ la moitié de ce que j’ai dû dire en interview était volontairement faux et les journalistes ont toujours voulu entendre ce qu’ils voulaient bien entendre. Mais je suis à l’aise avec cela, je l’assume”. La déclaration liminaire de Brett Anderson, lors de cet entretien, nous fera peut-être donc relativiser la suite de ses propos, mais on ne les mettra pourtant pas en doute lorsqu’il nous affirme que The Blue Hour, huitième album du groupe anglais à paraître vendredi, marque une évolution dans sa discographie. Album surprenant qui conjugue l’essence pop de Suede et l’emphase de son songwriting avec des incursions plutôt réussies dans les orchestrations sombres et aventureuses : “une nouvelle façon d’être Suede” en somme…

 

Tu disais récemment qu’enregistrer un album était devenu de plus en plus difficile pour toi. En quoi est-ce plus difficile ?

C’est tout simplement physiologique : plus tu vieillis, plus c’est difficile. Avec l’âge, ton cerveau commence à ralentir et il ne fonctionne plus aussi rapidement qu’avant. Quand tu es jeune, les chansons sortent de ton esprit à flux presque tendu, il faut juste que tu apprennes à canaliser ce flux. Quand tu vieillis, c’est différent. J’ai la cinquantaine maintenant et les choses fonctionnent plus lentement. Ce que j’ai en plus, c’est l’expérience. Je sais désormais trier et séparer ce qui est bon de ce qui est mauvais dans les chansons que j’écris. Je peux écrire une chanson, être très objectif sur sa qualité et la jeter si elle n’est pas bonne. Je n’étais pas aussi objectif quand j’étais plus jeune.

Avec plus d’expérience et plus d’objectivité, tu devrais pourtant avoir acquis un savoir-faire qui te permette d’aller plus vite à l’essentiel ?

Peut-être, mais je ne crois pas qu’il faille presser les choses. Ecrire une chanson est quelque chose qui doit se produire à un rythme qu’il ne faut pas vouloir accélérer à tout prix. Je ne pourrais pas produire un bon album de Suede tous les ans, il faut plusieurs années pour cela…

Tu as passé beaucoup de temps sur l’écriture et l’enregistrement de The Blue Hour. Dirais-tu que c’est un album ambitieux ?

Oui, c’est un album ambitieux. Il y a des choses dessus que nous n’avions jamais faites avant. Il y a beaucoup d’attentions qui ont été portées aux détails. On a passé des mois sur cet album, on a ajouté beaucoup de choses en post-production, du spoken-word, des bruits d’ambiances, des choses qui faisaient le lien entre les morceaux. C’est plus qu’une collection de chansons qui vont bien ensemble, ce sont des chansons liées les unes aux autres. C’est aussi une nouvelle façon d’être Suede. C’est important quand tu es dans un groupe depuis si longtemps d’étendre ta musique et pas de la changer. Personne dans le monde n’aimerait écouter un disque de reggae ou de hip-hop de Suede. Et ça n’arrivera jamais. On doit plutôt repousser quelques limites, étendre notre musique, l’emmener un peu plus loin. C’est ce qu’on a fait avec ce disque, et j’en suis plutôt fier.

 

“Je ne sais pas ce que Suede devrait faire, mais je sais surtout ce que Suede ne doit pas faire : du Suede comme en 1996.”

 

Cet album devrait un peu surprendre. Il a un côté nettement plus cinématographique que les précédents…

Oui, je crois. On a voulu s’aventurer dans cette voie. J’ai écouté beaucoup de choses récemment qui n’étaient pas des musiques de films mais qui avaient ce côté cinématographique : Leftfield, Penderecki, Glass… On voulait incorporer des éléments de ces musiques, donner une trame narrative à notre musique. C’est quelque chose qu’on n’aurait jamais pu faire il y a vingt-cinq ans… Je suis fier de notre musique d’il y a vingt-cinq ans, mais je ne pourrais plus la refaire actuellement…

Tu présentes The Blue Hour comme la dernière partie d’une trilogie avec Bloodsports (2013) et Night Thoughts (2016). Il ouvre aussi de nouvelles perspectives pour Suede…

Dans une trilogie, il faut une atmosphère commune, des émotions proches. Je ne saurais pas t’expliquer précisément pourquoi, mais pour moi, avec Bloodsports et Night Thoughts, cet album forme une trilogie. Il y a des similitudes, des connexions entre ces trois disques, même si celui-ci va plus loin, s’il étend les perspectives. Et j’aime bien le concept et le mot même de trilogie. Ça sonne bien, c’est pour ça que je l’utilise, je suis musicien, j’aime les choses qui sonnent bien.

Tu évoquais une “nouvelle façon d’être Suede”, mais on retrouve tout de même aussi le côté très pop de votre musique.

On aurait pu aller plus loin dans le côté expérimental des choses, mais je crois qu’avec Suede, j’ai toujours fonctionné sur un mode incrémental. On n’aurait pas pu faire directement un disque à la Brian Eno ou à la Aphex Twin. On incorpore cependant progressivement quelques éléments de ces univers et on se transforme lentement. C’est un bon équilibre entre ce qu’on sait faire et ce qu’on pense aussi pouvoir faire mais qui est nouveau pour nous. Je ne sais pas ce que Suede devrait faire, mais je sais surtout ce que Suede ne doit pas faire : du Suede comme en 1996. Il y a trop d’artistes qui essayent de revenir à leurs heures de gloires, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Ce serait triste qu’on revienne à ça…

Tu n’as pas de regret de cette époque ?

Dans les années 90, Suede était presque mainstream, on vendait énormément de disques. Ce qui n’est plus le cas et je suis tout à fait à l’aise avec cela : cela me permet de ne plus devoir refaire ce qui a marché à l’époque. Les infrastructures, l’industrie musicale, le public ne sont plus les mêmes, ça ne marcherait pas de toutes façons. Maintenant, je peux faire ce que je veux de ma musique, lui donner l’orientation que je veux. C’est beaucoup plus confortable et sain pour créer. Je ne fais plus de musique pour de mauvaises raisons, je fais de la musique qui m’excite, ça m’est apparu de façon très claire avec les deux précédents albums : ces albums étaient déconnectés de toute considération commerciale et ça ne pouvait être qu’une bonne chose.

C’est un privilège d’avoir un toujours un public qui te permettre de fonctionner de cette manière…

Effectivement, on est extrêmement chanceux d’avoir un public qui veuille encore nous écouter. Je pense que c’est aussi dû en partie au fait qu’on a toujours respecté notre public, qu’on ne l’a jamais pris de haut. Et qu’on ait toujours été un peu imprévisible, c’est quelque chose d’essentiel également. Dès que tu deviens prévisible, c’est fini. Ce que j’aime c’est être surpris. Je ne veux pas être ce groupe qui ne surprend plus personne.

Entretien réalisé par Julien Courbe
Photo : Dean Chalkley

 

Le groupe se produira le 3 octobre à la Cigale.

 

REPERES
1993 Premier album éponyme de Suede
2003 Après cinq albums, le groupe annonce faire un break
2010 Reformation du groupe pour des concerts
2013 Sortie de Bloodsports, premier album en onze ans
2018 sortie, le 21 septembre, de The Blue Hour, huitième album de Suède

Un autre long format ?